« Toute littérature est assaut contre la frontière » disait Kafka. A travers vos écrits,
vos actes, vos engagements, vous êtes vous-mêmes parvenue à briser toutes les
frontières, celles de la géographie, celles de la société, celles de la culture.
Vous êtes née dans le Midwest, à une époque de prospérité industrielle, mais vous
avez été élevée dans la mémoire des plantations sudistes. Vos racines puisent aux
deux sources de l’Amérique moderne : le rationalisme économique et les identités
minoritaires qui ont favorisé son essor. Vous n’étiez encore qu’une enfant, quand
vos parents, originaires du Sud et émigrés dans le Nord américain, vous contaient
des histoires de fantômes qui avaient marqué les veillées de leur jeunesse, pour
vous initier à la culture noire de leurs origines. Très vite, dès que vous avez été en
âge de les lire, vous avez enrichi cette matière orale des romans classiques de
Jane Austen ou de Tolstoï, avant de découvrir, plus tard, Virginia Woolf et William
Faulkner. Sans doute la profession de votre père, soudeur dans une usine
sidérurgique de la « manufacturing belt », vous a-t-elle inspiré l’art de fondre
ensemble ces différentes influences et d’allier le charbon noir des premiers âges et
le fer blanc des temps modernes.
Sans revenir sur le prestigieux parcours qui vous a vu consacrée, à l’instar de
Faulkner et Hemingway, par le Prix Pulitzer et le Prix Nobel de littérature en 1993, je
souhaite vous dire que vous incarnez à nos yeux la plus belle part de l’Amérique,
celle qui fonde son amour de la liberté sur les rêves les plus intenses. Celle qui offre
à une enfant noire née dans un milieu modeste, en pleine ségrégation, dans une
ville moyenne de l’Ohio, le destin d’exception de la plus grande romancière
américaine de son époque.
Cette passion va grandir en vous et vous mettez toutes vos forces et vos dons au
service de la cause littéraire. En 1949, vous vous inscrivez à l’Université d’Howard
pour étudier la littérature, puis vous soutenez une thèse en 1953 sur le suicide chez
William Faulkner et Virginia Woolf à l’Université Cornell. A 39 ans, vous écrivez votre
1e roman, The bluest eye. Mais c’est surtout Beloved, qui sort en 1988, qui dévoile,
au monde entier, votre immense talent. Le livre obtient le Prix Pulitzer. Il sera adapté
au cinéma et consacré « meilleur roman de ces 25 dernières années » par le
supplément littéraire du New York Times en 2006.
Soucieuse de partager votre passion, vous allez tenter de la transmettre, en
enseignant dans plusieurs universités, et notamment la célèbre Université de
Princeton, où vous serez un professeur admiré. Très vite, vous suscitez respect,
admiration, fascination chez ceux qui viennent à vous. On veut vous voir, on
souhaite vous écouter, on désire vous questionner. Plusieurs établissements
prestigieux, tels que l’Université d’Oxford et l’Ecole Normale Supérieure, vous
nomment Doctor Honoris Causa. Magicienne du verbe, votre talent dépasse les
frontières et votre voix conquiert tous les publics : vos oeuvres sont traduites en 50
langues et lues dans le monde entier. En 2006, vous êtes l’invitée d’honneur du
Louvre, autour d’une thématique qui vous tient particulièrement à coeur, « Etranger
en son pays ».
Vos romans sont des voix, ces voix fantomatiques et inouïes auxquelles
vous redonnez vie, par le pouvoir magique de l’écriture. Ces voix multiples
se croisent et se répondent, discordantes ou mélodieuses, formant une
polyphonie renouvelée. Vous entrez dans ce qui vous est étranger, et votre
sensibilité rend l’inconnu familier et poétique le singulier.
Aux côtés d'un Ralph Ellison, d'un Richard Wright, d'un Chester Himes ou
encore d'un James Baldwyn, vous êtes la première femme écrivain à avoir
réhabilité la douloureuse histoire des Afro-américains.
Contre vents et marées, vous allez vous battre pour révéler au monde la
richesse artistique des Noirs américains. Lorsque vous êtes éditrice chez
Random House à New York, chargée du secteur de la littérature noire,
vous contribuez à sa promotion, sa diffusion, éditant notamment les
autobiographies de Mohamed Ali et d’Angela David, et une anthologie
d’écrivains noirs, The black book. Mêlant, dans vos romans, l’historique au
mythique, vous savez que pour mieux regarder l’avenir, il faut savoir se
réapproprier son passé. Icône de la dimension universelle de la tragédie
des Noirs américains, vous allez, par vos oeuvres, leur rendre leur histoire,
leur dignité, mais aussi leur liberté.
Chacun de vos romans est une oeuvre unique, un diamant patiemment
ciselé, une partition musicale. Vous allez parvenir à offrir à la littérature ce
que les musiciens de jazz ont apporté à la musique : une révolution. Vous
mêlez dialecte et langue érudite, vous ajoutez des mots, des verbes et du
sens, vous saupoudrez le tout de vos multiples influences, métissages
savoureux qui donnent naissance à un mets délicat, vous parvenez ainsi à
trouver l’harmonie dans cette belle dissonance.
Mais la tonalité d'une oeuvre qui s'en tiendrait à l’amer constat de cette
décadence serait bien sombre, chère Toni Morrison, si elle ne lui opposait
la force d'un chant et l'éveil d'un espoir. Vous ne vous contentez pas de
rappeler aux sociétés contemporaines l’exigence de mémoire à l'endroit
des minorités disparues, et l’exigence de dignité pour tous. Malgré leur
tonalité dramatique et les destins sacrificiels de vos héroïnes, vos romans
respirent un plaisir de vivre. Votre peinture de l’Eden sauvage qu’a été
l’Amérique des pionniers et vos tableaux de l’instinct maternel que les
femmes donnent paradoxalement à votre conception de la fragilité du
bonheur humain une force primitive qui réjouit le lecteur.
Si nous sommes réunis aujourd’hui autour de vous, chère Toni Morrison,
c’est précisément pour vous remercier de ce don que vous nous avez fait
au fil des années d’une oeuvre portée par un souffle et par une humanité
hors pair. Vous êtes aussi très impliquée dans la défense des droits
civiques, vous luttez pour la liberté, l’égalité et la fraternité, ces valeurs de
notre République qui deviennent, grâce à votre engagement, des valeurs
partagées. La littérature est cependant votre plus grand combat, car vous
savez que la langue, lieu de l’oppression, est aussi celui de la résistance,
que le verbe est une arme, que l’art est un moyen de libération et
d’élévation car, comme le disait Albert Camus, « tout ce qui dégrade la
culture raccourcit les chemins qui mènent à la servitude ».
Chère Toni Morrison, au nom du Président de la République, et en vertu
des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous remettons les insignes
d’Officier dans l’ordre de la Légion d’Honneur.
Discours
Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l'occasion de la cérémonie de remise des insignes d’Officier dans l’ordre de la Légion d’Honneur à Toni Morrison.
Chère Toni Morrison,
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