Audrey Azoulay, ministre de la Culture et de la Communication, a donné le coup d'envoi, vendredi 4 mars, de la nouvelle édition du "Printemps des poètes". Cette manifestation, qui se déroule du 5 au 20 mars, est placée cette année sous le signe de la poésie du XXe siècle : "Le grand 20e". Entretien avec Jean-Pierre Siméon, son directeur artistique.

On se souvient que le Printemps des poètes, l’an dernier, défendait l’insoumission. Cette année, la nouvelle édition de la manifestation est dédiée à Ashraf Fayad. Ce qui arrive à ce jeune poète est à peine croyable…

Le soutien et la mobilisation autour d’Ashraf Fayad condamné par l’Arabie Saoudite pour ses écrits poétiques a été, dans le monde entier, d’une ampleur considérable. Sa peine de mort a été commuée, mais comment ne pas être révolté alors qu’il reste aujourd’hui condamné à 800 coups de fouets et à plusieurs années d’emprisonnement, un traitement complètement barbare. Ce n’est pas un hasard si, dans toutes les tyrannies, ce sont d’abord les poètes que l’on met en prison, que l’on persécute. Les poètes gênent tout simplement parce qu’ils sont les tenants d’une parole irréductiblement libre. Cette poésie de combat doit plus que jamais se faire entendre dans le contexte des barbaries dont nous avons été victimes ces derniers mois. Avec des jeunes du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, nous lançons cette année Poésie en terrasse : ce sont des lectures brèves et impromptues aux terrasses de plusieurs cafés parisiens. C’est un geste symbolique, nous amenons la poésie dans l’espace public, et en même temps, dans ces endroits où la jeunesse se réunit et qui symbolisent la joie de vivre, nous affirmons le plus haut de l’humain, le poème.

« A travers un geste hautement symbolique – des jeunes du Conservatoire vont faire des lectures impromptues aux terrasses des cafés – nous affirmons le plus haut de l’humain : le poème »

« Le grand 20e » lit-on sur l’affiche du Printemps des poètes. Est-ce à dire que le 20e siècle, qui est mis à l’honneur cette année, est par excellence celui de la poésie ?

Nous sommes en mesure à présent d’avoir un regard rétrospectif juste sur le 20e siècle. Je ne suis pas seul à faire le constat qu’il a été pour la France et pour l’ensemble de la francophonie, un immense siècle de poésie, aussi important que la période de la Pléiade [le 16e sicle NDLR] ou que le 19e siècle que l’on cite toujours en référence. Je dirais même que, dans l’histoire de la langue française, c’est le siècle qui a vu naître le plus grand nombre de poètes éminents, de voix majeures aujourd’hui traduites dans le monde entier et admirées partout, de Guillaume Apollinaire à Yves Bonnefoy en passant par Prévert, Desnos, Aragon, Eluard, Claudel, Saint-John Perse, Supervielle… Ce sont d’immense poètes qui ont bâti une œuvre considérable. Des rues, des bibliothèques portent leurs noms, mais ils ne sont pas lus comme ils le devraient, en les mettant à l’honneur cette année, nous voulons que les gens lisent ou redécouvrent ces grands poètes.

La collection de poésie mythique des éditions Gallimard dont le Printemps des poètes va fêter les 50 ans, joue de ce point de vue un rôle crucial.

La collection Poésie/Gallimard est un creuset magnifique. On lui doit tous de s’être initiés, formés à la poésie, elle donne accès aux classiques comme aux poèmes français et étrangers du 20e siècle. Quand je dis que les poètes du 20e siècle ne sont pas assez lus, c’est parce que mon rêve serait que tout le monde ait une fréquentation régulière de la poésie. Par ailleurs, il y a ce préjugé stupide, enraciné depuis des années, selon lequel la poésie ne serait pas lue et n’intéresserait personne. C’est totalement faux, on en a des preuves constantes. S’il est vrai qu’elle a été chassée du monde médiatique, elle reste très lue. J’en veux justement pour preuve les chiffres de la collection Poésie/Gallimard. André Velter, le directeur de la collection, m’indiquait récemment que 18 millions d’exemplaires avaient été vendus en 50 ans. Autre chiffre encore plus frappant : il se vend tous les jours 1200 exemplaires de cette collection. Or, on n’achète pas un livre de Poésie/Gallimard parce que ce serait un ouvrage à la mode. C’est donc qu’il y a un public de fond intéressé par la poésie, qui s’est maintenu grâce à l’action longue et constante, que le Printemps des poètes a accompagné, de nombreux petits éditeurs et de militants de la poésie depuis 30, 40 ans. Cette action porte aujourd’hui ses fruits.

