Initiative du ministère de la Culture, "L'été culturel", destiné à relancer les activités culturelles à l'issue du confinement, a rencontré un succès prometteur. Focus au Théâtre national de Strasbourg.

« "La traversée de l’été" est à la croisée de deux ambitions, indique Bertrand Salanon, délégué au projet artistique du Théâtre National de Strasbourg : d’abord, que les artistes et le public retrouvent, en cette période inédite de crise sanitaire, le chemin du théâtre ; ensuite – et Stanislas Nordey le souhaitait dès son arrivée à la tête du TNS – que le théâtre reste ouvert pendant l’été et offre une opportunité pour d’autres publics – ceux qui ne partent pas en vacances ou les jeunes en situation de décrochage scolaire, par exemple ». Le budget de cette opération, de l’ordre de 300 000 euros, auquel le ministère de la Culture a contribué à hauteur de 250 000 euros, dans le cadre de « L'été culturel », a permis de « constituer des contenus et de mettre en place une équipe de coordination » se félicite-t-il. Résultat : « La traversée de l’été » est un « formidable outil d’expérimentation ». Et une belle réussite.

Troupe Avenir : comme des professionnels

Première escale au Théâtre de Hautepierre, situé dans le quartier éponyme de l’ouest de Strasbourg. Sa population, constituée d’environ cinquante nationalités, est l’une des plus jeunes de l’Hexagone. Sous la direction du comédien et metteur en scène Mohand Azzoug, c’est là en effet que répète la « Troupe Avenir ». Pendant deux semaines, cette troupe éphémère issue d’un dispositif qui existe depuis une quinzaine d’années, réunit des jeunes qui n’ont pas ou peu pratiqué le théâtre. En l’occurrence, pour le cru 2020, les 15 stagiaires sont tous issus d’associations du champ social.

« On pense à la pièce même quand on dort », reconnaît Ömer, l'un des 15 apprentis comédiens de la Troupe Avenir

À peine a-t-on mis un pied dans le théâtre que l’on est immédiatement saisi par l’atmosphère d’extrême concentration qui se dégage du plateau. C’est certainement dû à l’imminence de la restitution publique de 7 secondes - In God We Trust de Falk Richter. « La pièce retrace l’histoire d’un pilote d’avion qui survole et lâche des bombes sans véritablement savoir où. Falk Richter est parti d’un canevas qui parle à tout le monde : la guerre en Irak. A partir de là, il extrapole et s’interroge sur notre rapport à l’image, sur la façon dont les événements ont été transformés en show TV », souligne à voix basse Mohand Azzoug tandis que les apprentis comédiens font des exercices de préparation corporelle au jeu sous la direction de Marc Proulx. « Les acteurs passent par de nombreux états, tantôt celui de l’accro de jeu vidéo, tantôt celui du combattant, tantôt celui du commentateur journalistique… C ’est sans doute assez déstabilisant, mais cela leur permet d’avoir énormément de places différentes », poursuit-il avant de lâcher enthousiaste : « Je trouve qu’ils s’en sortent très bien ».

Troupe Avenir

En recueillant le témoignage des jeunes pendant la pause déjeuner, on est frappé par leur sérieux et leur engagement. « On pense à la pièce même quand on dort, reconnaît Ömer, la plupart d’entre nous voulait faire du théâtre mais n’en avait jamais eu l’occasion. Le TNS nous donne cette opportunité et nous fait travailler comme des professionnels. C’est intensif, beaucoup plus dur que ce que je pensais. Au lycée, je ne savais pas qu’il y avait des écoles, ou alors je croyais que cela coûtait une fortune de s’inscrire. Je veux être comédien, je suis d’ailleurs en train de passer un concours ». Même enthousiasme chez Marie : « Le travail avec Marc Proulx nous aide énormément sur le plateau. Comment entrer, se déplacer, rester immobile tout en étant là. Travailler sur le corps aide à lâcher prise du côté des émotions. On fait un mouvement, on va au bout. On fait la même chose avec les mots ».

Initiation à l’écriture dramatique

« J’ai envie d’écrire des scènes où mon personnage parle de ses hallucinations. Il entend des bruits, ceux de sangliers la nuit, par exemple », explique Marylise Sigwalt au sujet du texte qu’elle est en train d’écrire, inspiré par son père, malade d’Alzheimer. Elle est l’une des participantes à l’atelier d’écriture – dont les quatre sessions, d’une durée de deux semaines, ont rythmé cette « traversée de l’été » – conduit par Pauline Peyrade. « Comment structures-tu tout cela ? Sur quelle temporalité es-tu ? Je pense que tu pourrais tirer profit de la lecture du Journal d’un fou de Gogol », lui répond la jeune autrice et metteuse en scène dont les textes, publiés aux Solitaires Intempestifs, portent haut la parole des femmes. Elle est également – ce n’est pas un hasard – co-responsable depuis 2019 du département Écrivains-Dramaturges de l’ENSATT avec Samuel Gallet.

