Comment un musée s’est-il constitué, de quelles manières peut-il créer et alimenter
ses collections ? Comme tout ce qui se rapporte aux origines, cette question reste je
crois, pour nombre de nos concitoyens, une énigme. Aux yeux mêmes des
spécialistes, d’ailleurs, elle demeure d’une rare complexité, tant sont variés les
modes d’entrée d’une oeuvre dans un musée, dont se font l’écho les cartels des
tableaux : don, achat, legs…
Le dispositif de la « dation » est probablement moins connu du grand public, et
d’ailleurs relativement récent puisqu’il n’existe que depuis un peu plus de 40 ans, la
loi qui l’a mis place ayant été votée le 31 décembre 1968, pour entrer en vigueur en
1970. Le ministère de la Culture et de la Communication en a célébré comme il se
doit le 40e anniversaire.
La dation est un acte symboliquement fort, car, comme l’indique son étymologie, il
s’agit d’abord d’un geste de « don », non pas seulement à l’Etat, mais aussi, et par
là même, à chacun. Par-delà l’acquittement de droits fiscaux – de succession –, ce
sont ainsi des oeuvres d’art infiniment précieuses du point de vue esthétique et
patrimonial qui sont mises à la disposition de la collectivité tout entière et des
générations futures, qui dès lors les possèdent en partage. C’est là, je crois, un
mécanisme vertueux et très équilibré, qui, d’ailleurs, vous le savez, a déjà permis,
notamment, la création du Musée national PICASSO, le plus important consacré au
peintre, ainsi que l’entrée de plus de 300 oeuvres au Musée d’Orsay, 313
exactement, parmi lesquelles des toiles aussi emblématiques que Le Déjeuner sur
l’herbe d’Edouard MANET ou que L’Origine du monde de Gustave COURBET.
C’est pourquoi je voudrais d’abord saluer la famille de William BOUGUEREAU, dont
le geste de « dation » de ces cinq chefs-d’oeuvre bénéficiera à chacun d’entre nous
et contribuera fortement au rayonnement du Musée d’Orsay.
Ce peintre très important dans l’histoire de la peinture française n’était jusqu’ici
représenté à Orsay que par trois tableaux, qui s’ajoutaient à une trentaine de toiles
en région : il comptera désormais un magnifique ensemble parisien, qui illustre toute
la diversité de son talent et le fera mieux connaître des amateurs et des
professionnels.
Depuis « Égalité », qui date de 1848, jusqu’aux « Oréades » de 1902, c’est plus
d’un demi-siècle d’une carrière chargée de succès et d’honneurs, mais aussi et
surtout de recherches picturales qu’il nous est donné de découvrir ou de
redécouvrir. Nous ne pouvons qu’admirer cette rare perfection formelle et cette
maîtrise absolue du dessin, qui contiennent toute tentation d’outrance ou
d’exacerbation romantique et symboliste, tout en participant de ces deux
esthétiques successives.
Cette rigueur dans le tracé et le modelé des corps ne relève, je crois, nullement d’un
quelconque académisme. Elle constitue, au contraire, un moyen d’obtenir un
surcroît de force et d’effet dans le rendu du mouvement, de la tension voire de la
torsion des muscles, au bord de la rupture dans l’impressionnant « Dante et Virgile
aux Enfers ».
William BOUGUEREAU ne remet pas en cause la hiérarchie des genres,
religieux ou mythologique, mais renouvelle ces genres de l’intérieur, non
par la transgression, mais par l’exploration de leurs limites et de leurs
codes. Très évocateurs sont, à cet égard, ses titres, souvent
énigmatiques, qui signalent volontiers ce subtil programme d’infime
subversion : ainsi d’« Égalité » qui, en 1848, semble devoir entrer en
résonance avec la Révolution et ses mots d’ordre, mais qui, en réalité, les
détourne au profit d’une interprétation religieuse, spirituelle, éthique, à
travers cet ange déployant ses ailes noires comme une « vanité »
moderne et paradoxale, celle de l’égalité devant la mort. Je pense aussi
au titre de « Compassion », qui signale un discret renouvellement du motif
du Christ en croix, sans dolorisme paroxystique, mais comme incarnation
d’une nouvelle charité placée sous le signe d’une double croix, d’une
fraternité quasi gémellaire, celle de l’Homme qui vit la Passion « avec » le
Sauveur, littéralement en « com-passion » avec lui. Je pense enfin au titre
de « L’Assaut », qui suggère la violence latente d’une scène ayant, au
premier regard, la grâce souriante du XVIIIe siècle, mais écrasée sous le
nombre et la prolifération presque inquiétante des figures d’Eros…
Je me réjouis donc que la Commission interministérielle d’agrément pour
la conservation du patrimoine artistique national, présidée par le
Professeur Jean-Pierre CHANGEUX, ait su déceler la valeur artistique et
patrimoniale exceptionnelle de ces oeuvres, et rendre possible leur entrée
au Musée d’Orsay. Elles viendront ainsi enrichir les débuts de la période
envisagée par le Musée. Et en correspondance avec les autres toiles qui y
sont exposées, elles permettront à chacun des visiteurs venus de tous les
horizons, d’étendre leur palette esthétique et d’approfondir la qualité de
leurs émotions et de leurs connaissances picturales. Car, à l’heure où
nous avons introduit l’éducation artistique et culturelle à l’école, nous
savons qu’en matière d’art, le savoir et le plaisir ne sont nullement
antagonistes mais complémentaires, qu’ils se renforcent l’un l’autre au
profit d’une véritable participation esthétique du spectateur.
Je renouvelle mes remerciements aux héritiers de William
BOUGUEREAU, félicite le Président Guy COGEVAL pour cette
magnifique acquisition, et souhaite à chacune et à chacun de très belles
rencontres partagées avec l’art et la culture d’excellence, incarnés par
cette peinture.
Je vous remercie.