Chère Jo Ann Endicott,
« Chers spectateurs, bonjour. »
C’est par ces mots adressés à vos lecteurs que s’ouvre Je suis une femme
respectable, votre autobiographie dans laquelle vous racontez un « choix
pour la vie ».
En 1973, à 22 ans, vous quittez Londres pour rejoindre le Tanztheater
Wuppertal, comme on entre dans les ordres. Celle qui vous y a invité, c’est
Pina Bausch, l’une des plus importantes chorégraphes du XXème siècle,
celle qui incarnait, je reprends vos termes, « cette peine et en même temps
cette force, cette solitude. Comme un trou dans son ventre quand elle
marchait ».
Pina Bausch et vous, c’est l’histoire d’une rencontre, d’une complicité,
d’une exigence, d’une recherche chorégraphique inlassable, qui dure plus
de trente ans. Quand Pina cherchait des danseurs pour monter sa
compagnie, vous veniez de vous installer à Londres après avoir quitté
l’Australian Royal Ballet Company, qui ne correspondait pas à votre
sensibilité artistique. C’est peut-être votre véhémence teintée de bouderie
qui l’incite à vous proposer d’être soliste. Elle aura à coup sûr perçu ce que
vous pouviez devenir, et vous vous embarquez pour l’une des aventures
chorégraphiques les plus révolutionnaires de l’histoire de la danse
contemporaine.
La sensibilité exacerbée de la chorégraphe l’amène à exiger de vous
« quelque chose d’honnête, quelque chose qui ait à voir avec l’humanité,
les gens, l’amour… ». Parfois « vous lui donniez ce qu’elle voulait […]
même sans savoir ce qu’elle voulait ». Car travailler avec Pina Bausch
relève à la fois du sacerdoce et de l’initiation aux mystères antiques. Il faut
essayer, fouiller, chercher des réponses sous le regard de la prêtresse qui
s’empare des corps comme de la psyché. Lorsqu’elle rompt son silence
légendaire, c’est souvent pour livrer avec prosaïsme des consignes aussi
vastes que déroutantes.
Sous les apparences d’un mysticisme intuitif, de près, c’est en fait une
géologie précise qui se dessine à chaque répétition, une attention aux
passions bonnes ou mauvaises, sur lesquelles les danseurs exercent leur
emprise. Avec Pina Bausch, on comprend ce qu’Antonin Artaud veut dire
lorsqu’il écrit dans L’Ombilic des Limbes : « l’homme se possède par
éclaircies ».
Interprète majeure de ses oeuvres, vous êtes Clytemnestre dans l’opéra
dansé Orphée et Eurydice en 1974, l’innocente et inoubliable
prostituée des Sept Péchés Capitaux, et dans Arien, vous vous mourez
d’amour pour un hippopotame. Vous avez été l’une des Elues ou Victimes
du Sacre, vous dansez de douleur dans Kontakthof, ou encore dans
Walzer 1. Vous avez également participé à la création d’Ahnen en 1987 et
dansé dans L’Histoire du soldat monté par Sabine Herken en 2001.
La pensée chorégraphique de Pina Bausch, vous l’avez incarné avec une
virtuosité et une expressivité remarquables. Même si au cours de cette
collaboration artistique, vous avez connu d’autres metteurs en scène, et
avez dirigé des chorégraphies d’acteurs ou de chanteurs d’opéra, vous
aviez signé comme un pacte secret avec la grande dame de Wuppertal.
Lorsqu’en 2007, Pina Bausch vous demande de mettre en scène
Kontakthof que vous aviez créé ensemble trente ans auparavant, mais
cette fois avec des adolescents n’ayant aucune expérience de la scène,
c’est avec une passion pour la transmission que vous vous lancez dans ce
nouveau projet. Cette aventure menée avec Bénédicte Billiet a donné lieu
à un remarquable documentaire Les Rêves dansants. Sur les pas de Pina
Bausch réalisé par Anne Linsel et Rainer Hoffmann en 2008.
Dans votre autobiographie, on découvre une enfance australienne, vos
responsabilités de mère, vos choix et vos exigences d’artistes, votre
admiration et votre amour de Pina Bausch, la vie et le travail de la troupe
dans ce temple de « Wuppi » auquel Wim Wenders a rendu un si bel
hommage dernièrement, dans son film Pina.
Je suis très heureux de saluer aujourd’hui l’oeuvre d’une artiste
éblouissante, qui cache derrière son regard clair l’engagement total, corps
et âme, qui fait les plus grands danseurs.
