A la frontière du design et de l’art contemporain, la 9e biennale de design de Saint-Etienne se penche jusqu’au 12 avril sur « Les sens du beau ». Retour sur trois façons de penser – trois façons de vivre, aussi – une discipline en pleine vitalité : la création industrielle (1/2).
« La beauté réside dans toutes les étapes de la création »
« L’Essence du Beau », une présentation de la scène européenne des écoles de design par Sam Baron
L’Essence du Beau – comment ne pas entendre ce titre comme un clin d’œil évident au thème de la biennale ? – représente la contribution de nombreuses écoles européennes de design à la manifestation stéphanoise. Sam Baron, lui-même ancien élève de l’école supérieure d’art et design de Saint-Étienne, aujourd’hui directeur de la section design de Fabrica, en est le commissaire. « J’ai abordé cette thématique en m’interrogeant sur la beauté dans les processus de création, dit-il. La beauté ne réside peut-être pas seulement dans le résultat final, mais également dans toutes les étapes qui accompagnent le projet, de l’idée jusqu’à sa réalisation ». Résultat : une sélection d’une trentaine de projets reflétant un large panorama de la création parmi les jeunes générations européennes et internationales. Par exemple, Ashes de Birgit Severin, Affone de Léo Virieu (voir ci-dessus), Sustento de Pablo Mateu, Regalvanize de Tino Seubert, Gueridon de Maud Piccolini ou Bute Fabrics de Marcin Rusak.
« Pourquoi dessiner un objet aujourd’hui ? Pourquoi n’utiliserait-on pas son packaging pour être l’objet lui-même ? Le processus industriel ne peut-il pas être dévié pour devenir domestique et pictural ? »
« L’exposition est composée de modules, séparés par des paravents, poursuit Sam Baron. Chaque module est le même pour chaque créateur : au milieu est posé ou accroché l’objet tandis que le nom, l’origine et l’école du créateur sont indiqués à gauche, et la présentation du projet à droite, de même que la réponse à la question que nous leur avons posé : que représente la beauté pour vous ? L’idée était de créer un univers, de rentrer dans l’atelier du créateur, ces paravents ont une forme légèrement arrondie, chaque module est comme les pages d’un carnet ouvert ». Quant aux pièces, elles sont digitales ou tridimensionnelles, pratiques ou conceptuelles et montrent aussi bien les différentes façons de penser des designers que les différentes étapes de la réflexion. « Certaines ne sont que des expérimentations sur la matière quand d’autres sont pratiquement terminées et pourraient déjà partir en production », précise Sam Baron. « On sent parmi cette jeune génération l’émergence de personnalités qui avant de prendre le crayon s’interrogent énormément – pourquoi dessiner un objet aujourd’hui ? pourquoi n’utiliserait-on pas le packaging d’un objet pour être l’objet lui-même ? Le processus industriel ne peut-il pas, à un moment donné, être dévié pour devenir domestique et pictural ? C’est extrêmement intéressant à observer », conclut-il.
Sam Baron, diplômé de l’École supérieure d’art et design de Saint-Étienne, travaille actuellement comme designer pour des marques telles que Vista Alegre, Hennessy ou encore Dinh Van tout en occupant la direction créative de la section design de Fabrica.
« Un enfant se déguise avec n’importe quoi, c’est l’histoire qu’il s’invente qui compte »
« Le Bestiaire », une collection de déguisements conçue pour les enfants par Ionna Vautrin
« Lorsqu’on est déguisé, on se soucie finalement assez peu d’être beau, c’est davantage l’effet que l’on produit qui est amusant, beau, moche, vilain, effrayant, c’est la métamorphose comique qui est intéressante », c’est par une pirouette pleine d’humour que la jeune designer Ionna Vautrin parle du Bestiaire, l’exposition pour les enfants que lui a confié la Cité du design. L’idée d’une collection de déguisements lui est venue aussi spontanément que celle d’adopter la forme du bestiaire : « Je voulais parler de la métamorphose du déguisement mais aussi raconter des fables, le bestiaire relevait donc presque de l’évidence. En outre, les animaux sont omniprésents dans les objets décoratifs créés par les designers, interroger cet aspect me semblait donc intéressant ». Sur la base d’un cahier des charges très précis – matériau (en l’occurrence du simple papier kraft), principe du déguisement, gamme de couleurs, type de fabrication – Ionna Vautrin a ensuite passé commande à quatorze artistes. « Tout le monde a joué le jeu, les créateurs sont graphistes, illustrateurs, auteur de BD, photographe, designers d’objets, peintres… Le déguisement s’enfile comme un petit pull, Louise de Saint Angel a fait un orang-outang très naturaliste, Leslie David, un yéti très abstrait, Bonnefrite a eu l’idée d’un animal imaginaire, Les graphiquants ont fait un zèbre… »
« Lorsqu’on est déguisé, on se soucie assez peu d’être beau, c’est davantage l’effet que l’on produit qui est amusant »
L’objectif de cette collection ? « Je voulais que l’on ait énormément de visions de l’enfance, de l’animal et du déguisement. Le plus subversif est Felipe Ribon, il a fait la photo d’un rat de laboratoire disséqué, l’avant du déguisement représente la table de dissection, l’arrière, le poil de l’animal. Les réactions des enfants sont très variées, à l’image de celles qu’ils auraient dans un musée d’histoire naturelle : regarder les bocaux fait peur et fascine en même temps, il y a un côté pédagogique ». Le choix du kraft ne doit rien au hasard : « Je voulais du kraft pour avoir de la matière mais aussi un côté un peu pauvre, un enfant se déguise avec n’importe quoi, un simple carton peut lui suffire, c’est l’histoire qu’il s’invente qui compte ». Jouxtant l’exposition, Ionna Vautrin a aussi imaginé un atelier : « Les enfants se mettent dans la peau d’un graphiste, on leur donne une impulsion en leur proposant des silhouettes d’animaux, à eux ensuite de se servir dans un catalogue de formes et de motifs, nous avons mis à leur disposition de grands chevalets sur lesquels ils peuvent dessiner ». Prochaine étape pour les déguisements : essayer de passer au stade de la production.
