Et si le public, en plus de son statut de spectateur, était un acteur essentiel de la création artistique ? C’est le pari du Fonds régional d’art contemporain (FRAC) du Centre- Val de Loire, qui entend, à l’occasion de la 5e édition de WEFRAC, qui se tient les 17 et 18 avril, lui redonner la place qui est la sienne dans la relation esthétique : une des toutes premières. Entretien avec Abdelkader Damani, directeur du Frac Centre - Val de Loire.
Pourquoi faire du public, à l’occasion du WEFRAC 2021, l’invité de marque du Frac Centre - Val de Loire ?
Pour une raison très simple : le public est l’expert que nous, institutions culturelles, nous devons solliciter.
Avec l’essor du numérique, les problématiques de l’accès à l’art ont été totalement bouleversées. En se connectant à internet sur leur téléphone mobile, les gens trouvent par eux-mêmes toutes les informations qu’un médiateur leur apporte lors d’une visite. L’urgence est donc de réinventer la médiation culturelle, de retrouver une relation féconde avec le public. C’est en s’appuyant sur son expertise que nous y arriverons.
Pour ce week-end des 17 et 18 avril, notre invité de marque, c’est donc lui, le public : il va trouver dans les rues d’Orléans, par affichage digital, les vidéos de Giovanna Silva, qui sont des captures de fragments du réel, en plans fixes, tournées dans les rues de Rabat, au Maroc. L’équipe du Frac ira alors au-devant des passants et fera un « micro-trottoir », leur demandant de réagir à ces œuvres, mais aussi de répondre à une question très simple : Qu’attendez-vous d’une institution culturelle ?
Qu’est-ce qui fonde l’expertise du public ?
Si nous voulons sortir l’art des sanctuaires de toute sorte, il ne faut pas avoir peur de faire appel à ce que j’appelle « l’expertise du public », car les citoyens sont les experts du hors-les-murs, du « dehors ».
Il faut aussi faire confiance à leur sens esthétique, leur sensibilité naturelle à l’art. Pensons, par exemple, à un art du quotidien comme l’art culinaire : il y a, dans les moindres circonstances de nos vies réelles, une dimension esthétique tout à fait importante, à laquelle chacun est sensible. A cet égard, autre exemple, la laideur de nos entrées de ville est significative d’une violence faite à la sensibilité commune.
Qu’attendez-vous de cet appel à la participation active du public ?
Ce que le Frac demande au public, c’est de lui transférer son expertise du réel, celle qui lui permettra, avec les artistes, de bâtir le monde dans lequel nous vivons. Les monuments historiques ne sont pas simplement des chefs-d’œuvre d’architecture, mais souvent des espaces publics, parce qu’on y a laissé l’imaginaire, autant que la technique, construire le réel.
Aujourd’hui, il faut que les institutions culturelles, ces formidables « fabriques de l’imaginaire » qui irriguent les territoires (théâtres, musées, centres d’art contemporain, etc.) réinvestissent l’espace public et participent à la fabrique du réel.
Pour y parvenir, il faut créer les dispositifs adéquats pour mettre en relation le public, la création et l’espace public.
L’urgence est de réinventer la médiation culturelle, de retrouver une relation féconde avec le public
Comment comptez-vous vous y prendre, concrètement ?
D’un côté, nous tentons de nous inscrire dans l’usage populaire de l’espace public. Par exemple, chaque année, les Orléanais fêtent Jeanne d’Arc. Ils pavoisent la rue Jeanne d’Arc de 21 drapeaux de 4 mètres sur 3. C’est la surface d’exposition la plus importante de la ville ! J’ai donc demandé au maire de nous laisser commander ces drapeaux à des artistes. Cette idée de commissariat d’exposition nous a été donnée par le public.
Dans ce même désir de rapprocher le réel et l’imaginaire dans l’espace public, nous voulons rebaptiser l’adresse du FRAC en « Place de la romancière », négocier avec la ville l’enregistrement de notre décision, puis demander à des artistes en résidence de créer l’histoire de cette artiste inventée.
Nous cherchons aussi à provoquer l’expertise du public, en mettant les gens en situation de l’exprimer. Ainsi, nous avons commencé par créer, en 2015, « le bureau des cadres » : chacun peut venir choisir une œuvre de la collection pour l’exposer chez lui. L’expérience s’est poursuivie avec « les nouveaux commissaires » : un groupe de personne vient se réunir chez nous pour prendre connaissance de notre activité curatoriale. Ils s’entendent pour choisir des œuvres et monter une exposition où ils le souhaitent.
Les micro-trottoirs du WEFRAC vont dans le même sens.
Il y a aussi un projet de biennale d’architecture, qui doit se tenir à Vierzon en 2022. De quoi s’agit-il ?
En effet, avec notre biennale d’architecture, en 2022, à Vierzon, nous nous engageons dans un projet de grande envergure intitulé Infinie liberté, un monde pour une démocratie féministe. N’y seront invitées que des artistes femmes. Le comité de pilotage élu ne comprendra, lui aussi, que des femmes : habitantes, femmes engagées en politique ou dans la vie associative, personnels féminins du FRAC… Ce comité dirigera l’écriture de cette biennale. L’objectif qui lui sera assigné : montrer un vivre-ensemble nouveau. Les artistes et commissaires d’exposition invités présenteront des œuvres en prise avec la fabrique de ce réel projeté dans l’avenir. Il s’agit, ni plus ni moins, et tant pis pour le caractère naïf ou prétentieux de la chose, d’offrir en 2022 le modèle d’un monde créé par des artistes, éclairés de l’expertise du public, dans un esprit féministe.
Au départ, vous évoquiez une expertise du public propre à embellir la vie sociale. La prochaine biennale va plus loin, en articulant la création au politique…
C’est que l’expertise des citoyens, de nos jours, ne cesse de se développer. Les gens s’informent, on le voit très bien dans la crise sanitaire que nous traversons. Ce public, nous ne devons plus le lâcher. Il est souvent jeune, il veut du dialogue, de manière directe, et il veut qu’on construise quelque chose à partir de son expertise. Mon rêve, c’est que les 23 Frac deviennent, à cet effet, 23 places d’espace public, et que l’art contemporain y devienne un sujet d’active et libre disputatio. L’imaginaire nous donne la capacité de penser le réel à sa limite. Donnons-lui, dans le cadre du FRAC, toute sa place !
Quand les visiteurs du Frac Picardie commentent les œuvres
Une toute jeune fille : « Tu sais pas trop ce que ça représente…, mais ça représente quand même un truc. ». Une femme : « Comme si on avait enregistré une longue conversation, qu’on essaie de retranscrire, mais en fait on ne peut pas la comprendre. On ne l’entend pas ! » Un prêtre : « C’est un peu l’homme qui tourne sur lui-même, ce n’est pas l’homme qui a une direction hors de lui-même. Il lui manque un peu d’altérité. » Un crémier : « On voit un couple qui s’amuse dans la nuit et pour moi la nuit c’est important. » Tels sont les propos d’habitants d’Amiens, chacun devant un dessin qu’il a choisi dans la collection du FRAC Picardie. Ce dernier, sur sa toute nouvelle chaîne Youtube, a eu l’idée de produire une mini-série vidéo, Voyez-vous ça ?, pour y donner l’occasion d’une très belle expression du public, reprise en partie dans la bande-annonce du WEFRAC 2021.
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