3.La grande façade nord et ses retours oriental et occidental
Au nord, l’étude des élévations montre qu’il existait une construction faisant partie intégrante du théâtre à l’arrière du bâtiment de scène. Contrairement à bien des exemples connus, on n’a pas retrouvé, à l’arrière du théâtre d'Orange, de vestiges d’un ou de plusieurs portiques dont on pourrait aisément restituer le plan. Les vestiges qui attestent l’existence de ce que nous appellerons une « construction adossée » à la face nord du théâtre ne se limitent cependant pas à une arcade à l’ouest et à son arrachement symétrique à l’est. L’état de conservation exceptionnel du bâtiment de scène permet de connaître une partie non négligeable de l’élévation de cet aménagement : le décor de son mur de fond et sa charpente.
La façade septentrionale du théâtre a une hauteur de 35 m pour une longueur de 104 m. De bas en haut, se distinguent les niveaux suivants :
- 1 : Le premier niveau constituait à l’époque antique le mur de fond de la construction adossée. Il n’était donc bien visible que depuis l’intérieur de celle-ci. La paroi est percée de 17 baies : les 14 qui sont surmontées d’arcs conduisent aux différentes pièces du rez-de-chaussée du bâtiment de scène ; les 3 qui le sont de plates-bandes à crossette donnent sur les trois portes du front de scène. La disposition est parfaitement symétrique. De part et d'autre de la porte médiane, qui conduit à la porte royale, s'ouvrent huit baies : deux arcades donnant sur deux petites salles du postscaenium, puis une porte rectangulaire conduisant à l’une des deux portes latérales du front de scène, quatre autres arcades donnant sur quatre autres petites salles du postscaenium, une arcade permettant d’accéder à l’une des deux cages d'escalier du bâtiment de scène et, enfin, deux arcades donnant sur l’une des deux grandes basiliques. Chaque arcade est flanquée de piédroits couronnés de chapiteaux d’imposte dont aucun n’est conservé dans son intégralité.
- 2 : Le deuxième niveau, celui contre lequel prenait place la charpente de comble de la construction adossée, présente de bas en haut : une série de 24 encastrements (E) de part et d'autre de quatre consoles (C), une série de 27 autres consoles (CB) de part et d'autre d'un encastrement central, 10 ouvertures de ventilation (V) et de longues rainures (longitudinales et obliques). Ces dispositifs (hormis les ouvertures de ventilation) étaient destinés à recevoir les poutres de la charpente de la construction adossée et le solin de sa couverture. L’ensemble de ce secteur du mur a subi au moins un incendie qui a fortement rubéfié la pierre en laissant, en quelque sorte, l’empreinte du toit sur le parement. Une première proposition de restitution est possible.
Les encastrements E recevaient des entraits qui s’appuyaient sur le sommet de l’attique qui, en façade de la galerie, prenait place entre le sommet de l’ordre et le niveau bas des rainures obliques. Les consoles CB soutenaient des poutres longitudinales qui supportaient elles-mêmes des potelets sans doute maintenus contre la paroi par des colliers métalliques fixés par des goujons qui trouvaient place dans les paires de mortaises, parfois doublées, repérées au-dessus des consoles. Ces potelets portaient la poutre faîtière, qui ne devait pas masquer les ventilations et recevait les arbalétriers. Les arbalétriers soutenaient des pannes, des chevrons et l’ensemble des tuiles qui, en rive de tête, recevaient un solin d’étanchéité. On peut imaginer soit que le bord supérieur du rang de tuiles le plus élevé dans la toiture ait trouvé place dans l’une des rainures et que la rainure du dessus ait servi de solin, soit que les différentes rainures aient reçu des solins successifs d’une toiture plusieurs fois refaite, peut-être à la suite d’incendies dont le parement du mur conserve des traces.
Cette proposition reste encore à assurer et, à défaut de trouver pour cela des parallèles dans l’architecture théâtrale, sans doute faudra-t-il élargir le champ des investigations aux toitures en appentis des bas-côtés des basiliques antiques et des églises plus récentes. Notre analyse des vestiges justifie la restitution d’une galerie simple, se développant sur toute la longueur du monument et accessible sur son axe et à ses deux extrémités, suivant la configuration aussi attestée au théâtre de Gubbio.
