Le mahJ, Musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme présente "Helmar Lerski (1871-1956) Pionnier de la lumière", la première rétrospective consacrée en France au photographe et cinéaste. Cette exposition s’inscrit dans le cadre de la célébration des vingt ans du musée et le 70e anniversaire de la création de l’État d’Israël. Elle retrace le parcours de l’artiste, et notamment son émigration en Palestine. À l’instar de nombre d’intellectuels, introducteurs de courants novateurs tels que la psychanalyse ou les conceptions architecturales du Bauhaus, Lerski a profondément influé sur la photographie et le cinéma du futur État d’Israël.
Rassemblant près de 200 œuvres du Folkwang Museum à Essen et du mahJ, l’exposition dévoile une partie importante du fonds exceptionnel de 435 épreuves et négatifs acquis par le musée en 2015 grâce au soutien du ministère de la Culture et de la direction régionale des Affaires culturelles d’Île-de-France (Drac), du Conseil représentatif des institutions juives de France, de la fondation Fams sous l’égide de la fondation du Judaïsme français, de la fondation Rothschild-Institut Alain de Rothschild, de la fondation Pro mahJ, et de 330 généreux donateurs.
Parcours de l'exposition
Portraits américains. États-Unis, 1910-1915
En 1893, Israel Schmuklerski rejoint sa sœur Janette installee à Chicago. Il vit d’expédients et prend des cours de théâtre. Engage en 1896 dans une troupe a New York, il adopte le nom de scène de Helmar Lerski. L’année suivante, il suit sa sœur à Milwaukee, ou il travaille durant six ans au sein d'une scène allemande, le Pabst Theater. En 1905, il épouse l’actrice et photographe Emilie Bertha Rossbach à Zurich, avant de réintégrer le Pabst Theater de Milwaukee. En 1909, à la mort du directeur du théâtre, il interrompt sa carrière d’acteur et s’initie à la photographie avec sa femme. D’emblee, Lerski se plait a ne respecter aucune des règles esthétiques alors en usage. Il se consacre au portrait, photographiant ses collègues acteurs ou travaillant sur commande, et s’engage aussi dans des recherches personnelles, comme une série de photographies de Robert Mann, un ingénieur qu’il fait poser, vêtu de costumes historiques et prenant des poses expressives, sous des éclairages variés. Son ascension est fulgurante. En 1910, il ouvre un studio avec sa femme. L'année suivante, il présente son travail à la convention des photographes de Saint-Paul (Missouri), dont la figure centrale est Rudolf Duhrkoop (1848-1918), célèbre portraitiste allemand, pionnier de la photographie progressiste. Deux ans plus tard, lors de la convention de 1913 à Kansas City, c’est Lerski qui occupe le devant de la scène. Des revues spécialisées (Photo-Era, Wilson’s Photographic Magazine ou American Annual of Photography) font connaitre son œuvre. | Pionnier, Guivat-Haïm, vers 1940 © mahJ © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang Il découvre le pouvoir démiurgique de l'éclairage, les "possibilités illimitées des effets de lumière". Dans sa Tête de Jean-Baptiste, Lerski transforme "un visage resplendissant et plein de vie en un visage marque par la mort". Lors de la saison 1914-1915, il enseigne a l’université du Texas à Austin. |
Autoportrait avant 1911 © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang |
Juive yéménite Palestine © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang |
Cinema muet. Berlin, 1916-1929
Helmar Lerski revient en Europe en 1915, alors que le continent est en pleine guerre. Il expose à la galerie Graphik-Verlag de Berlin et noue des contacts dans le milieu du cinéma. Il travaille durant un an avec William Wauer, qui vient de lancer sa maison de production W.-W. Film Co. Wauer l’emploie pour son sens de la lumière. Dans un second temps, Lerski integre la Deutsche Bioscop Film comme directeur de la photographie, et travaille avec le réalisateur Robert Reinert sur vingt-deux films, dont la trilogie Ahasver (1917). Il travaille ensuite en indépendant pour différents studios, et participe à son plus grand film, Die Wachsfigurenskabinett [Le cabinet des figures de cire] de Paul Leni (1924). La dernière séquence du film, tout en lumière et transparence, avec un jeu de surimpressions, est remarquable. Lerski adopte ensuite le procédé Schufftan – du nom de son inventeur, Eugen Schufftan – qui permet, grâce à un jeu de miroirs, d’assembler sur la pellicule une scène jouée par des acteurs devant un décor de maquettes. Il participe ainsi à la réalisation du chef-d’œuvre de Fritz Lang "Metropolis", en intégrant ces trucages, sans pour autant être crédité au générique.