« André Velter, le directeur de la collection Poésie/Gallimard, m’indiquait récemment qu'il se vend chaque jour 1200 exemplaires de cette collection... C'est considérable ! »

Est-ce que la poésie du 20e siècle n’a pas également servi de matrice à des formes d’écriture contemporaines ?

La poésie est le lieu où se forge et se reforge la langue, celui des inventions. Tous les possibles y sont éprouvés et expérimentés, et il est extrêmement juste de dire que le 20e siècle français, notamment grâce au dadaïsme et au surréalisme, mais aussi avec des précurseurs comme Rimbaud, a été une extraordinaire forge de formes artistiques. Tout à coup, il y a eu un foisonnement, une effervescence, un certain nombre d’interdits et de censures, d’ordre moral et religieux notamment, ont été levés grâce à des pionniers insolents et impertinents, et il me semble qu’à l’origine de ce mouvement, il y a le geste des poètes. C’est très frappant quand on regarde le début du 20ème siècle, les poètes sont vraiment au cœur de l’ébullition du Paris qui invente, c’est Reverdy, Max Jacob, Guillaume Apollinaire et l’art nouveau, puis, plus tard, André Breton… d’une certaine façon, c’est dans le cœur de la poésie que se sont inventées toutes ces formes nouvelles, cette période a été un détonateur extraordinaire et tout le vingtième siècle ensuite en a profité, on en a vu les effets dans le cinéma, le théâtre.

Parmi les nouveautés, nombreuses, on note ces chaises-poèmes, « Les confidents », qui seront installés dans le jardin du Palais Royal.

François Massut, fondateur du collectif Poésie is not dead, est venu nous proposer cette idée. Ces chaises sont en tous points semblables à celles qu’elles côtoient hormis le fait que chacune porte dans le dossier un fragment poétique et le nom d’un poète illustre. Un objet du quotidien est posé sur la tablette entre deux chaises pour identifier et distinguer « Les confidents » et personnaliser le passage d’un rêveur assis là le temps d’un poème. En branchant ses écouteurs sur le boîtier central, on peut écouter des vers de poètes contemporains. Notre petite équipe a pour vocation d’inventer des formes de transmission de la poésie, nous avons tout de suite aimé cette idée de faire entendre des poèmes de cette façon en plein cœur de Paris et voulu soutenir cette initiative. Recréer en chacun cet appel du silence et de l’écoute de la poésie en plein cœur de la cité au milieu des bruits, du mouvement et de l’agitation est particulièrement beau. A travers ces chaises-poèmes, le lien profond et intime entre celui qui écoute et le poème est préservé. Cette année, plus que jamais, les propositions seront nombreuses et variées, je pense notamment à la commémoration des cinquante ans de la collection Poésie/Gallimard par la troupe de la Comédie-Française, à l’événement autour d’Armand Gatti et de la poésie libertaire à Montreuil, au festival Ciné Poème qui, d’année en année, prend de plus en plus d’envergure.

« Avec l'installation des Confidents dans les jardins du Palais-Royal, nous avons voulu recréer en chacun cet appel du silence et de l’écoute de la poésie en plein cœur de la cité au milieu des bruits, du mouvement et de l’agitation »

L’essai que vous avez publié il y a quelques mois, « La poésie sauvera le monde », est un vibrant plaidoyer en faveur de la poésie. Quand on voit à quel point le Printemps des poètes est partout - dans les villes, dans les écoles - ne pensez-vous pas que l’on a toutes les raisons d’être optimiste ?

Quand Jack Lang m’a confié la direction du Printemps des poètes, je ne lui avais pas caché qu’il faudrait du temps pour installer la manifestation mais qu’à force d’obstination et de persévérance, nous réussirions à faire quelque chose de beau. Nous le prouvons aujourd’hui de façon éclatante. D’habitude, on juge du succès d’une manifestation au fait qu’elle soit précisément localisée et qu’elle ait lieu dans un temps donné. Le Printemps des poètes, de ce point de vue, est un objet atypique : nous avons des milliers d’initiatives sur l’ensemble du territoire, dans des grandes villes - je reviens de Tours où le programme cette année est incroyable - comme dans des petits villages, cela veut dire que des centaines de milliers de personnes vont entendre de la poésie. En outre, nous touchons un public très large, y compris un public non concerné qui a priori ne se serait jamais déplacé. C’est un vrai succès populaire au sens le plus beau du terme. La manifestation touche également les jeunes, en milieu scolaire, elle est un moyen extraordinaire pour les enseignants de renouer le lien avec la poésie et plus largement la littérature. Enfin, nous nous appuyons sur les réseaux culturels, les bibliothécaires, les libraires, les enseignants mais aussi sur des bénévoles qui trouvent là le moyen d’exprimer et de partager ce qui les passionne profondément, si le Printemps des poètes est une telle réussite, c’est aussi parce que l’organisation et les initiatives viennent du terrain. Je suis là pour donner un diapason d’exigences, c’est le meilleur de la poésie que je souhaite que l’on entende. Mon optimisme est réfléchi et serein. À mon sens, la poésie va reprendre toute sa place dans le paysage culturel et intellectuel.

