Après la Grotte Chauvet, nous poursuivons notre enquête sur le thème des prochaines Journées européennes du patrimoine : « Patrimoine culturel, patrimoine naturel ». Aujourd'hui : les Chemins de Saint-Jacques de Compostelle.
Sébastien Pénari, vous êtes chargé de mission à l'Association de coopération interrégionale “Chemins de Saint-Jacques de Compostelle” (ACIR). A quand remontent ces chemins, qui ont une si grande résonance dans notre mémoire collective?
Depuis l’invention du tombeau supposé de l’un des douze apôtres, Jacques, vers 813-830, ce fut l'un des pèlerinages majeurs du Moyen-Age. Pour atteindre l'Espagne et la fameuse cathédrale de Compostelle où reposerait le saint, les pèlerins venus de toute l'Europe devaient traverser la France en empruntant les grandes voies symboliques qui partaient de Paris, de Vézelay, du Puy-en-Velay et d'Arles. Ils traçaient ainsi des « chemins » reliant des lieux de dévotion emblématiques ou d'humbles chapelles. Au fil des siècles, on a construit des lieux d'asile et aménagé les églises pour accueillir ces flux de pèlerins. Avec son chevet de style rayonnant et son nombre impressionnant de reliques, la basilique Saint-Sernin à Toulouse en est un magnifique exemple.
Aujourd'hui, les motivations ont-elles changé ?
L'apogée du pèlerinage se situe aux XIVe et XVe siècles, mais depuis une vingtaine d'années il reconquiert une audience inégalée. Ses motivations ont changé, vous vous en doutez. Aujourd'hui, le chemin vers Saint-Jacques de Compostelle compte autant que la destination elle-même. Croyants ou non croyants « mettent leurs pas dans les pas de ceux qui les ont précédés ». Ils viennent ici inscrire leur mémoire personnelle dans une mémoire collective, une épopée humaine. A Saint-Jean-Pied-de-Port, 95 nationalités font une halte avant de passer les Pyrénées : c’est l’illustration de l’aura universelle de cette pérégrination. Environ 20% des marcheurs modernes ont des motivations d'ordre physique (le périple nécessite une certaine endurance), et 20% sont dans la pratique du pèlerinage chrétien. 60% se situent dans une recherche de sens, une quête intérieure, un besoin de ressourcement et une curiosité pour les patrimoines.
Tout à la fois sentiers, paysages, patrimoine architectural, valeur immatérielle, les Chemins de Compostelle forment un « objet patrimonial » inédit. Quelle était l'idée de l'Unesco, en les labellisant “patrimoine mondial de l'humanité” en 1998 ?
C'est d'abord la vieille ville de Saint-Jacques-de-Compostelle qui a été inscrite sur la Liste du patrimoine mondial, en 1985. Puis, le « Camino Francès » - le Chemin français - a été inscrit en 1993 sous la forme d’un linéaire de 800 km. De toute évidence, il fallait reconnaître aussi les édifices religieux, ponts, anciens hôpitaux, villes et villages qui jalonnent ce linéaire et constituent un bien culturel vivant exceptionnel. A la demande de l'Icomos, la France - en l'occurrence le ministère de la Culture, associé à la Société française des Amis de Saint-Jacques, à la Fédération française de la randonnée et à l’ACIR Compostelle - a donc proposé d'inscrire une sélection d'éléments illustratifs de ce qui structurait le parcours du pèlerin. Il s'agit de 64 monuments notables, 7 ensembles et 7 sections du chemin du Puy-en-Velay (GR®65). En 1998, l'Unesco accepte la sélection française et inscrit ces éléments au titre d’un bien culturel en série sous la dénomination “Chemins de Saint-Jacques de Compostelle en France ».
Cette inscription reconnaît-elle aussi la dimension immatérielle du pèlerinage?
Naturellement. Les chemins ont également reçu le label de l'Unesco parce que ces édifices et sentiers renferment et incarnent des valeurs immémoriales : croyances, rites, oeuvres d'art générées par le pèlerinage, hospitalité…. L'Unesco a reconnu la “Valeur universelle exceptionnelle” à ce bien. C'est très juste, quand on considère le renversement de sens et de perspective que connait cette pérégrination. Jadis vecteurs de la Reconquista chrétienne dans la péninsule ibérique, les chemins sont aujourd'hui un symbole de rencontres et de paix.
Les 20 et 21 septembre, les Journées européennes du patrimoine ouvriront le dialogue entre patrimoine culturel et patrimoine naturel. Les Chemins de Compostelle y ajoutent la dimension cultuelle...