Actrice vers 1911 © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang |
BédouinPalestine, 1931-1935 © mahJ © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang |
Personnalités berlinoises et Têtes de tous les jours Berlin, 1927-1931
A la fin des années 1920, alors que ses engagements pour le cinéma se raréfient, Lerski revient à la photographie, en réalisant des portraits d’artistes et d’intellectuels : Leni Riefenstahl, avec laquelle il travaille sur le film La montagne sacrée d’Arnold Fanck, où Eleonora von Mendelssohn. Mais il jugera bientôt que ces personnalités, trop soucieuses de maitriser leur image, l’empêchent de s’exprimer pleinement. Lerskl se consacre alors au portrait d’anonymes, à travers Kopfe des Alltags (littéralement, les têtes de la vie quotidienne). L’ensemble de ces portraits, qui sera publié en 1931, constitue une "série", une forme alors nouvelle en photographie, ou le sujet n’est pas représenté par une image, mais plusieurs ; ainsi, un même individu peut figurer sur plusieurs portraits, avec des poses et des éclairages différents. Ces gens modestes, recrutes dans la rue ou envoyés par le bureau de placement, Lerski les fait poser longuement, les épuise afin de faire tomber leur masque, et remodèle leur visage avec des éclairages étudiés. Cadres en plan serre, les cliches ou l’on ne distingue le plus souvent aucun élément de costume ou de décor, dessinent les traits en ombres et lumière de personnages que la légende seule ramène a une situation sociale ou un métier : femme de ménage, ouvrier métallurgiste, couturière, mendiant… Les visages partiellement coupes recomposent et dynamisent les images, en mettant en valeur une joue, un nez, quelques rides ou un regard. Lerski n’est pas loin de l’esthétique de la Nouvelle vision (Neues Sehen) promue par Lazlo Moholy-Nagy, ou l’appareil photo mobile tire parti d’angles de vision inusités, offre des raccourcis saisissants et une recomposition du réel.
Enfant Palestine, 1931-1935 © mahJ © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang |
Série Métamorphose par la lumière, 1936 N° 529 © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang |
Arabes et juifs. Palestine, 1931-1935
Au début des années 1930, Lerski propose à Charles Peignot, éditeur parisien de la revue Arts et Métiers graphiques, de publier un ouvrage qui doit s’intituler Judische Kopfe [Visages juifs]. La société allemande est alors parcourue par le mouvement volkisch, qui prône, sur des fondements racistes et antisémites, l’idée d’une supériorité de la race germanique. Des photographes comme Erich Retzlaff (Deutschen Menschen - Le peuple allemand, 1931 ) ou Erna Lendvai-Dircksen (Das deutsche Volksgesicht – Le visage du peuple allemand, 1932) dessinent ainsi le portrait d’une germanite mythique. Visant à montrer une physionomie juive "originelle" et authentique, la publication imaginée par Lerski peut-être perçue comme une réponse a ce courant. Le projet démarre à Berlin, avec quelques portraits pris dans une maison de retraite, et évolue lorsque Lerski, inquiet de la montée de l’antisémitisme en Allemagne, s’installe en Palestine en 1932. Les pionniers, nouveaux paysans des kibboutzim, offrent de nouveaux visages, et aux visages juifs viennent s’ajouter ceux des Bédouins et des Arabes. Lerski donne à la série le titre d’Arabes et juifs et y travaille jusque vers 1935. La démarche de Lerski n’est pas de nature anthropologique, mais essentiellement artistique. Comme l’étaient les "Têtes de tous les jours", les visages de ces résidents palestiniens sont souvent extraits de tout contexte, tandis que l’attention se porte sur le relief du visage. Si les modeles sont d’origines diverses (Maroc, Pologne, Irak…), on décèle une forte présence des juifs orientaux, tout particulièrement des juifs yéménites. Lerski s’inscrit ainsi dans la continuité des artistes de la génération précédente, les fondateurs de l’école Bezalel, tels Ephraim Moses Lilien (1874-1925) ou Zeev Raban (1890-1970), pour qui les juifs yéménites semblaient incarner l’essence d’une judéité orientale originelle, celle du nouvel établissement sioniste.
