La mode, symbole de l'éphémère, est-elle condamnée à produire toujours plus, toujours plus vite ? Existe-t-il un autre « Temps de la mode », plus durable et éthique ? Le Forum de la mode, organisé par les ministères des Finances et de la Culture, qui s’est tenu le 6 décembre, a exploré des voies nouvelles.

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« A l’instar du monde, la mode, incarnation du génie français, change vite ». En ouvrant la 4e édition du Forum de la mode, organisée conjointement par les ministères de l’Économie et des Finances et de la Culture, Bruno Le Maire donne le ton. La mode, symbole de l’éphémère, n’est-elle pas entraînée dans une course sans fin, à produire toujours plus, toujours plus vite ? Ne risque-t-elle pas de perdre, dans ce changement perpétuel, à la fois son sens, sa légitimité, son souffle et, pourquoi pas, son âme ? Dans ce « Temps de la mode » souvent bousculé, parfois hystérisé, existe-t-il une autre voie, plus durable, éthique, respectueuse ?

Le ministère de la Culture et celui des Finances en sont convaincus : dans cet espace mouvant, la seule voie possible est celle de la pérennité. C’est pourquoi ils affichent résolument un seul et même objectif : « renforcer nos positions comme leader de la mode et du luxe ». Avec un maître mot, la création – « demain, c’est elle qui fera la différence » – et un atout de taille : l’ouverture, en janvier dernier, du nouvel Institut français de la mode, un outil d'excellence. « Avec une offre de formation allant du CAP au doctorat, il doit devenir dans les cinq années qui viennent l’école la plus prestigieuse au monde », assure Guillaume de Seynes, président du Comité stratégique de filière des industries de la mode et du luxe.  

Le temps d’une conception raisonnée

Mode backstage

Renouvellement permanent des collections, accélération des temps de la mode… Si la « fast fashion » impose aujourd’hui son rythme, elle ne confond pas vitesse et précipitation, en misant sur la question environnementale, un enjeu majeur pour l’ensemble des acteurs et des sous-traitants de la filière.

Prenons « Go for good ». Ce mouvement, lancé par les Galeries Lafayette, rassemble des centaines de marques et produits qui ont un impact positif sur l’environnement, le développement social ou la production. « A travers ce « label », nous avons créé une vitrine de la mode responsable, en accord avec ce qui va structurer notre mode de demain », commente Marianne Romestain, directrice de l’offre et des achats du groupe Galeries Lafayette. Pour Pierre-Arnaud Grenade, CEO de Ba&sh, « la clé, c’est d’être pertinent avec le produit que l’on conçoit. Le magasin, avec des collaborateurs très attentifs à la relation et à l’émotion qui se nouent avec les clients autour du produit, reste pour nous central ». La marque, qui s’apprête à lancer un site de location, donnera également la possibilité à ses clients, dès avril prochain, de revendre les articles achetés sur son site internet. « Pour nous, ce sera aussi une manière de connaître les clients qui achètent de la seconde main », précise Pierre-Arnaud Grenade.

Mieux connaître les clients, sentir les tendances, tel est le rôle d’Heuritech, une plateforme qui met l’intelligence artificielle au service de la mode. « Nous fournissons aux marques des éléments tangibles afin de leur permettre de produire mieux. Nous pouvons travailler sur un vêtement particulier, mais aussi sur des formes, des textures, des couleurs », explique Tony Pinville, le cofondateur de ce nouveau mode d’intervention. « L’intelligence artificielle est un outil qui aide à être plus créatif et permet potentiellement de prendre plus de risques. Nous étudions par ailleurs comment les consommateurs s’approprient les produits. Cela permet de s’adapter aux spécificités de chaque pays ».    

Le temps d’une production responsable

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D’une conception raisonnée à une production responsable, le cap est vite franchi, d’autant que la seconde, jouant à plein la carte des nouvelles technologies, traduit en actes les engagements de la première.

C’est le cas du secteur de la soie, dont les « Tissus Perrin & fils », une marque renommée grâce à ses twills, crêpes, cachemires et mousselines de soie, assurent avoir renforcé leurs « critères de qualité ». « La soie se caractérise par sa rareté et son coût élevé, observe Jean-Laurent Perrin, président des « Tissus Perrin & fils ». En termes de traçabilité, les contraintes sont plus complexes aujourd’hui que par le passé mais nous avons des partenariats établis qui nous sécurisent. Nous devons de même nous adapter aux contingences de nos clients et avons mis en place, en ce sens, des critères de qualité de plus en plus sévères ».