Tous les édifices seront ouverts. Les visiteurs pourront découvrir des chefs d’œuvre de l'art et de l'architecture médiévale, ou de plus modestes édifices. Tous participent à la Valeur universelle exceptionnelle comme les différentes pièces d’une mosaïque. Mais, pour entrer dans l’esprit de ces lieux, il ne faut pas hésiter à les approcher par une petite randonnée. Il faut arriver à pied à Vézelay, à Rocamadour, à Conques, au Mont-Saint-Michel ou au Puy-en-Velay pour ressentir un peu de l’émotion des premiers pèlerins.
Les premiers chemins étaient précaires, peu sûrs, tout le contraire des « itinéraires aménagés » d'aujourd'hui...
Sur les routes médiévales erraient les vagabonds, les brigands. Le pèlerin devait souvent tracer son propre chemin et franchir des obstacles naturels tels que rivières ou cols de montagne. Aujourd’hui, cinq grands itinéraires et des itinéraires de liaison ou d’approche sont aménagés dans toute la France. Ils sont gérés comme des sentiers de Grande randonnée pour permettre de cheminer confortablement. Une autre façon de découvrir les chemins aujourd'hui, ce sont les itinéraires virtuels. Je pense en particulier à l'excellente bande dessinée parue cette année pour les plus jeunes : “Campus stellae” (Le chemin des étoiles), une coédition Glénat / Éditions du Patrimoine en quatre volumes.
Avec des milliers de visiteurs chaque année, le rayonnement économique de ces itinéraires est important...
Si le pèlerinage médiéval contribuait à une production artistique et architecturale, la pérégrination moderne, elle, génère la création de gîtes en zone rurale, le maintien des petits commerces, les emplois liés à l'entretien et au balisage des sentiers… L’itinéraire du Puy-en-Velay est fréquenté par 15 000 marcheurs qui pratiquent une itinérance douce. Pour les territoires, l'appartenance au réseau des « Chemins de Compostelle » est un argument qualifiant, porteur d’une image positive. L’enjeu touristique est fort et légitime, à condition qu'il recherche en permanence l'équilibre entre opportunité économique et devoir de préservation des valeurs qui font l'aura de ces itinéraires. J'y ajouterai l'enjeu social, ainsi qu'en témoignent des expériences menées pour la réinsertion de délinquants.
Votre association est petite par la taille, grande par le réseau et l'ambition. Quels projets portez-vous pour le développement des chemins ?
Les acteurs des chemins de Compostelle sont nombreux : collectivités locales, hébergeurs, associations. L’État est propriétaire de nombreux édifices, mais la plupart appartiennent à des communes rurales qui ont accompli de gros efforts de restauration ces quinze dernières années. L'ACIR Compostelle œuvre à les fédérer en réseau actif, comme c'est le cas pour les citadelles de Vauban. Le réseau a vocation à porter des actions communes de promotion et de préservation, afin de maintenir les Valeurs et donc la reconnaissance par l'Unesco. Un autre enjeu majeur est la médiation : le chemin est une fenêtre ouverte sur le territoire traversé et sur ses traditions. Le sentier peut donc être un espace d’interprétation des territoires et de leurs patrimoines. Partager au plan matériel, spirituel ou intellectuel ce que l’on est avec l'autre est une dimension essentielle de l’hospitalité sur ces chemins.
Les artistes contribuent-ils à faire la grandeur des Chemins ?
Qu'ils soient pèlerinage ou expression d'un besoin d'ailleurs, les Chemins continuent à vivifier l’imagination des créateurs d’aujourd’hui. Le collectif Gigacircus à travers des installations audiovisuelles, l’écrivain Jean-Claude Bourles, le photographe Léonard Leroux, les plasticiens Jean-Paul Chambas, Roland Fisher, Philippe Kaeppelin, l’ensemble de musique ancienne Organum, le festival des Nuits romanes en Poitou-Charentes ou encore l’intervention d’un designer dans le choeur de l’église Saint-Hilaire à Melle…. Tous s’inscrivent dans une tradition créatrice des routes de pèlerinage. Je n'aurais garde d'oublier le travail des bénévoles sur les chantiers de restauration organisés par le Club du Vieux Manoir. Lorsque ces jeunes découvrent, sur le chevet d'une église, des graffiti représentant un bourdon ou une coquille, ils dialoguent avec les jacquets du moyen-âge. Les intéresser au chemin, à ses patrimoines et à l'effort que procure le cheminement comme aux bienfaits de la marche est une préoccupation partagée par de plus en plus d'acteurs.
Les Chemins de Saint-Jacques de Compostelle, c'est :
813 l'invention du tombeau de Saint-Jacques
4 voies historiques, réputées “têtes de chemin” : Tours, Vézelay, le Puy-en-Velay, Arles
Une sélection de 64 monuments individuels notables, 7 ensembles, 7 sections de l'itinéraire du Puy-en-Velay
13 régions traversées, 32 départements et 95 communes
1522 km du Puy en Velay à la Galice espagnole