L’émotion qu’ont suscitée vos paroles, cher Abdou DIOUF, est aussi un peu à l’image de l’appel d’air que provoque la culture. Elle n’est plus un « supplément d’âme », ce simple ornement du temps des monarchies dont parlait TOCQUEVILLE, elle me semble plutôt répondre à la belle définition de la beauté par STENDHAL : une « promesse de bonheur ». Car c’est elle qui donne sa forme et ses couleurs à chacune de nos manières de vivre-ensemble. C’est elle qui, dans le monde globalisé que nous connaissons, endort ou, au contraire, stimule notre désir de mouvement.
Aujourd’hui, à ce titre, la culture est devenue un atout déterminant de l’attractivité d’un territoire, c’est-à-dire un argument clef pour amener à soi et chez soi des hommes et des femmes, qui, chacun à leur manière, sur place déjà ou de retour chez eux, investissent dans ces lieux qu’ils apprennent à aimer, et engagent ainsi le cercle vertueux d’un double enrichissement, à la fois économique et culturel.
Le numérique, en ce sens encore, est, comme je vous le disais en ouverture de ces journées passionnantes, un « pharmakon », un instrument ambivalent, un poison à forte dose et qui, s’il est administré « à dose homéopathique » et avec mesure, devient un remède. Car d’un côté, il peut sembler nous éloigner les uns des autres et nous habituer à vivre seuls en regardant défiler le monde derrière nos écrans, en regardant « passer les trains » en quelque sorte ; mais de l’autre, il est une formidable vitrine, une invitation à la découverte et au voyage. Car il distille aussi, discrètement, le manque, le désir de présence, et, en ce sens, cher M. PALEOLOGU, il est bien contemporain d’un mode de vie mobile, de ce développement des diasporas qu’il permet et provoque à la fois. C’est là une autre raison pour laquelle je crois en la numérisation du patrimoine – et je vous remercie, cher Christian DE BOISSIEU, d’avoir défendu cette priorité auprès de la commission du Grand Emprunt. Car je suis convaincu que l’attractivité des territoires passera désormais par la visibilité numérique. Je gage qu’une visite virtuelle de ce sublime Palais des Papes, où nous avons eu la chance de nous rassembler pour débattre, ou encore la consultation des collections de nos musées, est de nature à aiguiser la curiosité des Internautes et leur désir de connaître cette cité et ce pays et de s’y inventer un enracinement, une fidélité…
Dans ce nouveau monde qui se situe sans cesse dans une oscillation dynamique entre l’écran et l’avion, entre la représentation et la présence, entre la fascination pour l’image et le désir du réel, entre les enracinements anciens et nouveaux, les exils consentis et les ré-enracinements, il est clair que nos nouvelles façons d’être sont indissociablement culture, communication et, bien sûr, économie.
Voilà qui, pour sa deuxième édition, confirme la pertinence de ces rencontres du Forum d’Avignon, dans ces lieux exemplaires de l’attractivité culturelle des territoires. Une architecture unique, les atouts d’un patrimoine paysager qui est aussi le produit de la main de l’homme, ses festivals vivants et en dialogue, le « in » et le « off », ce lieu de créativité qui n’a jamais eu à souffrir des « machines infernales » de John Philip SOUSA, brillamment mises en scène par Lawrence LESSIG…Voilà tout ce qui nous attire dans cette cité, et j’y ajoute un autre élément culturel qui court dans nos inconscients, en tout cas à nous Français et francophones, une chanson ancestrale « sur le pont d’Avignon », plus forte que les ruines…Je vous rassure, je ne vais pas en profiter pour vous la chanter…
Nous voyons bien que la crise nous a, en fait, rendu à l’évidence – plus encore, d’ailleurs, et heureusement, qu’à la raison. Elle nous rappelle que l’attractivité et la richesse d’un territoire sont faites, pour une large part, du bonheur qu’il promet, et, d’ailleurs, du bonheur qu’il donne, c’est-à-dire qu’elle est construite de part en part, de siècle en siècle, par cette valeur des valeurs qu’est la culture.
Bien entendu, les équations et les dynamiques en jeu sont complexes et l’étude d’INEUM a très bien montré que, comme tout élément d’un ensemble, l’influence de la culture sur l’économie ne saurait évidemment être linéaire et automatique, mais qu’elle obéit à des modèles et des mécanismes subtils, que les investisseurs, comme partout ailleurs, essayent de saisir pour les déclencher au mieux.
Pour stimuler l’économie de la culture, pour réaliser ces biens profonds et pérennes qui nous structurent parfois pour des siècles, à l’instar de ce magnifique ensemble architectural, il est nécessaire non seulement de franchir des seuils d’investissement – comme celui que j’ai demandé au Grand Emprunt pour la numérisation – mais de débloquer les entraves au développement de la créativité et de sa diffusion.
J’ai ainsi retenu de l’excellente étude d’Ernst and Young que plus de 300 incitations fiscales, sous diverses formes, ont été mises en place à travers le monde en faveur des activités culturelles, et qu’elles y ont démontré leur pleine efficacité et gagné une légitimité que l’on ne peut plus sérieusement contester. Même si la France, dans ce domaine, a déployé une créativité particulière, d’autres grandes nations de culture, au premier rang desquelles la Chine, ont adopté de tels mécanismes. Il nous reste encore, toutefois, à inventer une fiscalité propre au numérique, pour éviter d’y plaquer des dispositifs conçus dans l’univers analogique qui peuvent s’y retrouver privés d’une partie de leur efficacité.
