Alors que la crise sanitaire s'est imposée dans l'agenda des Français, les Assises du journalisme se sont penchées sur la meilleure façon de concevoir une « information durable ». Entretien avec Jérôme Bouvier, leur directeur.

 

Jerôme Bouvier

Depuis plusieurs mois, le Covid-19 a totalement bouleversé l’écosystème de l’information. Pour répondre à cette absence de repères, les Assises du journalisme de Tours qui se tiennent les 1er et 2 octobre, tentent de prendre la mesure de la crise sanitaire. En quoi la pandémie interroge-t-elle tout particulièrement le métier de journaliste ?

Nous avons choisi d’intituler cette édition spéciale « informer au temps du Covid » mais nous aurions tout aussi bien pu l’appeler « informer au temps de l’incertitude ». Nous sommes dans une période d’anxiété extrêmement forte, suscitant à la fois une importante demande d’informations et un regard exigeant, difficile, parfois sévère, sur le travail effectué par les journalistes. Dans les premiers jours du confinement, les propos d’experts présentant des informations contradictoires ont été médiatisés : aurait-on un médicament miracle pour guérir le coronavirus ou s’agirait-il d’une pandémie mondiale extrêmement grave ? Les doutes engendrés par ces contradictions ont fait le lit, sur les réseaux sociaux, de nombreuses théories complotistes, et une partie de la population tient les médias pour responsable de cet état de fait.

Informer au temps de l’incertitude revient à se poser, en tant que journaliste, des questions sur l’essence même de son métier qui en temps normal consiste à apporter aux citoyens une information vérifiée, à même de les aider à avancer dans leur vie quotidienne, à prendre des décisions. Dès lors comment réagir lorsqu’on se trouve dans l’incapacité, comme c’était le cas au début du confinement, de dire aux gens s’il faut ou non porter des masques ? La tentation, dans un tel contexte, est souvent de montrer, d’un côté, le point de vue « pour » et de l’autre le « contre », pour ensuite laisser les citoyens décider – c’est ce que j’appelle la machine à fabriquer du binaire. Mais en matière de santé publique, ce fonctionnement est au mieux inefficace, au pire délétère. Tout cela pose donc des questions extrêmement importantes pour le métier de journaliste et pour les médias dans leur ensemble.  

Partager les incertitudes et les doutes scientifiques c’est très compliqué pour les journalistes, mais c’est le seul moyen de regagner la confiance des citoyens dans le cadre du débat sanitaire

La question de l’éducation aux médias occupe bien souvent une place de choix dans le programme des Assises – en effet regagner la confiance du public est, selon vous, une priorité. Comment sera-t-elle abordée dans cette édition ?

Le 1er octobre, Jamy Gourmaud, qui est un grand vulgarisateur de l’information scientifique [notamment sur France Télévisions], a donné une master class intitulée « L’éducation aux médias et à l’information aux temps de la pandémie ». Il d’ailleurs accepté d’être le président du jury des prix d’éducation aux médias que nous remettons chaque année aux Assises, parrainés par le ministère de la Culture. L’éducation aux médias est, comme vous le soulignez, consubstantielle aux Assises du journalisme depuis leur création, en 2007. C’est un enjeu déterminant car il faut apprendre à s’informer. On apprend à aimer le théâtre, le cinéma, la musique – tout cela n’est pas inné –, et je crois qu’il faut également apprendre à développer son goût pour l’information, ce qui se joue dès le plus jeune âge.

Cette année, la question de l’éducation aux médias est traitée, comme tous les thèmes abordés, sous l’angle du Covid. Pendant le confinement Jamy Gourmaud a inventé une capsule quotidienne, filmée depuis chez lui et diffusée sur les réseaux sociaux, pour expliquer un peu ce qu’il se passait, pour informer le jeune public. Et il a trouvé tout de suite une audience incroyable. Cette appétence du jeune public pour une information scientifique et vulgarisée, sa volonté de comprendre est très frappante. C’est d’autant plus important qu'il est impératif que les jeunes générations aient rapidement les bons réflexes, pour s’informer aux bonnes sources. Car lorsque il y a un doute sur l’information, conjugué à un climat anxiogène, la volonté d’obtenir de l’information coûte que coûte pousse malheureusement à se renseigner n’importe où.

Covid + presse

Dans l’éditorial des Assises est évoquée l’extraordinaire inventivité des rédactions face à cette crise sanitaire. Pouvez-vous nous donner des exemples de cette capacité de la profession à se réinventer ?

Il y a 3 points qui ont été plébiscités dans le baromètre 2020 des Assises. On retrouve dans ces derniers la question de l’inventivité, ou du moins de la nécessité de se réinventer. En premier lieu, la pandémie du Covid-19 a occasionné un rapprochement des médias avec leurs publics, une démarche que 56% des français trouvent « nécessaire » et « intéressante ». Sur France Info, par exemple, on n’avait jamais entendu la parole d’un auditeur. Et là, pendant le confinement, la radio a organisé pour la première fois des sessions de 3h d’antenne avec le public, du jamais vu. Je pense - et j’espère - que cette façon de remettre les concitoyens au centre de la fabrique d’information s’inscrira dans le temps.

En deuxième lieu, 50% des personnes interrogées estiment que l’information sur la pandémie est traitée de façon anxiogène. Pour 43% d’entre eux le travail des journalistes et des médias a alimenté la peur de la pandémie plus qu’il n’a aidé à la maîtriser et à la combattre ; 32% des Français estiment même que cette peur a été utilisée pour faire de l’audience. Face à ce constat, plus d’un Français sur deux exprime le désir de se voir présenter des informations constructives, qui proposent des solutions pour se protéger de la maladie. On se détache donc de ce vieil axiome des médias selon lequel « on ne fait pas un journal avec des trains qui arrivent à l’heure », reposant sur l’idée que seul ce qui ne marche pas dans le monde peut intéresser le public. Cela laisse présager une évolution, qui pourrait aussi être durable.  

