Alors que les lauréats de l’édition 2018 des Grands Prix de littérature dramatique ont été dévoilés le 15 octobre, retour sur un secteur-clé du monde de la scène : celui des écritures théâtrales.
Soutenir sans faille les écritures théâtrales : c’est ce que fait inlassablement ARTCENA, centre national des arts du cirque, de la rue et du théâtre, qui vient de remettre le 15 octobre, au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, les Grands Prix de Littérature dramatique à Jean Cagnard (catégorie littérature dramatique) pour Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face (Éditions Espaces 34) et Fabrice Melquiot (catégorie littérature dramatique jeunesse) pour Les Séparables (L’Arche Éditeur).
Cette année, ARTCENA a voulu aller plus loin, en proposant un nouveau rendez-vous consacré à la littérature théâtrale : la Conférence nationale sur les écritures contemporaines (Connect), dont la première édition a eu lieu le 15 octobre. « Connect, c’est l’acronyme de la conférence, mais c’est aussi, au sens premier, mettre en relation tous les acteurs du secteur, éclairer le travail conjoint d’accompagnement des auteurs depuis l’écriture jusqu’à la présentation au public », a souligné devant une salle comble Gwénola David, directrice générale d’ARTCENA.
Une première table ronde a été l’occasion de dresser un état des lieux des écritures théâtrales. Elle a été suivie d’une présentation des Etats généraux des auteurs, initiative qui, à travers une série d’événements, dont le coup d’envoi sera donné en janvier 2019 au théâtre de la Colline, n’aura qu’un objectif : donner toute sa place à l’auteur dans l’écosystème du théâtre.
Jean Cagnard : transposer une expérience vécue dans une fiction théâtrale
« En 2009, dans le cadre d’une résidence dans un centre thérapeutique pour toxicomanes, j’ai partagé pendant six mois, à raison d’un jour par semaine, le quotidien des toxicomanes et du personnel soignant », dit Jean Cagnard, lauréat du Grand prix de littérature dramatique pour Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face. Avant de rectifier : « Plus exactement, ce qu’ils ont bien voulu partager avec moi ». La langue percutante du texte, donnant tour à tour à entendre les voix du résident et celle de l’éducateur, est en effet tout entière nourrie de cette expérience.
« Au sortir de la résidence, je disposais d’une série de textes mélangeant prose, poésie, et théâtre, qui ont donné naissance à un premier recueil, « Sur le seuil ». Il ne s’agissait pas à proprement parler de témoignages, plutôt d’une parole reprise parfois de façon brute, mais aussi d’une écriture d’imagination à partir de ce que j’avais vu et vécu », poursuit Jean Cagnard. Une forme hybride qui condense en quelque sorte son travail, lui qui à côté d’une œuvre prolixe pour le théâtre – il a écrit une vingtaine de pièces – est également l’auteur de romans et de poésies. Avec la compagnie « 1057 Roses » fondée avec Catherine Vasseur, comédienne et metteur en scène, il organise des lectures du texte. « Ces lectures ont permis d’éprouver le texte, de voir ce qui résistait et, à l’inverse, ce que nous pouvions lâcher, et par là même de l’étoffer ».
En 2009, dans le cadre d’une résidence dans un centre thérapeutique pour toxicomanes, j’ai partagé pendant six mois, à raison d’un jour par semaine, le quotidien des toxicomanes et du personnel soignant
Le travail pour autant n’était pas terminé. Pour aboutir à la version longue récompensée aujourd’hui, Jean Cagnard, en parallèle d’autres projets, a en effet remis son ouvrage sur le métier pendant sept ans. Le temps dit-il de se libérer « du côté affectif et émotionnel, de trouver la bonne distance d’écriture et de transposer cette expérience dans une fiction ». Nul doute qu’il a bénéficié dans ce travail d’un accompagnement sur mesure de Sabine Chevallier, son éditrice de la première heure, qui mène à la tête des Editions Espaces 34, l’une des aventures les plus exaltantes dans le domaine des écritures théâtrales. Aux côtés de Les gens légers (2006), inscrite au répertoire de la Comédie-Française, L’avion suivi de mes yeux la prunelle (2006), La distance qui nous sépare du prochain poème (2011), Au pied du Fujiyama (2015), L’inversion des dents (2016), et Pour une fois que tu es beau (2018), Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face a rejoint le catalogue de la maison d’édition en 2017. Que va changer le Grand Prix de littérature dramatique ? « Je vous le dirai demain ! », lance malicieusement Jean Cagnard.