Alain SUSSFELD a très justement souligné que ces incitations fiscales peuvent non seulement stimuler l’activité créative en général, mais également viser plus particulièrement la qualité ou le développement de jeunes talents. C’est pourquoi le gouvernement, sur ma proposition, vient de demander à la Commission européenne le renouvellement, pour quatre ans, du « Crédit d’Impôt Disque », spécifiquement destiné à soutenir la production de nouveaux artistes. C’est le type même d’une mesure très peu coûteuse pour le contribuable (quelques millions d’euros), et dont les effets sur le renouvellement de la création sont exponentiels.
J’ai retenu également que, parmi les pistes de réforme que suggère Ernst and Young à partir de ce survol fiscal planétaire figurent notamment un chantier sur lequel je travaille en liaison étroite avec ma collègue Christine LAGARDE : l’extension du mécanisme de la dation en paiement à l’impôt sur le revenu.
C’est pourquoi aussi je souhaite voir la TVA à taux réduit s’appliquer aux services culturels en ligne – Antoine GALLIMARD en a démontré la nécessité –, et plus généralement aux biens culturels, comme les disques ou les DVD. Une TVA réduite, en améliorant le pouvoir d’achat des amateurs de musique, de films, et désormais de littérature, serait le meilleur levier du développement des offres légales en ligne, et, par conséquent, d’une baisse effective du piratage.
Coût réduit et non pas nécessairement gratuité, qui est, vous le savez, elle aussi, ambivalente. Elle est souvent un leurre, car le coût est caché, assumé ailleurs, par d’autres : par le contribuable par exemple. Elle entraîne aussi, parfois, un réflexe de boulimie et de stockage, contradictoire avec la qualité d’approche et de sédimentation personnelle qu’engagent les biens culturels. C’est pourquoi la gratuité peut être utilisée comme un levier, par exemple pour les jeunes, comme nous l’avons fait récemment pour les attirer les jeunes dans les musées, ou les amener à retrouver le chemin de la lecture de presse en leur offrant un abonnement à un quotidien, mais elle ne doit pas devenir la règle. Car elle est, elle aussi, « pharmakon », poison et remède, une « pharmacie » qui ne doit pas devenir une panacée.
Plus encore que la gratuité, l’attractivité d’une culture repose, j’en suis convaincu sur sa capacité à faire vivre la diversité, qui est parfois, d’ailleurs, un élément d’une diaspora qui se transforme au contact des us et coutumes d’un territoire et crée ainsi de nouvelles passerelles avec le monde. C’est pour cela que j’ai salué, en ouverture de ce Forum, l’étape historique qu’a représentée la Convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, et j’ai constaté avec plaisir que vos débats ont su mettre en lumière l’importance de la double valeur des biens culturels, qui sont à la fois, solidairement et indissociablement, des richesses et des symboles.
La 3e table ronde de la session sur l’innovation en a donné une parfaite illustration. Aller « au-delà du PNB » dans la définition de la richesse est une nouvelle étape nécessaire pour penser le monde de demain, et en un sens, une « stratégie », celle de consentir à un apparent détour par ce qui n’est pas quantifiable, pour construire une économie durable, un terme qui doit, j’en suis convaincu, être élargi à la culture qui est pour moi l’écologie par excellence. Le rapport STIGLITZ, publié en septembre dernier, doit nous inspirer. Il s’ouvre sur le constat de l’échec des indicateurs actuels, incapables d’éviter la crise pour s’être trop exclusivement concentrés sur les richesses économiques, les valeurs boursières qui génèrent des bulles financières. Intégrer aux indicateurs la mesure du bien-être, le rôle de la santé, de l’éducation, de l’accès au logement, permet de s’appuyer sur des données en réalité bien plus tangibles. La culture y a toute sa place : dans le bien-être et au sein de nombre de critères fondamentaux évoqués dans cet important rapport : L’éducation à laquelle elle apporte un socle essentiel d’ouverture d’esprit et de capacité à jouera avec des symboles. Les loisirs. Le lien social de la mémoire qui forme la base d’un communauté démocratique.
Cette valeur politique et sociale de la culture se décline évidemment en valeur économique évidente : les activités culturelles représentent 2,6% du PIB de l’Union européenne, soit un chiffre d’affaires de plus de 650 milliards d’euros. Pas moins de 5 millions de personnes travaillent dans le secteur culturel en Europe, ce qui représente 2,4% de l’emploi total. Et la tendance est évidemment à la hausse.
L’étude sur l’innovation présentée par BAIN au début du Forum nous montre d’ailleurs que l’irruption d’Internet a simplement déplacé la valeur de la culture, sans, bien sûr, en aucune manière l’entamer. Internet représente aujourd’hui le 5e de la rentabilité mondiale des industries culturelles, ses profits sont passés de 4% à 22% des profits des médias entre 2000 et 2009, et il est en passe de devenir le premier vecteur de diffusion de la culture.
Internet est bien le nouvel instrument de l’attractivité culturelle de territoires. Bien maîtrisé, bien mis à sa place d’instrument, et bien régulé, il est une incitation à nous rencontrer. En effet, s’il nous accompagne partout, si chacun d’entre nous peut-être a, discrètement, sous un dossier ou sa serviette, « googueulisé » son voisin, Internet ne nous dispense pas, pour autant, et c’est heureux, de la présence réelle et de la rencontre directe des œuvres, des hommes et des territoires, au contraire même il en suscite et exacerbe le désir. Votre présence dans ces lieux prestigieux, vos échanges tout au long de ces journées, en donnent une preuve éclatante, je m’en félicite et je tenais à vous en remercier tous chaleureusement.