La date n’a pas été choisie par hasard. Elle correspond à Yom HaShoah, le jour mémorial pour les victimes de la Shoah et les combattants du Ghetto de Varsovie. En France, près de 76 000 Juifs ont été déportés entre 1942 et 1944. C'est donc une date très symbolique, celle du 18 avril, qui a été retenue pour restituer trois œuvres du XVe siècle spoliées pendant la période nazie : deux tableaux de l’école de Padoue et de l’école de Florence et une sculpture attribuée à l’entourage de Gil de Siloé.
Elles font partie des 60 000 œuvres dites MNR (Musées nationaux Récupération) récupérées en Allemagne ou dans les territoires contrôlés par le Troisième Reich à la fin de la Seconde Guerre mondiale et renvoyées en France. Une majorité (45 000) ont été restituées à leurs propriétaires dès la fin du conflit. Sur les 15 000 restantes, 2 200 ont été confiées à la garde des musées nationaux, notamment pour leur intérêt artistique, mais toutes ne sont pas nécessairement spoliées.
Ces deux restitutions de trois œuvres ont été rendues possibles grâce à la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 créée en 2019 au sein du ministère de la Culture. Elle est chargée de coordonner la politique publique de recherche et de restitution des biens culturels spoliés en lien avec les musées et bibliothèques, et de sensibiliser les professionnels de la culture et le public sur ce sujet. Derrière ces tableaux et cette sculpture, c’est aussi l’histoire de collectionneurs de l’époque qui est mise en lumière : celle du couple Saulmann et de Harry Fuld Junior.
Ernst et Agathe Saulmann, couple de collectionneurs dépossédés
D’un côté, un tableau représentant le siège de Carthage par les troupes romaines de Scipion Émilien aux dimensions rectangulaires très singulières qui ont permis d’identifier ce tableau à un cassone italien, un panneau ornant un grand coffre qu’il était coutume d’offrir lors de mariages pendant la Renaissance. De l’autre, une iconographie de l’école padouane qui présente la scène de l’allaitement de la Vierge à son enfant. Ces deux œuvres ont été identifiées comme provenant de la collection d’Ernst et Agathe Saulmann, couple de collectionneurs juifs installés dans le land allemand du Bade-Wurtemberg.
Ernst Saulmann était l'associé gérant d’une usine familiale de tissage mécanique de coton. Peu à peu, le couple forme une importante collection d’antiques, de sculptures, de peintures, de tapisseries, de peintures du XIXe siècle ainsi que de meubles et d’objets d’art destinée à aménager leur résidence allemande et leur villa de Florence. En 1935, le couple décide de fuir l’Allemagne face aux persécutions antisémites et s’exile à Florence. Leur collection d’art est alors confisquée par les autorités allemandes et vendue lors de cinq ventes aux enchères. Les Saulmann ne perçoivent rien du produit de ces ventes. Après la guerre, le couple s’installe à Paris où Ernst meurt en 1946, puis Agathe en 1951 à Baden-Baden.
Les deux œuvres restituées n’ont cependant pas été vendues lors de ces cinq ventes spoliatrices de 1936. Elles faisaient partie d’un ensemble de 44 œuvres exportées à Florence, puis à Nice où le couple s’est réfugié pendant la guerre. « Seules quatre de ces œuvres ont été retrouvées dont ces deux MNR restituées aux héritiers de ma demi-sœur », explique Felix de Marez Oyens, l’ayant droit du couple et demi-frère de Nina, la fille qu’Agathe avait eue avec son premier mari. Ce corpus a été documenté entre 1928 et 1939 grâce à des photos et des listes décrivant les objets en détail. Les recherches ont permis de remonter le cours du temps et de retrouver trace des œuvres au début des années 40 chez des marchands d’art parisiens et allemands avant d’arriver au dépôt de Goering à Berchtesgaden. Elles seront renvoyées en France en octobre 1946, où elles deviennent « Musées nationaux récupération ». Elles étaient, avant leur restitution, déposées au musée de Picardie à Amiens et au musée des Beaux-Arts d’Angers.
C’est à la suite de la demande de restitution introduite par les ayants droit d’Ernst et Agathe Saulmann que des recherches ont été effectuées pour aboutir à ce rendu. « J’éprouve un sentiment de reconnaissance sincère envers la Mission de recherche et de restitution pour toutes ses recherche précieuses », souligne Felix de Marez Oyens.