Faute de fouilles dans la zone qui s’étend au nord du théâtre, on ne saurait écarter l’hypothèse que cette galerie ait été associée à une cour limitée par un mur au nord, à l’est et à l’ouest.
- 3 : Le niveau qui couronnait la toiture du bâtiment adossé. Il est orné d’une série de 21 arcs aveugles portant sur 22 pilastres.
Entre les retombées des arcs se dressent d’autres pilastres portant fictivement un entablement horizontal tangent au sommet des extrados. Sous chaque arc est percé un oculus. Seuls font exceptions l'entrecolonnement central, qui en est privé, et les six entrecolonnements situés à l'emplacement des basiliques, où sont sculptés de faux oculi. C’est dans ce secteur que la campagne de relevé a permis de retrouver et d’observer toutes les inscriptions, sauf une, identifiées par A. Caristie et publiées dans le CIL. L’ensemble de la façade a par ailleurs fait l’objet d’une recherche d’inscriptions systématique qui s’est avérée globalement infructueuse. Seules deux nouvelles traces énigmatiques situées elles aussi dans l’arcade centrale ont été repérées. L’usure du temps, et sans doute les purges antérieures, ont peut-être effacé d’autres inscriptions. Celles qui ont été retrouvées semblent d’ailleurs en moins bon état qu’au moment de leur découverte par A. Caristie.
Elles ont fait l’objet d’une attention et d’un traitement particulier lors de la dernière campagne de restauration afin d'éviter leur disparition définitive. Leur relevé a été effectué par photogrammétrie numérique ainsi que par la technique dite RTI (Reflectance Transformation Imaging). Cette dernière opération a été menée par J. Capelle et I. Boyer. L’étude épigraphique est en cours par N. Tran, professeur d’histoire romaine, à l’université de Poitiers.
- 4 : Le niveau qui se développe entre la corniche du troisième niveau et une série continue de sorties d’eau qui rejetaient vers le toit de la construction adossée les eaux tombant sur les toits du bâtiment de scène. La deuxième assise de ce niveau est rythmée par 43 consoles destinées à recevoir les mâts d'un velum. Trois sont brisées. Chacune est creusée à son lit supérieur d'une cavité circulaire percée au centre par un étroit conduit permettant l'évacuation des eaux. Toutes les consoles ont donc été conçues pour être utilisées.
- 5 : Le dernier niveau a la forme d’un attique aveugle couronné par une assise moulurée entièrement restaurée. Il comporte lui aussi 43 consoles dont trois sont brisées. Chacune est traversée par une cavité circulaire sauf les deux dernières de chaque extrémité qui sont pleines. 7,29 m séparent les deux séries de consoles. Toutes n'ont pas pu servir à maintenir les mâts du velum, au moins dans le dernier état de l’édifice. L'assise de gargouilles qui se trouve entre celles des consoles, n'a en effet été percée que pour six paires de consoles du côté est et six autres du côté ouest. De plus, les percements ne sont pas tous alignés ni même achevés. À l’ouest, le percement le plus oriental dans l’assise de gargouilles n’est pas à la verticale de la console placée à son aplomb et le percement le plus occidental ne semble avoir été qu’ébauché. À l’est, le troisième percement est décalé d’un demi-diamètre.
Le front de scène
Le plan du bâtiment de scène s’organise autour de l’estrade de la scène proprement dite. Latéralement, à l’est et à l’ouest de la scène, deux pièces permettent d’accéder, soit aux grandes pièces dénommées dans le vocabulaire de l’architecture théâtrale antique « basiliques », soit aux cages d’escalier qui desservaient les deux étages et les combles.
Entre les cages d’escalier et à l’arrière de la scène, une série de petites pièces ainsi que trois couloirs d’accès qui permettaient d’accéder à la scène depuis la galerie adossée constituent le postscaenium. Au rez-de chaussée, il n’y a aucune circulation longitudinale entre les pièces. La série de petites pièces (en rouge sur le plan) n’ouvrent que vers la galerie aujourd’hui disparue. La galerie restituée au nord est nécessaire au fonctionnement du bâtiment de scène.
D’une manière générale, les façades extérieures, comme les murs le long des gradins, ne furent pas entièrement ravalées. Leur parement présentait une sorte de bossage.
Ce n’était pas le cas du mur de scène, qui fut entièrement plaqué en marbre ainsi que l’attestent des centaines de cavités qui recevaient les scellements des placages. Certaines ont conservé leur patte en fer ainsi qu’un élément en plomb qui maintenait la patte.
Entre le mur et les placages en marbre, dont aucun ne s’est maintenu en place, un épais mortier de tuileau a été ponctuellement préservé.
Entre les pilastres ou les colonnes adossées au mur de scène, les placages dessinaient des panneaux dont la restitution des motifs est en cours.
Les ordres du front de scène en marbre utilisent comme supports soit des colonnes libres ou adossées, soit des pilastres plaqués. Sur ces différents supports reposent des architraves et des frises en marbre elles-mêmes plaquées sur des poutres en calcaire. Au-dessus, toutes les corniches en grand appareil étaient soit posées sur les poutres libres, soit engagées dans le mur en calcaire. Des dalles de plafond en calcaire blanc et froid raccordaient les ordres libres au mur.
Alors que jusqu’à présent aucune agrafe métallique n’avait été observée entre les blocs de grand appareil en calcaire, les travaux récents ont montré que les corniches en marbre étaient reliées entre elles grâce à des agrafes en fer dont au moins une est encore en place. Toujours dans les entablements, une poutre est elle aussi maintenue par une agrafe qui la relie au mur en calcaire gréseux.
Bien que le mur ait perdu son placage de marbre et que presque rien ne soit conservé en place des ordres libres, il reste assez de traces sur le mur et de vestiges erratiques pour restituer ces ordres monumentaux. Les corniches engagées en marbre ainsi que les cavités d’encastrement des poutres en calcaire qui portaient les placages en marbre des architraves et des frises dessinent l’ordonnancement général.
La partie centrale, où s’ouvrait la porte royale, comportait deux ordres superposés portant sur deux podiums chacun avec quatre colonnes libres et quatre pilastres à chapiteaux corinthiens. Les zones latérales comme les retours comportaient trois ordres superposés avec des chapiteaux corinthiens aux deux premiers niveaux et sans doute corinthianisants au troisième.
En tout, une centaine de colonnes ornaient le front de scène, associées à un programme décoratif à sujet mythologique. Le recours à des officines hautement spécialisées, ainsi que l’emploi du marbre de Carrare, dont les carrières relevaient de la propriété impériale, confirment le caractère officiel du programme. L’ensemble, d'une grande qualité, est réalisé essentiellement en marbre blanc. Les ordres libres et les décors plaqués créaient une façade très animée, avec des jeux d’avancées et de retraits variables suivant les étages.
Transformations
Un inventaire chronologique de la fin du XVe jusqu'au début du XXIe siècle de trois fonds d’archives : Archives communales (Orange), Archives départementales de Vaucluse (Avignon), Archives de la Commission des Monuments Historiques (Médiathèque de l'architecture et du patrimoine/Ministère de la culture) concernant le théâtre d’Orange a été établi. Le récolement en cours des différents cadastres, parcellaires et vues du secteur du théâtre éclairent les zones actuellement relevées.
L’ensemble de ces documents permet ainsi :
1. d’une manière générale, de reconstituer l’histoire des expropriations qui, tout au long du XIXe siècle, avaient pour but de « déblayer » le monument antique des constructions postérieures ;
2. de reconstituer l’organisation et l’architecture du quartier d’habitation du début du XIXe siècle ainsi que de connaître les propriétaires des parcelles ;
3. de corréler ces données avec les nombreuses traces relevées sur les élévations du front de scène : c’est ainsi qu’il est possible d’attribuer les planchers des étages, les percements de portes, les aménagements de placard et les solins des toits aux différentes parcelles et maisons identifiées.