Métamorphoses par la lumière. Tel-Aviv, 1936
En 1936, en quelques mois, Lerski réalise la série qu’il considèrera comme l’œuvre de sa vie. Métamorphoses par la lumière représente effectivement une forme radicale en germe dans les travaux antérieurs. Elle se compose de 137 portraits d’un même homme, pris sous des lumières différentes, des angles différents, et suggérant des expressions très variées. Pour ce projet, Lerski embauche un jeune architecte suisse, choisi pour son absence totale de talent d’acteur. Travaillant en plein soleil sur le toit de son atelier a Tel-Aviv, modelant la lumière a l’aide de miroirs et de réflecteurs sur un visage accable par la chaleur, il suggère des transformations radicales, et fait ressortir des figures les plus diverses. "J’écrivais "avec la lumière" et du modelé sortirent toutes les formes de ma fantaisie, tour à tour Napoleon, un mendiant, un moine du Moyen Âge, un croise, un technicien moderne, un fanatique religieux, la statue gothique, le masque mortuaire." Si la série exprime tout le pouvoir de transformation de la photographie, par le biais de la lumière, elle contredit l’idée exprimée par Lerski lui-même, selon laquelle le portrait photographique rendrait visible la nature profonde du sujet. En réalité, c’est d’abord le pouvoir démiurgique du photographe et sa créativité, qui s’expriment dans cette série.
Mains Palestine, vers 1935-1945 © mahJ © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang
L’œuvre sioniste. Palestine, 1939-1948
Pionniers (haloutsim), 1939-1948. En 1933, Lerski renoue avec le cinéma, désormais en tant que réalisateur. Produit par le Keren Hayessod (fonds national de construction en terre d’Israël), son premier film, Awodah [Labeur], évoque le travail des pionniers juifs en Palestine, en particulier la quête de l’eau, avec le creusement d’un puits. Comme dans les photographies, le film privilégie les cadrages serres, sur les visages ou les machines. Présente dans différents festivals en Europe, et à Venise en même temps que Le triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl, le film convainc la critique cinématographique, mais reste trop "artistique" pour les commanditaires. En 1939, le comité exécutif de la Histadrout, puissant syndicat des travailleurs juifs dirige par Golda Meir et Aaron Remez, sollicite Lerski pour créer une division "film" au sein de l’organisation. Il pilote des sessions de formation au 16 mm, qui aboutissent a de modestes documentaires de propagande. L’atelier ferme en 1941, en raison des difficultés dues à la guerre. C’est à cette époque que Lerski photographie, probablement sur commande, de jeunes pionniers dans différents kibboutzim et kvutzot. La lumière est toujours travaillée, tandis qu’avec l’usage de contre-plongée, la composition de ces portraits plein d’humanité évoque parfois les constructivistes russes.
Soldats juifs, 1941-1943. En 1943, le Keren Hayessod (Fonds national de construction en terre d'Israël) organise au musée d’art de Tel-Aviv une exposition intitulée "Combattre et travailler". Zoltan Kluger (1933-1958), l’un des plus importants photographes de la Palestine mandataire y présente des vues aériennes, Lerski des portraits de soldates et soldats juifs dans l’armée britannique. Près de 30 000 juifs de Palestine constituant la Brigade juive se sont engagés aux cotes des Anglais des 1940, se battant lors de la campagne des Balkans et les campagnes du Moyen-Orient. Lerski fait le portrait d’une centaine d’hommes ou de femmes, de différents grades.
