Faut-il "nourrir culturellement" les enfants bas-âge ? Se préoccuper de la "santé culturelle" des tout-petits ? C'est ce que préconise la psychologue Sophie Marinoupolos dans un rapport sur l'éveil culturel des tout-petits, qui a été remis au ministre de la Culture. Le 14 octobre, Franck Riester en a tiré 5 priorités.

Démocratiser l’accès à la culture en l’inscrivant, dès la naissance de l’enfant, dans le quotidien des familles : telle est l’ambition du rapport sur la stratégie nationale pour la Santé Culturelle, qui a été remis le 4 juin à Franck Riester.  Sophie Marinopoulos, son auteur souligne les enjeux de l’éveil culturel et artistique des jeunes enfants : pour elle, "favoriser cet éveil par une véritable politique culturelle permettrait de soutenir l’enfant dans sa construction et d’améliorer le lien parent-enfant".

Vous placez la notion de « santé culturelle » au cœur de ce rapport. En quoi la culture est-elle essentielle au développement de l’enfant en bas âge ?

Le jeune enfant se construit essentiellement à travers ce qui le relie aux autres. Son désir de s’ouvrir au monde et son appétence sociale mettent en lumière un paradoxe : le bébé ne peut devenir autonome et indépendant qu’en passant par la dépendance à l’autre. La culture étant, selon moi, la forme ultime de la rencontre avec un autre que soi, il en ressort que ce que j'appelle « santé culturelle » est un fait essentiel, qui permet au jeune enfant de se développer, d'être en harmonie avec lui-même et avec les autres.

Dans votre rapport, vous évoquez également une autre notion, celle de la « nutrition culturelle de l'enfant ». Qu'entendez-vous par là ? 

En tant que spécialiste de l’enfance, j’ai remarqué une dégradation du lien parent-enfant dès le plus jeune âge : nos enfants sont dans une situation que je qualifierais de "malnutrition culturelle". Le mot est fort, mais nécessaire. Cette malnutrition culturelle est directement imputable à notre mode de vie trop précipité, envahi par les écrans. On dispose, en définitive, de peu de temps pour être en lien avec ses propres enfants.

Cela induit un appauvrissement général des ressources psychologiques des tout-petits, avec une baisse des capacités langagières, une perte de leur confiance en eux, une résistance à la frustration de plus en plus limitée… Autant d’implications concrètes qui soulignent la nécessité de "nourrir culturellement" son enfant, en prenant le temps d’être avec lui et en partageant des expériences sensibles, esthétiques ou émotionnelles.

Par exemple ?

L’éveil culturel et artistique peut consister, entre autres, à se poser pour écouter ensemble une histoire racontée par un lecteur professionnel. De telles pratiques permettent aux parents qui sont en difficulté d’améliorer leur capacité à comprendre les besoins de leurs bébés. En favorisant le temps passé ensemble et le partage d’expériences, l’éveil culturel et artistique favorise l’émergence d’une attitude empathique chez le parent, qui parvient de plus en plus facilement à se mettre à la place de son enfant. Et cette empathie développe, en retour, celle de l’enfant. Grâce au dialogue ainsi instauré, ce dernier reconnaît que son parent est un autre et qu’il a lui aussi des besoins. 

Quels seraient, à l’échelle de notre société, les bénéfices d’une généralisation de l’éveil culturel et artistique des jeunes enfants ?

L’effet immédiat consisterait en un mieux-être de nos enfants, qui seraient plus équilibrés dans leur relation à l’autre. On ne fait pas de l’éveil culturel et artistique pour occuper nos enfants, l’enjeu est bien plus important que cela. On le fait pour qu’ils deviennent des adultes posés, dotés de plus grandes capacités relationnelles. Nous avons là quelque chose qui me semble être un véritable défi sanitaire ! Actuellement nous sommes en mauvaise santé relationnelle, ce qui se traduit par le recours automatique à des mécanismes tels que l’incivilité, la violence verbale, la violence physique, le non-respect de l’autre…

Vous vous êtes appuyée, pour rédiger ce rapport, sur l’expertise de nombreux acteurs de terrain. Vous avez notamment recueilli un ensemble d’initiatives inspirantes en faveur de l’éveil culturel et artistique. Pourriez-vous nous présenter quelques-unes de ces expériences régionales ? 

A Tours une danseuse chorégraphe, Anne Rouxel, donne des cours de danse prénatale avec l’aval de sages-femmes, d’obstétriciens, d’ostéopathes et de pédiatres.  Basée sur une grande variété de mouvements du bassin, cette danse permet à la femme enceinte de faire travailler ses muscles et de se familiariser avec son corps avant la naissance. Qui plus est, les mouvements bercent le bébé, favorisent la communication sensorielle entre la mère et l’enfant, et intensifient leur relation.

Toutes les expériences autour de la lecture dans les services de protection maternelle et infantile (PMI) sont également remarquables. Dans le Nord-Pas-de-Calais, par exemple, l’association « Lis avec moi » met à profit le temps d’attente avant les consultations médicales pour favoriser les échanges entre parents et enfants. Ses bénévoles approchent aussi bien des parents qui lisent beaucoup que des parents qui lisent peu, ou ne savent pas lire. Ils proposent, dans la salle d’attente, des lectures ou des comptines à chaque duo parent / enfant en respectant le choix et le rythme de chacun. Les refus sont rares, et cette initiative donne lieu à des moments de rencontre, d’ouverture à l’échange, infiniment précieux.

Ces expériences jouent souvent sur une temporalité particulière...

En effet. C'est aussi le cas d'un projet prometteur, qui a vu le jour dans le service petite enfance de la communauté de commune Pays d’Uzès, en Occitanie : les crèche et les micro-crèches y proposent aux familles des temps d’accueil particulier. Une fois par mois, on prend le temps, dans l’ensemble des structures, de favoriser l’échange entre parents, enfants et professionnels. Un petit-déjeuner convivial est proposé le matin, ce qui permet aux parents de partager concrètement la vie de la crèche, les activités des enfants et d’assister, avec eux, à des ateliers artistiques autour de la danse, de la musique, du conte...

 

Éveil culturel : les 5 priorités de Franck Riester

"Le ministère de la Culture porte une attention particulière à l’éveil des enfants par la culture", a indiqué Franck Riester, le 14 octobre, en soulignant que le rapport de Sohie Marinoupolos allait se "traduire très prochainement en cinq actions concrètes".

1- Au sein de la direction ou délégation à la transmission qui sera prochainement créée au Ministère de la Culture, je souhaite qu’un pôle soit entièrement consacré à l’éveil artistique et culturel. Il assurera le pilotage et la coordination des initiatives mises en œuvre sur l’ensemble du territoire.

2- Nous demanderons à l’ensemble des institutions culturelles du ministère de proposer des activités adaptées aux très jeunes enfants et à leurs familles.

3- Le ministère continuera à accompagner la production, la création et la diffusion des œuvres à destination des très jeunes publics.

4- Nous développerons la formation des professionnels de la culture et des artistes : car les plus jeunes aussi ont le droit d’être en contact direct avec les artistes qui doivent, grâce à leur sensibilité et leur talent, parler s’adresser à eux.

5– Je demanderai à nos DRAC d’identifier des porteurs de projets (collectivités ou autres) avec qui nous pourrons co-construire des initiatives en faveur de l’éveil artistique et culturel.