Harry Fuld Junior, héritier spolié de sa collection
La sculpture Vierge de pitié – ou Pietà -, rapprochée de l’entourage de Gil De Siloé en raison de la concordance des types physiques, de l’arrangement des drapés et du traitement de la polychromie, était, elle, confiée au musée du Louvre. Elle était auparavant la propriété de Harry Fuld Senior, un entrepreneur de Francfort-sur-le-Main spécialisé dans la location de téléphones. Passionné d'art et collectionneur, il possédait des objets orientaux, des sculptures médiévales ainsi que d’œuvres de Matisse, Derain ou Chagall. Il meurt en 1932 et lègue cette vaste collection à son fils Harry Fuld Junior.
À l’arrivée au pouvoir des Nazis, le groupe Fuld est « aryanisé » et Harry Fuld Junior perd ainsi ses parts dans l'entreprise familiale. Il décide d’émigrer en Angleterre en 1937 mais ne parvient pas à emporter ses œuvres d’art qu’il fait mettre en caisse pour qu’elles soient envoyées à Londres. Elles sont confisquées et vendues aux enchères en janvier 1943. Si cette vente était connue, les circonstances et l’identité du vendeur ne l’étaient pas. Il aura fallu attendre 2021 et la parution de la thèse de la chercheuse Nadine Bauer pour comprendre toute l’affaire : la marchande Maria Almas-Dietrich avait acquis la sculpture et l’avait mise en caisse et déposée en Bavière avec deux autres caisses du marchand Gustav Rochlitz. En 1944, ce dernier fait reprendre ses caisses, mais fait enlever dans le même temps celles de Maria Almas-Dietrich. Toutes seront mises sous séquestre par les Alliés à la fin de la guerre et celles d’Almas-Dietrich seront rapatriées à tort vers la France en juin 1947.
La fille de Maria Almas-Dietrich tente, en 1950 de récupérer ces œuvres, mais ne dispose d’aucune preuve de propriété et ne peut pas prouver l’origine allemande de l’œuvre avant la guerre. La Pietà est donc sélectionnée parmi les 15 000 dernières œuvres revenues d’Allemagne et non restituées et devient une œuvre MNR. Elle est aujourd’hui remise au Magen David Adom United Kingdom – l’organisation de soutien au Royaume-Uni de l’équivalent israélien de la Croix Rouge - héritier du collectionneur Harry Fuld Junior. C’est la deuxième œuvre qui lui est rendue après le Mur rose de Matisse en 2008. « C’est un grand honneur et un vrai privilège d’être ici. J’ai vu pour la première fois cette œuvre l’an dernier et je l’ai trouvée fascinante. C’est une lumière qui émerge de l’une des périodes les plus sombres de notre histoire », estime David Burger, président de la branche britannique de la Magen David Adom.
Un projet de loi pour faciliter la restitution des biens culturels spoliés
Avec ces tableaux et cette sculpture, ce sont désormais 184 œuvres MNR (Musées nationaux Récupération) qui ont été restituées. Depuis dix ans, le rythme des restitutions s’est intensifié puisque 73 œuvres ont été rendues, dont 50 à l’initiative des musées et de l'administration. La recherche de provenance concerne également des œuvres entrées dans les collections publiques dans l’ignorance d’une spoliation.
Mais, contrairement aux œuvres MNR, les œuvres spoliées entrées dans les collections publiques ne peuvent être restituées que par l’adoption d’une loi spécifique, comme celle du 21 février 2022, qui permet de déroger au principe d’inaliénabilité de ces collections. C'est par ce moyen que 15 œuvres ont pu sortir du domaine public.
C’est pourquoi un projet de loi cadre a été présenté au Conseil des ministres le 19 avril par la ministre de la Culture pour faciliter à l’avenir la restitution de ces œuvres. « Ce dispositif sera une étape décisive pour faciliter et accélérer les actes de justice que représentent les restitutions de biens spoliés. Et garder vivante l’humanité de celles et ceux à qui on a refusé le droit de vivre », assure Rima Abdul Malak, la ministre de la Culture.
Ce projet de loi prévoit une dérogation dans le code du patrimoine au principe d’inaliénabilité limitée aux différentes formes de spoliations liées à des persécutions antisémites perpétrées pendant la période nazie. L’État ou la collectivité territoriale prononcera la sortie du domaine public de tout bien culturel qui s’est révélé avoir été spolié dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler le 30 janvier 1933 et la capitulation allemande le 8 mai 1945, pour le restituer à ses propriétaires légitimes. La décision de sortie interviendra après avis d’une commission administrative spécialisée, mission qui sera confiée à la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS).
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