Même constat chez Royal Mer, une marque qui a misé sur la polyvalence des agents. « Je ne crois pas à la fatalité. Un savoir-faire s’inscrit dans la durée », plaide Hervé Coulombel qui a racheté, avec deux associés, la marque au bord du dépôt de bilan. Depuis, Royal Mer connaît une véritable renaissance. « Nous avons retravaillé le processus productif de fond en comble. Dans l’imaginaire collectif, l’ouvrier est derrière sa machine. Nous avons fait tout l’inverse en mettant en place des solutions de production innovantes où les agents sont polyvalents, pleinement conscients du sens de leur action dans la production ».

Produire responsable, c’est aussi favoriser les circuits courts. C’est la solution retenue par Tekyn, une entreprise fondée en 2017 par Donatien Mourmant et Pierre de Chanville, qui a développé une plate-forme technologique et un modèle de production en circuit court, qui permettent aux marques de fabriquer en France la juste quantité de vêtements en fonction de la demande en magasins. « Nous avons aujourd’hui une dizaine d’ateliers partenaires, détaille Donatien Mourmant. Un de nos objectifs et de les rendre accessibles aux grandes marques ». Autre exemple, celui d’Hoopal. « Comment réussir à avoir un impact positif sur la planète ? Cette question a motivé notre choix de nous tourner vers la mode », explique Clément Maulavé, son cofondateur.

Le temps d’une distribution réinventée

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Les circuits courts, c’est également un modèle innovant de la distribution. Si la marque « 1083 », dont les jeans sont entièrement fabriqués et assemblés en France, est en pleine croissance, c'est notamment parce qu'elle suit ce modèle. « La clé de la réussite de 1083, c’est la proximité », souligne Thomas Huriez, son président fondateur.

Cette proximité, Karen Vernet, directrice du développement e.commerce et des marchés mode homme, mariage et voyage au Printemps, « y croit beaucoup », elle aussi. « Mettre en lumière les jeunes talents est dans notre ADN. Pour preuve, les espaces qui leur sont réservés à chaque étage du Printemps homme ». Après son rachat en 2013, Place des tendances est de même « aujourd’hui intégré à 100% au Printemps », assure Karen Vernet avant d’annoncer le lancement prochain « d’un site dédié au luxe et aux créateurs ».

Réunissant une communauté mondiale d’acheteurs et de vendeurs sur internet, Vestiaire collective est aujourd’hui la marque star du vêtement de seconde main. « Nous essayons de mettre le meilleur de la mode sur notre site, explique Sophie Hersan, sa cofondatrice. Il y a quelques années, les consommateurs venaient sur ce marché pour des questions de moyens. Aujourd’hui, ils ont envie de vivre une expérience. La jeune génération y vient pour des raisons éthiques ».   

Le temps d’une communication engagée

mode vs réseaux sociaux

« Je ne peux pas défendre une marque si je ne vois pas le sens derrière ». À l’instar de celui de Guillaume Delacroix, fondateur de l’agence de presse DLX Paris, tous les témoignages pointent cette quête de sens dont la communication est le vecteur ultime. « Qu’il s’agisse de notre collaboration avec Christelle Kocher, dont la marque mêle savoir-faire français et culture street ; avec Casa 93, l’école de mode gratuite en Seine-Saint-Denis ; ou encore dernièrement, sur le thème de la mode participative, avec About a Worker, dont la nouvelle collection a été conçue par les employés de notre centre logistique, cette quête nous anime toujours », poursuit Amélie Poisson, directrice du marketing et de la communication à La Redoute.

« Une marque n’a de légitimité que si elle a du sens. Il y a déjà beaucoup trop de choses. Ce qui se profile à terme, c’est la dé-consommation », reprend Ester Manas, cofondatrice avec Balthazar Delepierre de la marque éponyme qui propose un vêtement manifeste qui s’adapte à chaque femme.