Comment structures-tu tout cela? Sur quelle temporalité es-tu? Je pense que tu pourrais tirer profit de la lecture du Journal d’un fou de Gogol

Cet échange résume à lui seul l’atelier tout entier : si les douze participants – ils vont « d’une retraitée de 75 ans à une lycéenne de 16 ans, certains connaissent le théâtre, d’autres participent à un atelier d’écriture pour la première fois » – sont « hyper-investis », on retourne le compliment à la jeune autrice qui, à la veille du dernier jour d’atelier, écoute, prend des notes et conseille chacun avec une rare précision. « La première semaine, chaque exercice était accompagné d’un temps de lecture. L’idée était de leur faire essayer un maximum de formes et de les amener à réfléchir : qu’est-ce qui fait qu’un dialogue avance, quel est le rapport à la langue, qu’est-ce que ça raconte d’un personnage ? » explique Pauline Peyrade. « Pour avoir un accompagnement au plus près des propositions, j’ai fait des petits groupes. On revient toujours à la spécificité de l’écriture dramatique », poursuit-elle avant de dresser un premier bilan.

atelier d'écriture

« Beaucoup de chemin a été fait, se réjouit Pauline Peyrade. Qu’ils aient écrit avant ou pas, tous ont expérimenté quelque chose. Ce qui était important, c’était aussi qu’ils accompagnent les projets des autres. Quand on veut écrire, il faut être un bon lecteur. Cela donne des clés pour soi-même d’accompagner quelqu’un qui écrit ». Le dernier jour, place aux participants. « Quel que soit leur choix – dire où ils en sont ou livrer un extrait de texte – il leur appartient de s’emparer de l’outil éphémère qu’on a inventé », poursuit-elle, en reconnaissant que l’exercice lui apporte beaucoup : « Les ateliers d’écriture sont toujours riche d’enseignements. Dans mon travail d’autrice, je sais instinctivement comment entrer dans la tête d’un personnage, par exemple ; mais dans le cadre d’un atelier d’écriture, il faut dire précisément pourquoi, nommer les choses. C’est passionnant ».

Résidence d’écriture

Guillaume Cayet, trente ans et déjà une œuvre prolifique derrière lui, est l’un des deux auteurs invités en résidence d’écriture dans le cadre de « La traversée de l’été » (l’autre étant Gwendoline Soublin). Quand on le retrouve à la terrasse du café du TNS, le carnet noirci de numéros et le téléphone portable en évidence sur la table, ne trompent pas : « ma résidence a commencé la semaine dernière, pour l’instant, je me suis surtout attaché à entrer en contact avec les structures qui me permettent d’affiner mon projet d’écriture » confirme-t-il. En l’occurrence, un projet autour des « mères en situation d’addiction à l’héroïne », sujet sensible où l’anonymat est de mise. « J’ai rencontré l’équipe d’un centre de soins qui accompagne les personnes en situation d’addiction. Avoir accès aux personnes est encore plus difficile avec le Covid-19. Je compte aussi aller à la salle de shoot du CHU. Enfin, je rencontrerai les responsables de l’association Ithaque qui dispose d’un bus qui sillonne les territoires ruraux » poursuit-il.

Est-ce qu’on a le droit dans notre société d’être mère et héroïnomane ? C'est l'une des questions à l'origine de la résidence d'écriture de Guillaume Cayet

Ce projet, Guillaume Cayet, l’a en tête depuis longtemps : « La drogue, et surtout l’héroïne, ont touché beaucoup de personnes qui étaient à l’école avec moi. Cela m’intrigue de savoir pourquoi certains de mes camarades ont ce parcours avec les drogues, et pas moi. Ensuite, il y a la question des femmes et de l’héroïne. Est-ce qu’on a le droit dans notre société d’être mère et héroïnomane, c’est également une question qui m’interpelle. Enfin, je suis originaire de la région, je savais que des associations étaient présentes sur le terrain, cela légitimait encore plus le fait de mener le projet à Strasbourg ».