Chère Josephine-Ann Endicott, au nom de la République française, nous
vous remettons les insignes d’Officier de l’ordre des Arts et des Lettres.
Cher Mourad Merzouki,
Remiser les stéréotypes au placard, déchirer les étiquettes, sortir la danse
hip-hop de ses carcans, convoquer l’imaginaire du cirque, la danse dans la
boxe, les danseurs de hip-hop en queue-de-pie… l’image de « culture de
banlieue » associée au hip-hop vole en éclat avec des chorégraphes de
votre talent.
Art où l’on défie l’apesanteur, où l’on rivalise de virtuosités acrobatiques,
avec des baskets en guise de ballerines, le hip-hop est venu avec vous
apporter à la danse son vocabulaire et sa formidable créativité. De la rue
aux lieux institutionnels et aux tournées internationales, il irrigue plus que
jamais, grâce à vous, tout le spectre de la création chorégraphique
contemporaine.
En confrontant la danse à de nouvelles exigences, vous la décloisonnez,
en lui faisant prendre des risques, vous êtes en train d’écrire une nouvelle
de son histoire. Dans vos spectacles on trouve aussi bien l’univers théâtral
du cirque que le graphisme de la bande dessinée, des références au
burlesque de Chaplin, le monde du roller et de ses « battles » de slalom,
avec l’utilisation des gobelets dans Agwa, des violons et des punching
balls comme partenaires chorégraphiques. L’accessoire devient cet autre
autour duquel on tourne, avec qui l’on joue, que l’on détourne et qui
riposte. Freestyle.
Vous apprenez le rythme, le sens du mouvement, des déplacements
rapides et agiles avec la boxe que vous pratiquez dix ans, en empochant
au passage un titre de champion de France. Votre professeur de boxe
vous initie également au monde du cirque et vous découvrez l’univers de
l’acrobatie. Lorsque le hip-hop démarre, avec la fameuse émission de
télévision conçue et animée par Sidney, vous vous mettez à « breaker ».
C’est cet apprentissage multiple qui vous permettra d’ouvrir les cages avec
Käfig, qui signifie précisément cage en arabe et en allemand, et qui sera
plus tard le nom de votre compagnie.
En 1989, vous fondez la compagnie Accrorap avec Kader Attou. L’année
suivante, votre rencontre de Jean-Marie Bihl et Guy Darmet vous offre
l’opportunité de vous produire sur scène. Quatre ans plus tard vous
proposez pour la Biennale de Lyon, Athina : la pièce fait le tour du monde
et le succès de Kelkemo renforce par la suite la renommée d’une
chorégraphie qui sait concilier dans un geste cohérent différentes écritures
chorégraphiques. En 1996, vous rompez avec la troupe Accrorap et
présentez aux Rencontres Urbaines de hip-hop de La Villette le spectacle
Käfig avec lequel vous entrez dans le cénacle des chorégraphes les plus
en vue.
Avec Récital, vous bousculez les codes en mettant en scène la
confrontation d’un langage contemporain issu du hip-hop et un concert de
musique classique. Une exigence d’ouverture que l’on retrouve également
dans Dix versions, en 2001, où la prouesse du hip-hop est valorisée par
des cercles lumineux dans un ensemble plastique épuré. Puis vous
renouez avec Kader Attou pour la création Mekech Mouchkin – Y’a pas de
problème dans le cadre de l’année de l’Algérie en France, avant de revenir
à vos anciennes amours, le cirque, dans Terrain vague. Deux ans plus tard
vous rencontrez avec Agwa un succès retentissant avec les danseurs
cariocas de la Companhia urbana de Dança, dans une chorégraphie pour
11 danseurs chaussés de bottes en caoutchouc, portant parfois des capes
de pluie transparentes, qui sur des rythmes de hip-hop, de samba, de
musique d'Europe centrale et de capoeira, offre une création francobrésilienne
totalement inédite par sa fraîcheur et son énergie.
Avec la création de Boxe, boxe en 2010, en collaboration avec le quatuor
Debussy, vous montrez une fois de plus une dextérité esthétique
extraordinaire et un sens inégalé du dialogue entre les arts et les styles
dans lequel, sur l’échiquier des cadences et des pas de danses, la danse
fait feu de tout bois.
Le style Merzouki a voyagé avec la compagnie Käfig et multiplié les
collaborations. Récemment vous avez adapté pour les danseurs chinois de
la Beijing Modern Dance Company votre spectacle Récital. Vous avez
également mis en scène aux côtés de Jeannot Painchaud, « ID », la
nouvelle production du Cirque Eloize, créée en Corée.