Jean Cagnard, Quand toute la ville est sur le trottoir d’en face (Éditions Espaces 34)
Fabrice Melquiot : cerner les interrogations de l’enfance
« Les Séparables fait partie pour moi de ces pièces de « surgissement », qui s’imposent à vous ; je n’ai pas le sentiment de travailler sur ces pièces, parce que la structure, les personnages et les situations apparaissent d’un coup. C’est précisément ce qui s’est passé un matin quand, alors que j’emmenais ma fille à l’école, j’ai vu un père de famille en sang adossé à une voiture. Cet épisode a cristallisé quelque chose : il était à lui seul révélateur d’un contexte de défiance, de provocation et de violence entre les communautés au sein de l’école », explique Fabrice Melquiot. La pièce pour laquelle il vient de recevoir le Grand Prix de littérature dramatique jeunesse raconte l’histoire de Romain et Sabah, deux enfants de neuf ans, qui vivent dans le même lotissement, et qui, pour échapper au réel, notamment aux peurs et aux suspicions de leurs parents à l'égard de l'autre et de ses différences, se sont construit des mondes imaginaires.
« Ces deux enfants de fiction sont, comme toujours dans les pièces jeunesse que j’écris, dans une sorte de refus d’un réel inacceptable, dans une position de perplexité. Et quand les questions qu’ils se posent nous sont renvoyées à nous autres, adultes, nous sommes dans le même état qu’eux, incités à notre tour à devenir perplexes ». Grave autant qu’attentif à laisser une place, fût-elle ultime, à l’humour, le texte donne le sentiment de « cheminer avec les protagonistes sans être figé dans un bloc de pensée », comme le dit joliment Marie-Agnès Sevestre, directrice du festival des Francophonies en Limousin, présidente du jury des Grands Prix de littérature dramatique. « Ce regard est plein de fantaisie, de naïveté, mais aussi plein d’une inquiétude, de questions qui sont propres à l’enfance. Tout cela trouve son origine dans le fait d’essayer de cerner cette zone de l’enfance et d’en faire un espace fictionnel. C’est une mémoire mais surtout un terrain de jeu, depuis lequel j’essaye de regarder le monde », ajoute Fabrice Melquiot.
Ces deux enfants de fiction sont, comme toujours dans les pièces jeunesse que j’écris, dans une sorte de refus d’un réel inacceptable
Directeur du théâtre Am Stram Gram à Genève, il est l’un des auteurs les plus en vue de sa génération, lauréat, entre autres, du Prix du Jeune Théâtre de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre en 2008. « Une création collective des Séparables sous la direction d’Emmanuel Demarcy-Mota a été créée au Théâtre de la ville l’année dernière et sera reprise cette année. Parallèlement, j’ai confié le texte à Dominique Caton et Christian Suter qui l’ont présenté au théâtre de Vidy-Lausanne en Suisse, et la pièce est actuellement en cours de création en Allemagne ». Un très beau démarrage que vient désormais couronner le Grand Prix de littérature dramatique jeunesse. « En recevant cette récompense, je pense avant tout à mon éditeur, l’Arche Éditeur [qui a la particularité d’être également l’agent théâtral du texte représenté (NDLR)]. La grande vertu de ce prix est de soutenir l’édition théâtrale qui est une économie fragile, réclamant beaucoup d’attention et de soutien. Ce prix est aussi un encouragement à considérer la pièce de théâtre en tant que livre, et le livre en tant qu’objet de circulation des textes ».
Fabrice Melquiot, Les Séparables (L’Arche Éditeur)
France Culture, partenaire phare des écritures théâtrales
Alors que trois de ses pièces sont diffusées actuellement sur France Culture, Fabrice Melquiot, Grand Prix de littérature dramatique jeunesse, revient sur la relation privilégiée qui l’unit à la chaîne radiophonique, dont le rôle au service des nouvelles écritures théâtrales est essentiel. « Alors que j’étais tout jeune apprenti comédien, j’ai écrit un texte qu’une amie, très au fait du travail de France Culture dans le domaine des fictions radiophoniques, m’a encouragé à envoyer. Je n’ai pas eu d’écho pendant longtemps, puis un jour – chose inouïe – on m’a annoncé que le texte avait été sélectionné par le comité de lecture, qu’il allait être enregistré et mis en ondes par Christine Bernard-Sugy avec Michaël Lonsdale, Olivier Py, Jérôme Kirscher. Je garde un souvenir très fort de l’enregistrement. La mise en ondes a obtenu le prix Paul Gilson de la Communauté des radios publiques de langue française. Cette première collaboration a ensuite été suivie de beaucoup d’autres, et cette pièce, Le jardin de Beamon, est la première que j’ai publiée en 1998 à l’École des Loisirs. Pour moi, la radio reste un univers magique. Elle apporte sur le texte un éclairage différent de celui du théâtre, tout simplement parce qu’on n’est pas dans le même état de perception. Il est capital de soutenir de manière aiguë la fiction à la radio. La France est un des derniers pays à soutenir ce modèle, précieux pour les auteurs autant que pour les comédiens ».