Pour le jeune auteur, cette résidence est avant tout un moment de collecte de l’information et de rencontres. « La décantation et le geste d’écriture viendront après » précise-t-il. Pour autant, il a déjà de solides pistes : « Dans mon esprit, le sujet requiert un traitement épique ». L’envie aussi de combattre certaines idées reçues, à commencer par celle que les territoires ruraux, qui sont au cœur de ses textes, seraient moins touchés par la drogue que les territoires urbains. « Je pense que les chiffres sont sous-évalués. Quand on habite à la campagne, ce n’est pas toujours simple d’aller à la pharmacie, il y a le jugement des autres. Les associations s’occupent d’amener des seringues et du matériel pour que les gens puissent avoir une consommation plus sûre ». Autre question, celle de la différence des traitements au fil du temps : « Par le passé, on essayait d’amener les gens vers l’abstinence, tandis qu’aujourd’hui, on va vers une réduction des risques. Il n’y a plus ce côté moral, ça renvoie chacun à sa propre responsabilité ». Autant de fils dont l’auteur souhaite nourrir son texte commandé pour janvier prochain.

Lecture dans un EHPAD strasbourgeois

Dernière étape avec les « Brigades contemporaines », originalité de cette « traversée de l’été », composées d’acteurs issus du TNS qui sillonnent l’espace public et certains lieux (EHPAD, structures du champ social, établissements scolaires…) avec dans leurs poches des textes courts contemporains qu’ils donnent à entendre. La « brigade » du jour est composée d’Hélène Schwaller, membre par le passé de la troupe permanente autour de Stéphane Braunschweig, et de Léa Sery qui vient de terminer sa formation. Les deux comédiennes ont choisi de présenter Dans le monde de Claudine Galea, aux pensionnaires de l’EHPAD Bethesda Contades en plein cœur de Strasbourg. « Le texte est très beau, c’est une sorte de conte : Bella Sirène va vers le monde et trouve l’amour, elle se projette », commente Hélène Schwaller avant de se soumettre, situation sanitaire oblige, au protocole – questionnaire, prise de température – prévu pour chaque visiteur.

«Nous sommes avides d’écouter les comédiennes!», lancera une pensionnaire de l'EPHAD

Dans la salle de l’EHPAD dédiée aux activités, comme en atteste la présence d’un orgue, des pensionnaires ont pris place. C’est peu dire qu’elles attendaient les actrices de pied ferme. « Nous sommes avides d’écouter », lancera l’une d’elle. Regards tournés vers les comédiennes, dos droit le long de la chaise, les pensionnaires ne perdent pas une miette de la lecture où le duo de comédiennes fait merveille. « Ce n’est pas une sirène tentatrice », « elle réussit à s’échapper de son monde, ce n’est pas un être imaginaire »… A la fin de la lecture, les réactions sont nombreuses et nourries, signe que celle-ci a été particulièrement appréciée. Bienfaisance, bienveillance : c’est l’un des ressorts de cette formidable opération, selon Hélène Bensoussan, coordonnatrice de « La traversée de l’été » : « On peut s’adresser à une personne comme à dix, c’est magique à chaque fois ».

 

Les voyages d’Ulysse dans L’Odyssée d’Homère à Lieu d’Europe

Odyssée - Homère

Créée au festival d’Avignon l’an dernier, puis jouée dans les jardins de la DRAC Grand Est, au MUCEM à Marseille, et enfin à La Villette, l’Odyssée d’Homère dans la très belle traduction de Philippe Jaccottet, n’a plus de secrets pour Blandine Savetier, sa metteuse en scène, qui, conformément à la demande à l’époque d’Olivier Py, le directeur du festival d’Avignon, en a tiré 13 épisodes de 50 minutes. À ceci près que seuls les voyages d’Ulysse ont été conservés pour la version proposée pour « La traversée de l’été » et qu’une troupe composée aussi bien de récents diplômés du TNS, que d’élèves issus de la classe préparatoire ou de la Troupe Avenir, remplace celle de l’an dernier, exclusivement composée d’amateurs.

À quelques minutes de la représentation dans le jardin de « Lieu d’Europe », site dédié à la promotion de la citoyenneté européenne dont le choix, présidence grecque de l’Union européenne oblige, ne doit rien au hasard, la tension est palpable. L’épisode choisi est celui du Cyclope. « Conte-moi sans rien dissimuler où tes errances t’ont mené »... C’est parti : Mélody Pini au chant, et Paul Fougère, qui incarne un cyclope plus vrai que nature, tous deux diplômés du TNS en 2019, impressionnent par leur maîtrise, bientôt suivis par leurs camarades qui se relaient pour incarner Ulysse.