« On voit des enfants qui étaient complètement en échec devant la langue reprendre implicitement conscience des enjeux de la littérature par mille façons d’approcher la poésie vivante »

La réussite de la manifestation dans le milieu scolaire s’appuie beaucoup sur le label « école et poésie »

Les établissements qui y adhérent sont de plus en plus nombreux. C’est une vraie trainée de poudre, mais je ne suis pas surpris : les enseignants sont très motivés, ils se saisissent immédiatement de cette nouvelle façon d’aborder la poésie, c’est une chance extraordinaire. On voit des enfants qui étaient complètement en échec devant la langue reprendre implicitement conscience des enjeux de la littérature par l’écoute et la diction du poème, par mille façons d’approcher la poésie vivante. Les représentations stéréotypées, forcloses ou restrictives du monde sont contestées grâce au poème.

Que faudrait-il pour que dans cent ans on parle d’un grand 21e siècle ?

Il y aura un grand 21e siècle de poésie, je suis confiant. Je rencontre tous les jours des jeunes d’une vingtaine d’années qui écrivent très sérieusement de la poésie, et, qui plus est, lisent et connaissent parfaitement Rilke, Michaud, Saint-John Perse… ils vivent de la poésie, ont une culture poétique et se donnent comme idéal de vivre en poète, de faire un chemin en poésie, je trouve cela magnifique. Quant aux grandes voix du 21ème siècle, même s’il est difficile de faire de la prospective, je dirais qu’elles ne seront pas marquées par la recherche formelle, au 20e siècle, on a fait à peu près tout ce qu’il était possible dans ce domaine – j’ai lu des livres de poésie fabriqués de pages blanches, d’autres, dont les pages étaient au contraire saturées, d’autres encore avec des textes rayés d’un bout à l’autre… Les grandes voix poétiques du 21e siècle vont plutôt refonder une nouvelle vision du monde compte tenu de l’histoire des derniers siècles et de tous les démentis faits à l’homme par les guerres. À mon sens, elles apporteront un nouveau point d’appui dans la compréhension de l’humain.

Audrey Azoulay : « Favoriser la rencontre avec la poésie »

La 18e édition du Printemps des poètes, qui a été lancée par Audrey Azoulay le 4 mars, se place délibérément sous le signe de la rencontre. « Je suis personnellement attachée à soutenir la création poétique mais aussi à garantir les conditions de sa rencontre du public le plus large et le plus divers, en particulier, dans les territoires éloignés », a ainsi affirmé la ministre de la Culture et de la Communication devant une assistance composée notamment de Jacques Roubaud, Robert Charlebois et Eric Ruf. D’où l’importance que revêt à ses yeux le dispositif mis en place par le Printemps des poètes, associant aussi bien les grands médias – avec, en premier chef, France Télévisions et Radio France, notamment par le biais de France Culture – que les interventions essentielles de tous les partenaires, de la Comédie-Française à la RATP, en passant par le Centre des monuments nationaux ou les librairies. Avec, en toile de fond, l’indispensable travail éducatif que mène le ministère de l’Éducation nationale, mais aussi les DRAC, en faveur du jeune public. Mais les rencontres, c’est aussi – surtout ? – celles que l’on fait dans l’espace public. Ainsi, au Palais-Royal, le Printemps des poètes a lancé une initiative inédite, entre l’œuvre d’art et la poésie : "les Confidents", ces chaises-poèmes qui sont le lieu, selon Audrey Azoulay, de « rencontres intempestives ». « Pier Paolo Pasolini avec Victor Hugo, pour une causerie militante, peut-être, Arthur Rimbaud, avec Walt Whitman, pour la rencontre de deux solitudes », imagine la ministre de la Culture et de la Communication. A chacun de jouer le jeu jusqu’au 20 mars.