Enfin, 45% des personnes interrogées disent attendre des journalistes et des médias des éléments de vérification - le fameux fact-checking - sur les informations qui circulent au sujet de la pandémie. Le fact-checking n’est pas nouveau, c’est une pratique qui gagne du terrain depuis plusieurs années maintenant, mais cela reste un exercice délicat, surtout en situation d’incertitude. Pour reprendre l’exemple que j’ai précédemment donné, lorsque deux experts tiennent des propos contradictoires, comment vérifier cette information ? D’où l’importance de suivre les préconisations faites par plusieurs chercheurs, dont l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon, qui souligne que le citoyen est assez adulte pour que l’on vienne vers lui en disant « ça, on sait, mais ça, en revanche, on ne sait pas ». Partager les incertitudes et les doutes scientifiques c’est très compliqué pour les journalistes, mais c’est le seul moyen de regagner la confiance des citoyens dans le cadre du débat sanitaire.

Cette appétence du jeune public pour une information scientifique et vulgarisée, sa volonté de comprendre, est très frappante. C’est d’autant plus important qu'il est impératif que les jeunes générations aient rapidement les bons réflexes, pour s’informer aux bonnes sources

Le 23 septembre, une tribune inédite a été signée par plus de 90 médias pour défendre la liberté d’expression, deux jours avant l’attaque qui a eu lieu près des anciens locaux de Charlie Hebdo. En quoi les Assises du journalisme sont-elles, aujourd’hui, plus nécessaires que jamais ?

La dernière édition spéciale des Assises avait eu lieu au Conseil économique, social et environnemental, après les attentats de Charlie Hebdo. Elle n’avait qu’un seul objet : se demander « et maintenant on fait quoi ? » Nous étions sidérés et il nous semblait qu’il y avait, comme maintenant, un avant et un après. Cinq ans plus tard, on retrouve donc cette pression de la terreur, qui marque bien évidemment les Assises. Hier, après l’intervention de la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, nous avons remis les prix des Assises 2020 et ces derniers comprennent une mention spéciale pour Riss, notamment pour son livre 1 minute 49 secondes (Actes Sud). Nous avons également lu un extrait de la tribune « Ensemble, défendons la Liberté » qui, au-delà du très beau geste qu’elle représente, nous paraît essentielle.

Au-delà de cette menace de la terreur avec laquelle il faut apprendre à vivre, se pose néanmoins la question de la demande sécuritaire qu’elle suscite. Il y a un double enjeu pour la liberté d’expression et pour le journalisme avec, d’un côté, un appel à rallier ceux qui disent que la liberté d’expression est un bien trop essentiel pour que l’on plie le genou devant le terrorisme, et de l’autre la nécessité de protéger cette même liberté d’expression par une réponse sécuritaire qui, bien que nécessaire, ne doit pas entraver la parole des médias. C’est dans ce double mouvement complexe qu’il faut ici réaffirmer un journalisme libre de toute contrainte.

L’objet des deux jours de rencontres que constituent les Assises c’est aussi d’appuyer, en quelque sorte, sur le bouton pause pour faire le point sur ce qui, en cette grande période de bricolage et d’invention qu’a été le confinement, a marché, n’a pas marché, devrait être pérennisé, ou au contraire complétement revu… Il s’agit d’essayer d’avancer de façon un peu plus mature alors que la pandémie va s’installer sans doute pour quelques mois, si ce n’est pour quelques années. Cela nous paraissait nécessaire nous avons à ce titre bataillé pour maintenir cette édition en ces temps compliqués.

Plan de relance, droits voisins, pigistes... la ministre de la Culture défend le monde de la presse

Assises du journalisme 2020 - intervention de la ministre de la Culture

Dans une intervention diffusée le 1er octobre lors des 13e Assises du journalisme, la ministre de la Culture a rappelé l'engagement du gouvernement à soutenir la presse dans le cadre du plan de relance et du plan filière annoncé par le président de la République fin août.

« Ce plan - une première dans l'histoire des dispositifs de soutien à la presse - prévoit en particulier un fonds de lutte contre la précarité doté de 36 M€ sur deux ans », a assuré la ministre, précisant qu'il était destiné à accompagner les jeunes professionnels, les pigistes et les photojournalistes.

La ministre de la Culture a également annoncé la parution d'un arrêté  « à la mi-octobre » qui précisera les conditions d'accès des journalistes pigistes aux prestations de la Caisse nationale d'assurance maladie. « J'ai obtenu des avancées sur cette question qui mobilise les syndicats de journalistes de longue date », a-t-elle souligné, en précisant que le texte « améliorera significativement l’accès des pigistes aux prestations sociales, en particulier en matière de congé maternité ».

Elle a aussi rappelé le soutien du gouvernement à la mise en œuvre de la directive sur le droit voisin des éditeurs et agences de presse en regrettant « la résistance des grandes plates-formes numériques » et en affirmant que le « Gouvernement veillera à la pleine application de la loi ».

Enfin, la ministre de la Culture a salué le travail du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM), qui a rendu, depuis son lancement en décembre 2019, plus d'une quarantaine d'avis. Le CDJM est une institution bénévole regroupant des journalistes, des éditeurs et des membres de la société civile. « Dans le contexte de défiance croissante des Français envers leurs médias, je crois à la nécessité de réponses déontologiques fortes », a-t-elle ajouté.