Au cœur de cette communication, qui spontanément aurait tendance à relayer le général plutôt que le particulier, comment faire pour que la question de l’inclusion n’en soit plus une ? « Il faut arrêter de raisonner en termes de catégories et d’étiquettes », répond Ester Manas, en plaidant pour une mode qui s’adresse directement aux jeunes. « Les écrans sont regardés par les milléniums. Ces générations ne veulent plus être interrompues par la publicité et regardent des séries, des jeux vidéo. On fait la promotion d’un style de vie, d’une identité culturelle. Le produit a été remplacé par le fait d’être « inspirant », il n’est plus central », analyse Michaël Jaïs, CEO de Launchmetrics, qui, au mot d’ « influenceur » préfère ceux de « talents digitaux ».

Le temps d’une conservation renouvelée

Quand YSL dialogue avec l'art © Jean-Pierre Muller / AFP

« En 1964, deux ans après l’ouverture de sa maison, Yves Saint-Laurent décide de garder le prototype du vêtement présenté lors du défilé », observe Olivier Flaviano, directeur délégué de la Fondation Yves Saint-Laurent. A travers ce geste prémonitoire, Yves Saint-Laurent annonçait l’entrée massive de la mode, objet éphémère par excellence, dans les musées, institutions synonymes de temps long et de reconnaissance patrimoniale. Il n’est qu’à songer au succès des rétrospectives consacrées à Christian Dior, au musée des Arts Déco, ou à Jean-Paul Gaultier, au Grand Palais, pour s’en convaincre.

« Aujourd’hui, les maisons sont désireuses de mettre en valeur leur patrimoine, confirme Alexandre Samson, responsable de la Haute Couture, de la création contemporaine au Palais Galliera. Lorsqu’une création entre au musée, cela lui confère une nouvelle aura ». Pour Anne-Claire Laronde, directrice de la Cité de la dentelle à Calais, « l’enjeu est de mettre à égalité la dimension patrimoniale et l’actualité ». L’institution, qui « dialogue au quotidien avec les créateurs d’aujourd’hui », est également présente dans de nombreuses propositions publiques. « Pour certains visiteurs qui viennent au départ pour des raisons essentiellement touristiques, il s’agit parfois de leur première rencontre avec le vêtement en tant qu'objet culturel ».

« En dépit de l’excellence de nos métiers d’art, l’université s’était toujours montrée frileuse sur le sujet de la mode », regrette Sophie Kurkdjian, chercheuse associée à l’Institut d’Histoire du Temps Présent où elle dirige le séminaire de recherche Histoire et Mode. Raison de plus pour saluer l’initiative de l’université Paris I et de l’Institut français de la mode qui, dans la discipline choisie par l’étudiant, proposent désormais « un doctorat avec une option mode ». La chercheuse plaide aussi pour « un positionnement plus important de la recherche sur les questions d’éthique et d’engagement militant » et une « augmentation des moyens alloués à la conservation ». Car, dit-elle, « toutes les marques n’ont pas la possibilité d’avoir un département conservation ».

 

Sydney Toledano : « Les endroits où je suis le plus heureux sont l’atelier, lieu de la création, et le magasin, lieu de la transmission »

 

Sydney Toledano

Qui, mieux que lui, peut parler de ce temps de la création dans un contexte bouleversé par les problématiques de développement durable mais aussi par la fragmentation du marché et les innovations technologiques ? Ancien dirigeant de Lancel, de Christian Dior Couture et de la société John Galliano, Sydney Toledano est aujourd’hui président-directeur général de LVMH Fashion Group. Petit florilège.

« Les deux endroits où je suis le plus heureux sont l’atelier, qui est le lieu de la création, et le magasin, qui est le lieu de la transmission » ; « À la fin des 1990 et au début des années 2000, les génies créatifs faisaient de grands défilés, j’ai encore en mémoire celui, époustouflant, de John Galliano en 2007 pour les 60 ans de Dior, relayé avec talent dans la presse. Aujourd’hui, Instagram a tout révolutionné. On ne peut pas contester le rôle des influenceurs » ; « La clé, c’est une création qui doit tenir compte du consommateur. La mode ne peut pas ignorer le monde qui aura 30 ans en 2050 » ; « Parfois, il faut s’éloigner des codes, sentir l’air du temps. Les créateurs ont des antennes, il faut les aider à les orienter dans le bon sens ».