A compter de l’été 1941 deux mondes parallèles coexistent sans se rencontrer : tandis que les Juifs de France voient leurs biens confisqués, un vent d'euphorie gagne l’ensemble des circuits traditionnels du marché des œuvres d’art. L’historienne Emmanuelle Polack, auteur d'un ouvrage sur Le marché de l’art sous l’Occupation, 1940-1944 (éditions Tallandier, 2019) et commissaire scientifique de l’exposition qui aura lieu au Mémorial de la Shoah à partir du 20 mars, revient sur une sombre réalité, celle du commerce de l'art sous l'Occupation.
Dans votre livre comme dans l’exposition présentée au Mémorial de la Shoah, vous abordez la question de la spoliation des biens culturels des familles juives sous un angle inédit : celui de l'histoire du marché de l'art sous l'Occupation - une histoire longtemps passée sous silence. Pourquoi une si longue amnésie ?
Cette situation est due, selon moi, à une conjonction de facteurs individuels et sociétaux. J’ai pu m’apercevoir, au cours de mes recherches, que de nombreuses familles juives n’ont pas pu ou pas su s’intéresser à ce qu’il était advenu de leurs œuvres d’art après la Seconde Guerre mondiale. L'explication est évidente : pendant la période de l'immédiat après-guerre, les pensées de ces familles, qui avaient été décimées, allaient à la perte de proches, pas à leurs meubles ou tableaux. La question des biens matériels était, à ce moment-là, très secondaire.
Cette période de reconstruction personnelle a également coïncidé, dans les années 1950, avec les débuts de la construction européenne. La priorité était alors au rapprochement entre la France et l’Allemagne. Une page se tournait. Il faut savoir qu'en 1951, deux tiers des biens spoliés retrouvés et ramenés en France ont déjà été rendus à leurs légitimes propriétaires par la « Commission de récupération artistique ». Les 2143 œuvres restantes ont été confiées aux musées nationaux, dans l'attente que les familles concernées se manifestent. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 qu’une politique de restitution plus volontariste a été mise en place par la France.
Lorsque je commence mon enquête, en 2012, je constate enfin que les archives dédiées à ce sujet sont extrêmement difficiles d’accès et que le milieu du marché de l’art, qui a échappé à l’épuration, contrairement, par exemple, au milieu littéraire, n’a pas nécessairement envie de rouvrir ce chapitre de son histoire.
Quel est le parcours de l'exposition ?
Dans la première partie de l’exposition nous montrons comment l’art moderne, qui a été qualifié par le régime nazi d'art « dégénéré » est devenu, en France, « judéo-bolchévique », et comment il a été défendu, envers et contre tout, par plusieurs galeristes - Berthe Weill, Pierre Loeb… A partir de ces exemples précis, le visiteur pourra ainsi découvrir ce qu’être un marchand d’art juif signifiait sous l’Occupation. Un panorama de la législation antisémite qui est alors en vigueur vient compléter ce premier tableau.
Au cours de l’année 1941-1942, le marché de l'art est florissant, près de 2 millions d’objets ayant été vendus à Paris
Nous nous sommes intéressés, dans un second temps, aux ventes aux enchères publiques, notamment celles de l'hôtel Drouot, à Paris, et de la French Riviera, à Nice. L’exposition montre le caractère florissant de ce marché sous l’Occupation, mais aussi sa part sombre : les mesures d’exclusion sont alors appliquées aux Juifs qui, à partir du 17 juillet 1941, ne peuvent plus assister aux ventes aux enchères.
Dans une salle intitulée « l’Atelier du chercheur de provenance », où figurent quatre œuvres restituées aux ayant-droits de familles juives spoliées. Cette salle dévoile, comme son nom l’indique, les différentes étapes d’une telle recherche. Elle permettra de donner aux familles qui se posent des questions tous les éléments quant aux démarches à initier pour récupérer leurs biens.
L'ambition de l'exposition est de montrer, documents à l'appui, la réalité du marché de l’art sous l’Occupation. Quelle est-elle ?
A Paris, il y a un colossal afflux de marchandises et énormément de liquidités - le Reich surévaluant fortement sa monnaie, le pouvoir d’achat de l’occupant était plus que doublé. L’hôtel Drouot devient le lieu le mieux achalandé de Paris. On y trouve tout : des grands millésimes, des bijoux, des fourrures et bien sûr des tableaux, du mobilier. Au cours de l’année 1941-1942, près de 2 millions d’objets y sont vendus.
La clientèle de Drouot change elle aussi : les Juifs ne peuvent plus entrer à Drouot mais tous ceux qui se sont enrichis grâce au marché noir viennent y écouler leurs liquidités contre des marchandises. Les nantis s’y rendent en vue d’acquérir des produits manufacturés. On y retrouve, enfin, une clientèle nazie sensible au spectacle que représentent les ventes de tableaux, ainsi que des collectionneurs venus d’Allemagne pour faire de bonnes affaires.
De façon plus générale, quelles questions ce sujet soulève-t-il ? Pourquoi est-il important de le traiter aujourd'hui ?
Ce marché de l’art en état de surchauffe participe d’un véritable cynismede la part des autorités françaises. L’afflux de marchandises dont il bénéficie vient en partie des confiscations des œuvres d’art appartenant aux familles juives. Cette politique de confiscation s’inscrit, on le sait, dans un continuum allant de la stigmatisation à la déportation. Les belles ventes que les commissaires-priseurs font sous leurs marteaux d’ivoires ont, en toile de fond, l’extermination des Juifs de France. L'ambition de cette exposition consiste à rappeler avec force cette vérité.
Une coopération inédite avec les musées nationaux
Une douzaine des tableaux issus de la collection Dorville - il s'agit de la collection du grand amateur d'art, Armand Isaac Dorville, mort un an plus tôt, qui avait été dispersée en juin 1942 au Savoy-Palace, à Nice - sont encore dans les collections nationales. Le Louvre, le Musée d'Orsay et le Musée des Arts décoratifs en ont prêté quatre au total au Mémorial à l’occasion de l’exposition « Le Marché de l’art sous l’Occupation ». Les visiteurs pourront ainsi admirer, au fil de leur visite, trois œuvres issues du cabinet des arts graphiques du musée du Louvre et du musée d’Orsay, dont la Jeune femme debout sur un balcon contemplant des toits parisiens de Jean-Louis Forain, ainsi que deux œuvres de Constantin Guys, Conversation galante à Stamboul et Cavalier turc, faisant partie des collections du musée des Arts Décoratifs. « On ne peut que se féliciter de cette formidable coopération qui laisse envisager de futures actions communes », estime Emmanuelle Polack.
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