Ionna Vautrin, célèbre pour sa lampe Bin ic édité par la marque de luminaires Foscarini, a ouvert son bureau en 2011 après avoir fait ses premières armes auprès des frères Bouroullec. Depuis, elle enchaîne les collaborations portées par son univers féminin et poétique, savamment détourné.
« Acoustique, architecture, sons, environnement »
« Experience Beauty Through Sound » sur le site Le Corbusier de Firminy par Yuri Suzuki
« Le pavillon acoustique s’adresse aussi bien aux enfants qu’aux adultes ». Joint à Londres où il est installé, Yuri Suzuki, le designer sonore japonais qui a créé le pavillon acoustique sur le site Le Corbusier de Firminy, s’empresse de le préciser. Ce n’est pas parce que les embouts coniques sur lesquels les visiteurs sont invités à coller leur oreille font penser à l’univers enfantin que les jeunes visiteurs sont les seuls conviés, bien au contraire. A l’aide d’un réseau de tuyaux, chacun a la possibilité de créer des structures de différentes longueurs, droites ou angulaires, et d’entendre de quelle manière les sons évoluent dans l’espace. Yuri Suzuki est très honoré d’avoir pu imaginer une installation dans le cadre du prestigieux site de Firminy.
« L’environnement acoustique est en réalité aussi important que le son lui-même »
Appréhender le son dans un espace qui impressionne d’abord par sa forme, c’est tout l’enjeu du projet. Le designer revendique l’influence du compositeur et architecte Iannis Xenakis lequel s’était précisément associé à Le Corbusier pour créer en 1958 à l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles, le pavillon Philips basé sur un étonnant système de spatialisation du son. « J’ai toujours été un designer sonore. La musique, en raison du son, de la composition, est naturellement intéressante pour un designer. A travers cette exposition, je voulais aussi que les visiteurs soient en prise avec l’acoustique, car l’environnement est en réalité aussi important que le son lui-même. je veux qu’à travers les instruments, les visiteurs puissent créer leur propre univers acoustique, c’est ma contribution au thème de la beauté ».
Né à Tokyo en 1980, Yuri Suzuki est un artiste pluridisciplinaire : designer et artiste sonore, compositeur de musique électrique, il est réputé pour son travail sur le son. Il est le fondateur et directeur artistique de Yuri Suzuki Ltd.
« Les sens du beau » à la Biennale internationale de design de Saint-Etienne
Dans le monde du design, quelles valeurs sont véhiculées par l’esthétique? Que murmurent-elles sur l’état du monde ? Sur la monotonie des productions mondialisées ? Pour Elsa Francès et Benjamin Loyauté, co-commissaire général de l’édition 2015 de la biennale de design, l’enjeu de la manifestation qui se tient à Saint-Étienne jusqu’au 12 avril est de montrer que d’autres voies sont possibles que celles de la globalisation. « Nous avons voulu faire découvrir et ressentir ce que le geste esthétique peut offrir », disent-ils. Pour faire ressortir « Les sens du beau », ils proposent plus de 60 expositions et événements faisant appel notamment à la créativité du jeune design issu des écoles européennes et à une présentation de la scène internationale. En 2010, rappelons-le, Saint-Étienne est devenue membre du réseau des villes créatives de design de l'Unesco, qui ne regroupe que 11 villes au monde, dont trois seulement en Europe, avec Berlin et Graz.