Prix de meilleur jeune chorégraphe 2004 au Festival International de
Danse de Wolfsburg en Allemagne, aux côtés de Sidi Larbi Cherkaoui et
Tero Saarinen, Prix du Nouveau Talent Chorégraphique de la SACD en
2006, vous recevez également le Trophée Créateurs sans frontières en
2008 des mains du ministre des Affaires Etrangères et Européennes. A la
tête du Centre Chorégraphique National de Créteil et du Val-de-Marne
depuis 2009, vous êtes la deuxième personnalité de la danse hip hop à
diriger un CCN en France avec Kader Attou, et vous dirigez également le
Pôle Pik, centre de formation et de production à Bron, dans la région
lyonnaise à laquelle vous êtes particulièrement attaché, dédié à la danse
hip-hop.
Vous renouvelez la scène de la danse contemporaine, en lui donnant un
nouveau dictionnaire fait d’humour et de gravité, en croisant les
imaginaires, en réinventant la joie du corps.
Cher Mourad Merzouki, au nom de la République française, nous vous
faisons Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres.
Chère Marie Chouinard,
« Je suis vivante, éphémèrement, présente, intensément ». C’est par cette
phrase que vous vous êtes présentée lors d’une interview. Elle pourrait
être la profession de foi de chacune de vos chorégraphies.
Communicatifs comme jamais, les corps dansants s’assimilent dans vos
spectacles à une machinerie robotique futuriste, parfois mécanique,
entravée, futuriste, profondément sensuelle. Une humanité nouvelle où le
corps se fait le réceptacle d’une animalité retrouvée, érotisée et
métamorphosée – tout comme les spectateurs qui en ressortent bousculés
et éblouis.
Chère Marie Chouinard, avec vos solos pendant douze ans, puis à travers
la compagnie que vous dirigiez depuis 1990, votre oeuvre chorégraphique
est à chaque tentative absolument accomplie. Vous y croisez les
gestuelles occidentales, explorées à Berlin ou à New York, avec vos
apprentissages de la danse de Bali ou du Népal, en y joignant la force du
désir et l’oubli de la règle.
« Pulsion vitale », « mystère », « onde inconnue », « cristallisation vers un
ordre nouveau », tel est le vocabulaire que les critiques associent à vos
créations. S’y ajoutent le cri, les excrétions, les prothèses en tout genre, de
la béquille au suspensoir, dans un rythme qui émerge des souffles et des
chocs.
L’accompagnement musical se joue quant à lui du répertoire, du Sacre du
Printemps à l’Après-midi d’un faune, des préludes de Chopin à Luciano
Berio, des variations Goldberg complètement explosées aux mélopées
New Age. Bruit de ressac des vagues, cris de mouettes, fonds sonores
industriels remixés avec Bach, trombes fendant l’air : le compositeur avec
lequel vous travaillez depuis plus de quinze ans, Louis Dufort,
accompagne au plus près la créativité de vos chorégraphies.
Depuis vos débuts québécois et la création en 1978 de Cristallisation, vous
incarnez une avant-garde exigeante et provocatrice qui reflète
l’extraordinaire énergie dont la scène montréalaise est capable. Les
scandales pour vos expérimentations et les extases charnelles présentées
en pleine scène ont défié la chronique des critiques. Vous proposez une
oeuvre inédite et fascinante, aussi spirituelle qu’animale. Avec Marie Chien
Noir, Drive in the Dragon, STAB, le ballet de Debussy et le Sacre, les prix
affluent, comme celui de Jacqueline Lemieux, le prix Jean A. Chalmers
pour la chorégraphie, le Paper Board Award de 1994, le New York
Performance Arts Award, le Bessie Award, le prix de la SACD 2003 en
France.
Votre renommée internationale prend une nouvelle dimension en 1998,
avec la reprise de vos solos et autour du spectacle Trois fois Marie
Chouinard. Vous êtes alors obligée de composer une seconde équipe de
danseurs au coeur de votre compagnie pour pouvoir répondre aux
demandes de spectacles venant des quatre coins de la planète.
Avec notamment le Cri du Monde, des Feux dans la Nuit, Chorale ou Body
Remix/Goldberg Variations qui vaudra aux danseurs de la compagnie le
Gemini Award, votre travail est suivi dans le monde entier, à l’instar de
votre ballet en un acte le Nombre d’or, actuellement en tournée
internationale.
Egalement cinéaste et photographe, vous représentez dans le monde de la
danse l’une des figures les plus marquantes de la création contemporaine,
une artiste complète au service de tous les possibles.
Chère Marie Chouinard, au nom de la République française, nous vous
remettons les insignes de Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres.