Alors que de profonds bouleversements touchent les pratiques musicales, comment la Fête de la musique peut se réinventer ?
En 2018, près de huit Français sur dix déclaraient avoir écouté de la musique dans l’année écoulée. Un symbole de la place croissante prise, en cinquante ans, par cette discipline artistique au quotidien. Le domaine s’est métamorphosé avec notamment l’évolution des technologies et les smartphones, devenu terminal culturel nomade, et l’émergence des usages numériques comme les plateformes de streaming. Ces deux phénomènes ont eu une incidence, celle de la convergence des pratiques et du gommage des différences entre générations, territoires et milieux sociaux.
Menée tout au long de l’année 2018, l’enquête sur les pratiques culturelles offre ainsi un panorama de près d’un demi-siècle des dynamiques des pratiques culturelles des Français et dévoile un contexte musical en évolution permanente. Qui et comment écoute-t-on de la musique aujourd’hui et de quelle manière la pratiquons nous ? Enfin comment la Fête de la musique, événement festif centré sur le rassemblement physique, peut-elle se réinventer avec les innovations technologiques et après la crise sanitaire ? Telles étaient les questions posées à l’occasion du colloque organisé le 16 juin par le ministère de la Culture (comité d’histoire et délégation à l’information et la communication) pour célébrer le quarantième anniversaire de la Fête de la musique.
Un portrait-robot des pratiques musicales françaises
L’étude des quarante dernières années montre une écoute musicale qui s’est généralisée puisqu’en 2018, 57 % des plus de 15 ans déclarent en écouter quotidiennement contre seulement 19 % en 1981. « Cette progression est due aux évolutions technologiques et à des outils qui permettent de faciliter l’écoute musicale », résume Stéphanie Molinero, chargée d’études au département des études, de la prospective, des statistiques et de la documentation au ministère de la Culture. Même si les médias traditionnels (télévision et radio) restent largement plébiscités par 82 % des personnes qui écoutent de la musique, l’offre numérique a diversifié les supports d’écoute et les plateformes de streaming, sites non spécialisés et fichiers numériques sont aujourd’hui utilisés par 54 % des amateurs, devant les supports physiques (CD, vinyles…). Cette évolution est davantage le fait des plus jeunes mais touche toutes les tranches d’âge.
Autre élément particulièrement significatif : les Français sont de plus en plus éclectiques. L’enquête de 2018 a en effet révélé que les cinq genres musicaux « historiques » (pop-rock, jazz, chanson française, opéra, classique) sont tous en progression depuis quarante ans. Le paysage musical français s’est élargi avec la prise en compte de nouveaux genres en 1997 ; eux aussi sont en progression, signe de la diversité des écoutes même s’il subsiste des tendances historiques fortes avec des habitudes liées à l’âge, au sexe et aux catégories socio-professionnelles.
En 2018, 34 % des amateurs de musique se sont rendus à un concert dans l’année qui précède contre 29 % en 97. Mais cette fréquentation se tasse dans les domaines du classique, du rock et du jazz car les générations les plus assidues à ce type d’événements – celle des baby-boomers pour le classique et celle née entre 1965 et 1974 pour le rock et jazz – sont moins allées écouter de la musique en live. Pour la variété, la tendance s’inverse : d’un style musical plébiscité par un public juvénile dans les années 1970-80, on est passé à une fréquentation majoritaire des 40-59 ans. « Il y a une interrogation assez forte sur retour en salle de l’ensemble du public et notamment plus jeunes. On constate également l’émergence de nouvelles esthétiques musicales avec une autre vision de la performance et où la notion de groupe est moins présente comme les DJ ou le rap », relève Stéphanie Molinero.
Une pratique musicale en baisse
L’enquête sur les pratiques culturelles révèle également un affaissement de la pratique musicale amateur en 2018 avec 11 % de personnes déclarant en avoir une contre 20 % en 1988. Cette pratique est plus fréquente dans les milieux aisés et chez les plus jeunes même si les écarts entre les générations tendent à se réduire avec « d’une part le prolongement de générations engagées plus jeunes dans des pratiques musicales en amateur et d’autre part par une baisse de la pratique chez les plus jeunes », poursuit Stéphanie Molinero.
En moyenne, les personnes toujours pratiquantes en 2018 ont commencé à 17 ans et la moitié a chanté ou joué pour la première fois avant 12 ans. Un quart de ces amateurs ont pris des cours dans l’année et parmi elles, 38 % sur internet. La FEDELIMA, qui regroupe 150 lieux de pratique musicale, a publié en 2020 une étude sur les pratiques amateurs dans les musiques actuelles et avance le chiffre de 45 % de personnes ayant appris la musique dans un cadre formel et encadré (écoles, conservatoire…) et 25 % d’autodidactes. « Mais ce mythe de l’apprentissage solitaire est à questionner car il est souvent confondu avec l’apprentissage avec un proche et la forme du support numérique s’oppose, dans la représentation des personnes, aux apprentissages académiques », constate Stéphanie Gembarski, coordinatrice des dynamiques liées à l’égalité, aux diversités et aux pratiques artistiques et culturelles à la FEDELIMA.
L’étude de la FEDELIMA met en avant le rôle des lieux et des acteurs d’accompagnement dans les pratiques, plébiscités par 63,5 % des musiciens. « Les lieux de répétition sont composés d’une pluralité d’espaces qui vont de l’espace domestique à celui dédié aux musiques actuelles. Ce qui les différencie, c’est la qualité du matériel mais aussi le cadre circonscrit par la durée et le coût qui favorise la concentration au travail, reprend Stéphanie Gembarski. Il y a aussi souvent des personnes dédiées à leur accueil, une plus-value reconnue dans l’accompagnement et le terme « d’émulation » est ainsi souvent repris par les musiciens interrogés. »
Cette valeur ajoutée est confirmée par Laurence Hebrard, co-directrice du 6MIC, une salle dédiée aux musique actuelles à Aix-en-Provence et présidente du collectif RPM, spécialisé dans la recherche en pédagogie musicale. « On voit arriver des musiciens qui ne viennent plus dans nos studios mais qui ont un bon niveau de pratique musicale, qui ne connaissent pas forcément le solfège, qui n’ont pas suivi de formation et qui ont quand même besoin de réponse à une question à laquelle seul un humain pourrait répondre. » Après la répétition, les musiciens amateurs trouvent des espaces pour se produire en public et notamment la Fête de la musique lors de laquelle deux tiers ont déjà livré une prestation.
Faciliter la découverte de nouveaux genres musicaux
Cependant, le monde de la musique sort de deux années et demi de crise sanitaire, qui ont eu pour conséquence d’éloigner les salles de concert de leur niveau de remplissage initial. « La situation est très contrastée et fragile, résume Jean-Philippe Thiellay, président du Centre national de la Musique. Il y a plus de concerts au premier semestre 2022 qu’au premier semestre 2019 avec les reports donc l’offre est abondante mais le problème c’est la demande : le public ne peut pas aller partout par manque de moyens. L’habitude s’est un peu perdue : un jeune de 18 ans aujourd’hui avait 15 ans et demi au début de la pandémie et n’est probablement jamais allé à un concert. »
Face à cette nouvelle donne, les professionnels du monde de la musique imaginent des solutions innovantes pour capter le public. « Ce qu’il faut maintenant, c’est un endroit où on ne fait pas que de la musique mais aussi du théâtre, où l’on parle et l’on chante, abonde Louis Langrée, chef d’orchestre et directeur du Théâtre national de l'Opéra-Comique. Il faut aider en donnant des clés : il ne suffit pas de présenter un spectacle mais de dire pourquoi on le donne, et, en plus d’une œuvre, présenter toute une pléiade de concerts, conférences, discussion, dialogues pour montrer que l’œuvre représente quelque chose de plus grand encore qu’une simple musique. »
Les professionnels veulent aussi encourager la découverte de nouveaux genres musicaux et sur ce sujet, l’avènement du numérique a changé la donne. « En 2022, le paradigme a changé. Là où en 1982 il y avait dans la Fête de la musique un enjeu de démocratisation, il faut aujourd’hui repenser nos batailles : après l’accessibilité, notre nouveau combat est celui de la « découvrabilité » », explique Marina Chiche, violoniste, concertiste et productrice sur Radio France. Pendant le confinement, elle a mené des ateliers sur Internet pour familiariser le public à la musique classique. « J’ai autant donné que reçu, se souvient-elle. Même pour la musique classique, l’appétence peut s’avérer très fructueuse lorsqu’il y a incarnation et transmission en temps réel de clés d’écoute. Cela vient contredire toute idée d’élitisme. »
La Maison de la musique contemporaine veut elle aussi donner les clés pour faire découvrir des styles encore peu visibles du grand public. « À partir du moment où on donne les codes pour qu’il se sente légitime dans l’appréhension de cette musique, tout est possible et la porosité entre ce répertoire et d’autres devient de plus en plus importante », poursuit Estelle Lowry, la directrice.
Depuis plusieurs années, le ministère de la Culture se penche sur ces questions de la transformation et la transmission de la musique grâce aux nouvelles technologies. « Les pratiques numériques donnent un accès à un nombre incroyable de musiques, confie Christopher Miles, directeur général de la création artistique au ministère de la Culture. Le métavers, quand on commence à s’y promener, est très intéressant et permet de décomplexer certains sur leur approche de la musique. Nous sommes en train de travailler sur des outils qui se renouvellent en profondeur. Nous voulons faire en sorte que les dispositifs d’aide à la diffusion utilisent le numérique comme une introduction ou une manière d’aller plus loin. »