Dans une tribune publiée le 23 juillet 2016 dans le "Huffington Post", Audrey Azoulay appelle les Français à "faire corps" après l’attentat de Nice. "Dans l’épreuve que nous traversons, protéger ce qui nous unit, c’est protéger la liberté d’expression, la liberté de pensée, la liberté d’information, la liberté de création", a assuré la ministre de la Culture et de la Communication.
La France est attaquée dans ce qu’elle est, dans sa vocation, dans ses valeurs. Des dessinateurs qui ont marqué des générations massacrés, des juifs assassinés parce que juifs, une jeunesse attablée aux terrasses de Paris et heureuse au Bataclan, décimée. Des forces de l’ordre républicaines meurtries. Et maintenant, ce jour de 14 juillet, fête nationale parce que souvenir des combats pour la liberté, matrice des Lumières, ce sont des familles confiantes brutalement déchirées par une explosion de violence inouïe. La France souffre dans sa chair mais est attaquée dans son âme. Nous sommes collectivement visés, justement dans ce qui nous unit. A chaque fois, ce sont ces valeurs de fraternité, des moments collectifs d’émotion et de partage qui sont pris pour cible.
Parce que le pari de notre société, une société de libertés, implique une vulnérabilité à ce type d’attaque, il est de notre devoir d’œuvrer à défendre l’idée de la France qui est la nôtre. C’est un moment de vérité, où la parole publique doit être responsable. Elle peut soit retisser le fil de la toile qui nous soutient, soit au contraire approfondir les failles créées par ces attentats pour en faire des gouffres dans lesquels nous pourrions rapidement sombrer. Il serait indécent de céder au cynisme et à la surenchère qui ne mèneraient qu’à la fragilisation du pays. Comment ne pas voir que ceux qui attisent les divisions font le jeu de ceux qui veulent nous défaire ? Que ceux qui appellent, quelques heures après le drame, à piétiner la Constitution et l’état de droit prennent la responsabilité de légitimer les atteintes, dans les mots et ensuite dans les actes, au pacte républicain? On oublie trop facilement la fragilité qui est la nôtre, cette peur qui peut faire accepter – et très vite - ce qui, hier, était, sans doute aucun, inacceptable.
La culture est le fondement de la fraternité qui est elle-même la seule réponse de long terme à la violence
C’est ce renversement des valeurs qui est au cœur du spectacle qui a ouvert le Festival d’Avignon cette année, dans la Cour d’Honneur. Avec les Damnés, inspiré du film du réalisateur italien Luchino Visconti, mis en scène par le belge Ivo Van Hove, brillamment interprété par la formidable troupe de la Comédie-Française, c’est d’abord l’Europe des artistes qui est debout puissamment sur la scène. C’est ensuite la vision implacable d’une société aux prises avec la haine et la veulerie, l’agonie d’une famille d’industriels, abandonnant ses repères et sa dignité, qui nous est proposée. Le théâtre lui aussi nous confronte à la mémoire et au tragique de l’histoire.
Ce miroir tendu dans la Cour d’Honneur a pu déranger, troubler. C’est le rôle des artistes de nous interpeller, de nous questionner. C’est à notre intelligence qu’ils s’adressent, à chacun de nous dans la pénombre, collectivement attentifs, individuellement libres de nos pensées.
Dans l’épreuve que nous traversons, protéger ce qui nous unit, c’est protéger la liberté d’expression, la liberté de pensée, la liberté d’information, la liberté de création. Ne pas transiger sur ces valeurs, quelles que soient les tentations que le besoin de sécurité fait naître. La plus grande force de notre société est là, sa sécurité à long terme aussi. Et nous savons bien que nos capacités de résistance s’appuient sur ce bastion irréductible d’une création libre, diverse, forte, qui nous interroge et qui nous rassemble. Voilà pourquoi nous devons inlassablement rechercher l’égalité d’accès à la culture, à la beauté et à l’art, pour tous et partout, porter une attention particulière à la fraternité, ce lien qui nous unit aux autres et qui s’enrichit de nos différences.
Nous devons être plus déterminés que jamais à agir chacun à l’endroit où nous sommes pour ouvrir grand nos musées, nos théâtres, nos bibliothèques, nos cinémas, nos monuments et nos galeries et faire déborder l’art dans la rue comme à Chalon-sur-Saône ou à Nantes
Là aussi, la fracture politique se creuse, le consensus républicain se fissure alors que se fait de plus en plus entendre une vision populiste et décomplexée d’une culture instrumentalisée, aux ordres, confinée. Or justement, la culture est un levier d’émancipation, un espace de rencontre, de dialogue, de respect de l’autre, de ses différences. Nous devons être plus déterminés que jamais à agir chacun à l’endroit où nous sommes pour ouvrir grand nos musées, nos théâtres, nos bibliothèques, nos cinémas, nos monuments et nos galeries et faire déborder l’art dans la rue comme à Chalon-sur-Saône ou à Nantes. Pour faire vivre cette fraternité, pour faire corps.
C’est pour cela que nous nous sommes collectivement mobilisés pour que les festivals d’été puissent se tenir. Dans le respect des victimes auxquelles d’émouvants hommages ont été rendus par ces milliers de personnes réunies à La Rochelle comme à Carhaix. Avec des mesures de sécurité adaptées pour lesquelles l’État a apporté tout son soutien, tant financier qu’humain.
Parce que nous sommes collectivement menacés, nous devons chérir et renforcer la colonne vertébrale qui nous tient. La culture est le fondement de la fraternité qui est elle-même la seule réponse de long terme à la violence. Chacun de nous, en toute lucidité, peut-être l’acteur et le prescripteur de la résilience de notre société.