Eh bien, cher Takeshi KITANO, je me demande s’il n’y a pas une erreur
quelque part dans tout cela. Je me demande si je ne fais pas erreur, si
nous ne sommes pas tous un peu dupes d’une illusion collective
concernant la culture… C’est votre parcours qui me le montre, mieux
sans doute que n’aurait pu le faire aucun autre. Oui, je me demande si
je ne me trompe pas lorsque je parle de « culture » pour évoquer tous
ces artistes que j’aime et que j’ai la chance de rencontrer. Car je crois
qu’avant tout les artistes sont des « natures ». Ce sont véritablement
des « forces de la nature », au sens créatif, bien sûr, pas
nécessairement physique du terme… Et c’est à cela qu’au fond, peutêtre,
ils nous engagent, nous aussi. Ils nous montrent le chemin pour
devenir, ou redevenir, à leur exemple, des « natures ». C’est cela, je
crois, avant tout, leur message, un message de liberté. C’est la
promesse qu’ils nous font, à travers leur oeuvre et ses évolutions, de
devenir pleinement nous-mêmes, complètement libres, vraiment des
« natures ». Et nous, les publics, nous sommes bien obligés de nous
« cultiver », comme on dit, c’est-à-dire d’essayer, au fond, de faire
prendre sur nous, comme une greffe, l’exemple que nous donnent ces
natures audacieuses et accomplies.
Voilà pour moi aujourd’hui, cher Takeshi KITANO, la leçon de choses,
mais surtout la leçon de vie que je retiens de votre oeuvre et de ses
nombreux visages.
Cette Fondation CARTIER dévouée à l’art contemporain est par
excellence le lieu où il me semble opportun de vous le dire, cet espace
où vous venez de nous démontrer, une fois de plus, votre formidable
liberté d’inventer, guidé que vous êtes par une sorte de génie instinctif.
Cette exposition en forme de parc d’attraction pourrait paraître étrange
à un spectateur qui serait dupe de vos incarnations successives et qui
voudrait, par une sorte de réflexe de facilité, vous y enfermer. Il
occulterait ainsi, derrière les formes nombreuses et multiples où vous
savez vous exprimer, le mouvement de fond d’une liberté créative
exceptionnelle. Cela me fait songer à cette « évolution créatrice » que
décrivait le philosophe Henri BERGSON, qui se voulait attentif à la
continuité de l’Être, par-delà toutes les segmentations et les
fragmentations que surimpose une raison au fond assez stérile…
Alors, cher Takeshi KITANO, vous n’êtes pas l’homme d’un seul film –
comme on parle de l’homme d’un seul livre. Vous n’êtes pas non plus
l’homme d’un seul style, encore moins d’un seul visage. Vous savez à la
fois nous émouvoir, nous faire trembler, nous faire rire et surtout faire rire,
sans relâche, les téléspectateurs japonais, sous les dehors « BEAT
TAKESHI ». Et cette exposition le démontre plus encore que jamais, vous
n’êtes pas non plus l’homme d’un seul art, ni l’homme d’un seul public.
Vous avez d’ailleurs magnifiquement démontré que la télévision pouvait
divertir mais aussi éduquer, changer notre regard sur le monde et briser le
masque des apparences. A côté d’innombrables talk shows comiques,
vous avez été, par exemple, l’instigateur de l’émission intitulée « Takeshi
no Daredemo Picasso » (« N’importe qui peut être le Picasso de
Takeshi »), suivie par pas moins de quinze millions de téléspectateurs et
qui sensibilisait le public à toutes formes de pratiques artistiques. La
vulgarisation scientifique est aussi l’une de vos passions avec « Takeshi
no Komadai Sugakuka », une émission entièrement consacrée à la
résolution de problèmes mathématiques. Vous savez vous adresser à
tous et à chacun, en montrant que la télévision est autant affaire d’homme
que de structures.
Aujourd’hui, nous découvrons votre talent de peintre et d’installateur,
entraperçu déjà dans de nombreux films, en particulier dans Hana-Bi.
Demain, nous allons retrouver une nouvelle facette de votre talent de
cinéaste, plus réflexive qu’autrefois, comme l’indique d’ailleurs son titre
« Achille et la tortue », qui nous renvoie au fameux paradoxe de Zénon.
Vous connaissez peut-être les vers d’un poète français, Paul VALERY,
sur ce thème très profond :
« Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d'Elée !
M'as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole et qui ne vole pas !
Le son m'enfante et la flèche me tue !
Ah le soleil... Quelle ombre de tortue
Pour l'âme, Achille, immobile à grands pas ! »
Car si le cinéma est, littéralement, un « art du mouvement », votre oeuvre
en offre en quelque sorte la quintessence, elle qui joue sans cesse sur les
ruptures de rythme, les longs moments d’immobilité sublimés par
l’irruption d’une violence aussi soudaine que définitive.
C’est parce qu’il est important de ressaisir l’unité improbable de toutes vos
facettes que je me réjouis, non seulement de cette exposition décoiffante,
de la sortie de votre nouveau film qui vient clore une trilogie, mais aussi
de la rétrospective qui vous est consacrée au Centre national d’art et de
culture Georges-Pompidou. J’y ajoute la parution d’un livre passionnant,
votre autobiographie, patiemment ordonnée par Michel TEMMAN, et dans
laquelle j’ai appris tant de choses sur vous, en qui je me suis reconnu.
Comme vous je suis né en 1947, comme vous j’ai fait de la télévision
(comme animateur) et du cinéma (où j’ai, entre autres, évoqué le Japon
sans y tourner). Comme vous je porte l’Afrique dans mon coeur (c’est le
sujet de mon premier film) ; comme vous, j’ai eu un accident de scooter.
Et comme vous – mais c’est là que la comparaison s’arrête – on m’a
proposé de devenir ministre de la Culture, ce que vous avez refusé à
plusieurs reprises...
Vous préférez sans doute être votre propre ministre, une sorte de
« ministre de la nature », de votre grande nature d’artiste.
Cher Takeshi KITANO, au nom de la République française, nous vous
remettons les insignes de Commandeur dans l’ordre des Arts et des
Lettres.