Dernières séries. Palestine, 1935-1947. Durant son séjour en Palestine, Lerski cotoie la communauté des écrivains et artistes allemands. Parmi eux, Else Lasker-Schuler, Max Brod, Arnold Zweig ou Wolfgang Hildescheimer. Ils se retrouvent dans des soirées littéraires, et s’expriment dans Orient, une revue en langue allemande fondée par Wolfgang Yourgrau (1942-1943). Lerski réalise des portraits de relations et d'amis, comme l’architecte Jaakov Ornstein et son épouse la danseuse Margalit. Plusieurs photographes fuyant l’Europe s’installent en Palestine et deviendront des figures de la profession, tels Rudi Weissenstein ou Alfons Himmelreich. Avec Walter Zadek, Lerski fonde et préside en 1939 The Palestinian Professional Photographers Association. C’est à cette époque sans doute qu’il donne des cours sur le toit de son immeuble à Tel-Aviv, qui lui sert d’atelier. En 1946, Lerski tourne Adamah [La Terre], sa dernière contribution cinématographique en Palestine, produite par Hadassah, l'organisation sioniste féminine américaine. Le film évoque la difficile réadaptation à la vie au sein d’une colonie de jeunes orphelins d’un garçon sortant d’un camp de concentration. Le film est transféré à Hollywood et sort sous le titre Tomorrow is a Wonderful Day, dans un montage entièrement remanie, ce qui provoque la colère de Lerski.
Arabe à Jérusalem, Palestine, 1931-1935 © mahJ © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang |
Soldat juif Palestine, 1941-1943 © mahJ © Succession Helmar Lerski, Museum Folkwang |
Dernières séries / Palestine, 1935-1947
Mains humaines, 1935-1944. Entreprise en 1929, la série consacrée aux mains avait fait impression lors de l’exposition "Film und Foto". Lerski s’y consacre plus systématiquement dans les années 1930 et 1940, en travaillant sur l’image de mains exerçant les activités les plus diverses. A la manière des visages, ces "portraits" de mains expriment un métier, une activité, et révèlent l’âme de leur possesseur.
Paysages du visage, 1941. Alors qu'en pleine guerre, le matériel photographique se fait plus rare, Lerski réalise des agrandissements de visages, issus des séries Arabes et juifs et Métamorphoses par la lumière. Montrant un œil, une tempe, les plis de la peau, ces images concentrent en quelques visions abstraites l’ambition de Lerski, avec un titre qui pourrait s’appliquer à la plupart de ses images, celui de "paysage du visage".
Le théâtre de marionnettes de Paul Lowy, 1945-1947. Vers 1945, Lerski travaille avec Paul Lowy, un marionnettiste d’origine tcheque, immigre en Palestine en 1939. Fondateur du Palestine Puppet Theatre, il fut aussi architecte de décors de théâtre. Lerski photographie ses marionnettes, comme s’il s’agissait de personnes, mais filme surtout une pièce biblique, L’histoire de Balaam et de son anesse (Nombres, 22-24) réalisant un court-metrage d’une dizaine de minutes. Produit en 1946 par le Keren Hayessod, le film est inséré, en 1950, dans un long métrage de Joseph Krumgold, Mi Klalah L’Brahah [Au-dela du mal].
Helmar Lerski quitte la Palestine en mars 1948, un mois avant la création de l’Etat d’Israël. Dans les années 1950, il connait une certaine reconnaissance et plusieurs expositions lui sont consacrées. Il meurt à Zurich en 1956.
La rétrospective est accompagnée d’une série de manifestations (rencontre, table ronde, colloque, lecture musicale, projections, ciné-concert, parcours inter-musées, activités pour le jeune public...).
En 2015, le mahJ fait l'acquisition d’une collection exceptionnelle de 435 tirages anciens et plaques de verre de Helmar Lerski. Cet ensemble constitue l'un des plus importants fonds sur l'artiste. Cet achat a été réalisé grâce à la contribution de 330 donateurs et aux concours du Fonds du Patrimoine, du Fonds régional d'acquisition des musées d'Île-de-France, du Conseil représentatif des institutions juives de France, ainsi que de la fondation Pro mahJ, de la fondation Fams (sous l'égide de la fondation du Judaïsme français) et de la fondation Rothschild-Institut Alain de Rothschild. |
Informations pratiques
mahJ / Hôtel de Saint-Aignan 71, rue du Temple 75003 Paris, Tel. 01 53 01 86 60. Du mardi au vendredi : 11 h à 18 h, Samedi et dimanche : 10 h à 18 h.
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