Institution de la vie culturelle toulousaine, la librairie « Ombres blanches » ne serait pas le lieu incontournable qu’elle est aujourd’hui sans la loi sur le prix du livre.

En 1981, il était au cœur de la bataille en faveur d’une loi qui allait devenir le porte-étendard d’une notion sur le point d’apparaître : l’exception culturelle à la française. Quarante ans après, la librairie « Ombres blanches », qu’il a reprise en 1978, agrandie en 1982, transmise en 2018, ne serait pas ce qu’elle est devenue sous sa houlette – un lieu incontournable de la vie littéraire et culturelle toulousaine – sans la loi sur le prix unique du livre.

Aujourd’hui retiré, Christian Thorel n’en garde pas moins une « foi » inébranlable dans le livre, la librairie et le métier de libraire. Dans Essentielles librairies, un texte brûlant d’actualité publié aux éditions Gallimard dans la collection « Tracts », il raconte cette aventure et propose des pistes pour l’avenir. Il a accepté de revenir pour nous sur cet épisode de sa carrière.

Pouvez-vous nous rappeler le contexte de l’époque ? Pourquoi le vote d’une loi sur le prix unique du livre était-il devenu si urgent ?

La situation était celle du bouleversement opéré par l’entrée de la Fnac dans un secteur jusque-là très largement occupé par les librairies qu’on n’appelait pas encore « indépendantes ». La Fnac arrive avec un premier magasin parisien, et aussitôt, profitant du régime de prix conseillé en vigueur à l’époque, elle pratique une politique de rabais : le discount. Cette pratique commerciale, qui conduisait la Fnac à faire une marge de 20% au lieu des 37 et 40% de la librairie traditionnelle, mettait en péril un secteur tout entier, celui de la librairie de détail. Face à cette situation, Jérôme Lindon, le directeur des Éditions de Minuit, va présenter des arguments pour défendre l’idée d’un prix unique. Outre les dangers qu’opère toute forme de monopole, sa crainte est que la disparition de la diversité de l’offre entraîne la disparition de la diversité de la diffusion. Au départ, la mobilisation est timide mais progressivement les libraires se laissent gagner par ses thèses.

Comment une telle loi protectrice d’un secteur a-t-elle pu être votée ?

Il y a tout d’abord la symbolique attachée au livre, son importance dans le domaine de la production et de la circulation des idées. Il fallait probablement recourir à un mode de défense, ou a minima de régulation, pour que la liberté de ce secteur soit préservée. D’autres filières de la vie économique sont protégées, le secteur du médicament par exemple. D’ailleurs, Jacques Chirac, à la veille de la campagne présidentielle de 1981, a été l’un des premiers à se prononcer pour un prix unique du livre.

40e anniversaire prix unique du livre

Quelles ont été les conséquences immédiates de l’entrée en vigueur de la loi pour votre librairie, « Ombres blanches » ?

La loi a fait revenir notre clientèle. La librairie a ouvert ses portes en septembre 1975 et la Fnac est arrivée à Toulouse en avril 1980. Nous avons immédiatement perdu 20% de notre activité, c’était très difficile, nous avons connu une forme de dépression, la librairie était jeune, elle n’avait pas encore la consistance qu’elle a aujourd’hui.

Après la promulgation de la loi, nous avons très vite remonté la pente, d’autant que Jérôme Lindon m’avait enjoint, du fait de notre commune appartenance à l’association pour le prix unique, de montrer que la jeune librairie croyait à cette loi. Quand nous avons fait notre premier agrandissement en mars 1982, nous avons triplé notre surface de vente, nous montrions ainsi par l’exemple, en développant notre activité et la diversité de notre offre, notre foi en l’avenir.

Iriez-vous jusqu’à dire que si la loi n’avait pas été votée, nous n’aurions plus aujourd’hui le maillage de librairies que nous connaissons, que le livre serait uniquement vendu par de grandes enseignes ou des plateformes ?

S’agissant du maillage, oui, c’est évident. Aujourd’hui, nous ne sommes pas loin de 40% d’activité réalisée par les librairies dites indépendantes. Ce maillage est quasiment unique au monde. On le doit à l’antériorité de la loi, à la spécificité de la société et de la géographie française, il faut comparer non seulement les économies de secteurs mais aussi les territoires. Il y a des maillages en Italie, mais ils n’ont pas cette consistance, ni cette variété française qui, grâce à l’action du ministère de la Culture et du Centre national du livre permet le maintien. Si cette loi n’avait pas existé, la Fnac serait très probablement majoritaire, les espaces culturels Leclerc seraient encore plus forts qu’ils ne sont, et il y aurait eu des propositions du type Cultura ou des regroupements avec des formes de réseau capitalisé. Pourtant, ce paysage serait presque marginal dans un marché où le nouvel arrivant Amazon finirait pas être très largement en position dominante. Il n’y a qu’à voir aux États-Unis et en Grande-Bretagne, le réseau commence à peine à renaître, peut-être d’ailleurs pour des raisons liées au besoin de commerce de proximité, donc de besoins sociaux.

À l’autre extrémité, c’est sur l’offre elle-même de livres que la loi rejaillit ?

Bien entendu, c’était l’objet même de cette insistance politique de Jérôme Lindon qui était de dire, encore une fois, qu’il n’y a pas de diversité de la production sans diversité de la diffusion, autrement dit pas de livres sans libraires. La Fnac voulue par André Essel avait une hostilité à l’égard de toute forme de censure, mais ensuite, elle a été vendue. Les effets du capitalisme sont toujours inconnus, tout monopole, même mesuré, est dangereux. Ce danger nous l’aurions connu, mais heureusement, nous n’avons plus à nous poser la question depuis 40 ans.