À l’extérieur du théâtre, sur les façades au nord, à l’est et à l’ouest, les traces de rubéfaction sont nombreuses ainsi que les mortaises dans les parties inférieures. On attribue la plupart de ces mortaises à des bâtiments qui, après l’abandon du théâtre en tant qu’édifice de spectacle, se sont adossés à ses murs. Ce phénomène est assuré à l’intérieur de l’édifice, contre son mur de scène ainsi que contre les flancs est et ouest du bâtiment de scène. Cependant, ni les plans cadastraux anciens, ni les vues graphiques ou photographiques anciennes ne montrent de constructions contre la grande façade nord hormis quelques installations légères et apparemment temporaires. S’il se confirme, ce constat révèlerait au moins une première campagne de démolition de maisons voire une politique de mise en valeur, antérieure au minimum à 1821, voire au XIXe siècle.
C’est bien, en revanche, à la grande campagne de restauration de la fin du XIXe siècle qu’il faut attribuer la restauration du mur qui prend naissance dans l’angle nord-ouest de la basilique occidentale et qui présente une seule arcade. Il a, semble t-il, été entièrement démonté puis remonté avec un grand nombre de blocs nouveaux mais aussi des blocs antiques. Une date gravée sur le bloc extrême de la frise indique la date de cette restauration : 1875.
Enfin, de multiples indices enregistrés sur les élévations témoignent des remaniements qui touchèrent le monument dès l’Antiquité.
Ceci est particulièrement visible sur les parties hautes du front de scène : l’emploi dans les assises sommitales d’un calcaire plus grossier, différent de celui utilisé pour le reste du mur, et l’absence de vestiges d’une assise de corniche, attestent une réfection importante de cette partie du front de scène (Fig. 10 zone en vert). Au demeurant la mise en place de la toiture antique en auvent qui couvrait l’estrade conduisit elle-même à des remaniements successifs. Plus bas sur le front de scène, les blocs de corniches en marbre encore en place dans les maçonneries de l’élévation témoignent aussi de réfections. C’est le cas en particulier sur les corniches dont les parties plafonnantes ne sont pas conservées et qui portent sur leur face antérieure brisée des mortaises de réparation.
Un certain nombre de ces réparations furent effectuées dès l’Antiquité. En effet, parmi les milliers de fragments de marbre trouvés dans le théâtre et attribuables aux ordres du front de scène un nombre important sont datés stylistiquement de périodes postérieures au programme augustéen.
Quelle fut la chronologie de ces transformations ? C’est ce que nous tentons de déterminer par l’analyse des élévations. De spectaculaires traces de rubéfaction encore visibles indiquent qu’au moins un incendie embrasa la toiture du bâtiment de scène. Cet incendie entraîna-t-il des chutes qui rendirent nécessaires des restaurations antiques ? Ou bien mit-il un terme à l’usage du monument de spectacle ? Il est difficile de répondre à ces questions et la réalité fut sans doute plus complexe. Peut-être vaudrait-il mieux considérer les différentes réfections comme le témoignage d’un bâtiment longuement utilisé, parfois simplement entretenu, parfois plus lourdement restauré, ou encore transformé. En ce sens l’histoire passée du théâtre n’est pas si éloignée de l’histoire récente de ses restaurations.
Le théâtre d’Orange est un bâtiment vivant, les restaurations (jusqu’en 2023), les études scientifiques, les visites et les chorégies (chaque été) se poursuivent. C’est pourquoi nous préparons, avec l’ensemble des acteurs et des utilisateurs du monument, un projet de maquette Bim dans le cadre de la Fondation Amidex.
Il s’agit d'une base de données liée à une maquette numérique 3D. Cet outil, qui devra être cumulatif et partagé, sera un support à la recherche, à l’entretien du bâtiment, aux opérations de restauration comme à la gestion patrimoniale et au spectacle vivant.
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