Le jardin, une métaphore de l’œuvre musicale ? L’idée a germé dans la tête de Jean-Luc Hervé suite à un séjour à la Villa Kujoyama de Kyoto, où le compositeur a découvert les jardins japonais qui cultivent une relation forte entre l’art et la nature. Depuis, le professeur de composition au conservatoire à rayonnement régional de Boulogne-Billancourt a multiplié les pièces construites en suivant des modèles naturels comme la germination d’une plante.
Ancien guide dans une réserve ornithologique, passionné par les oiseaux et auteur d’une thèse de sciences naturelles, Jean-Luc Hervé a axé son travail sur la nature et la relation entre l’extérieur et l’intérieur. Il a composé des œuvres conçues pour des sites particuliers comme Biotope pour le Centre Pompidou-Metz ou Carré magique pour l’Abbaye de Royaumont, avec deux dispositifs acousmatiques – dont la source sonore est invisible pour l’auditeur – et craintifs (réagissant au passage des promeneurs) qui diffusent du son à travers des haut-parleurs dissimulés. Ce travail sur cette relation proche entre musique et jardins en fait un témoin privilégié de cette nouvelle édition des Rendez-vous aux jardins, qui se tiennent du 2 au 4 juin partout sur le territoire.
Que vous inspire le thème de cette année des Rendez-vous aux jardins, à savoir celui des « musiques du jardin » ?
Jean-Luc Hervé : Ce thème peut vouloir dire beaucoup de choses ! Cela peut être l’écoute de la musique dans un jardin, entendre tous les sons qui nous entourent d’une manière musicale ou encore une proposition artistique construite qui s’intègre dans notre environnement. L’écoute est un domaine plus compliqué, moins immédiat que la vue. Nous sommes dans une société du visuel où le son n’est pas écouté : il est seulement entendu et traverse notre environnement, il est une notion beaucoup plus abstraite. Pourtant, on gagnerait beaucoup à mieux écouter la nature ! Elle est moins évidente au premier abord mais ouvre des mondes totalement merveilleux et nouveaux, des champs artistiques immenses pour le public.
Est-ce que l’on arpente un jardin comme on écoute une œuvre ?
J.-L.H. : Quand on parcourt un jardin, on découvre des constructions, des architectures, des végétaux, des points de vue différents avec des moments de surprise. Le lieu est conçu comme une déambulation et cette construction est comparable à celle de la musique dans le sens où il faut toujours ménager des surprises pour garder l’intérêt de l’auditeur ou du promeneur. Sa curiosité doit toujours être affûtée par ce qu’il entend.
Je prends l’exemple des jardins de thé japonais, avec un parallèle frappant avec la composition musicale. Les trajets y sont très contraints – on ne peut pas marcher n’importe où – et très rigoureux avec des découvertes au fur et à mesure de notre parcours. Cette construction est à la fois matérielle et temporelle : la découverte des événements s’inscrit dans la vitesse de la marche et celle-ci est contrôlée puisque l’on a des pas japonais qui invitent le promeneur à cheminer à un rythme particulier, en mettant les pieds sur les dalles.
Comment trouver des ponts entre la nature et la musique, le socle de votre travail ?
J.-L.H. : La musique française a toujours fait attention aux modèles naturels. Je suis issu d’une tradition de musique écrite héritée de la musique classique et le rapport avec la nature m’a toujours préoccupé. Ce rapport peut se créer par des modèles et parmi eux, il y a celui de la construction, de l’évolution, du développement des êtres vivants.
J’ai beaucoup travaillé sur le monde végétal et notamment sur la croissance des plantes qui m’a donné des idées pour l’écriture du matériau sonore. Des suites de notes, des lignes mélodiques, des harmonies, des rythmes, de la polyphonie peuvent s’inspirer des manières dont les plantes construisent leur arborescence. Leur croissance ou leur structure peuvent donner des idées à un compositeur. L’apparition des différentes parties d’une plante peut servir de modèle pour l’apparition de lignes primaires et secondaires dans la musique…
La croissance
des plantes m’a donné
des idées pour l’écriture
du matériau sonore
Vous employez un terme emprunté à la nature pour évoquer votre travail : celui de lisière. Quelles sont-elles dans la musique ?
J.-L.H. : L’effet de lisière est un terme d’écologie scientifique qui indique une zone avec une activité biologique plus importante. Par exemple, le bord de mer, espace de grande activité avec beaucoup d’échanges et d’animaux, ou les lisières entre la forêt et les espaces découverts. Tous ces milieux de transition sont très riches et il se trouve qu’en art et notamment en musique, on est plus attentif quand on est entre deux choses très claires. Par exemple pour le rythme, vous avez deux extrémités que sont le rythme régulier d’un côté et des pulsations totalement chaotiques de l’autre. Dans un cas comme dans l’autre, l’attention d’un auditeur va chuter au bout d’un moment : si vous avez un rythme régulier, vous n’avez plus aucune surprise avec une pulsation qui va revenir dans un laps de temps toujours identique. Au contraire, si vous avez un rythme chaotique, l’inorganisation est telle qu’au bout d’un moment, l’attention ne peut pas se focaliser. Entre les deux, vous créez une attente perceptive qui fait que l’auditeur garde une tension dans son écoute et c’est comme cela que vous construisez des formes rythmiques. Ce qui est amusant, c’est que cette pseudo régularité se retrouve aussi dans la nature : rares sont les chants d’oiseau réguliers et c’est ce décalage par rapport à la pulsation qui crée la richesse rythmique.
On peut trouver des lisières dans deux autres domaines très importants de la musique : l’harmonie et le timbre. Dans un orchestre, il faut écrire des notes mais ce qui est important c’est aussi la sensation globale que l’on va avoir. Quand on crée des œuvres qui sont à la lisière entre une harmonie avec des notes bien repérables et un son sans hauteur, on est dans une zone plus intéressante de mon point de vue.
J’ai enfin beaucoup travaillé sur la lisière entre intérieur et extérieur, le fait d’étendre la musique d’une salle de concert à ses alentours. L’intérêt est de garder la force de ce qui se passe dans une salle de concert avec des musiciens qui interprètent une partition, tout en mettant l’œuvre en continuité avec une proposition sonore qui va au-delà de la scène.
Comment traduire la nature en musique concrètement, avec des instruments, et à l’inverse, quels éléments de la nature font particulièrement penser à de la musique ?
J.-L.H. : La relation entre les sons de la nature et de la culture est compliquée. Quand vous écrivez pour les instruments de l’orchestre, il y a deux éléments qui entrent en conflit : la proposition musicale, qui est abstraite, et la réalité physique d’un instrument, qui ne peut pas faire n’importe quoi.
S’il est difficile d’évoquer des instruments particuliers, on peut néanmoins penser à des archétypes musicaux. Au Japon, on a le uguisu, un oiseau très populaire dont le chant a une structure rythmique que l’on retrouve dans la musique traditionnelle japonaise et ce n’est pas un hasard : il y a forcément des ponts entre les artistes et ce qu’ils entendent autour d’eux. D’ailleurs, on pourrait se dire que l’idée du canon en musique vient du phénomène de l’écho dans la nature…
Quand j’écoute les sons de la nature, j’ai la même attitude que dans un concert : j’écoute le détail. Quand vous allez faire une sortie ornithologique, vous observez des oiseaux difficiles à voir car cachés. On se repère donc au chant et on est obligé d’écouter comment il est construit pour le décrire et le comparer avec d’autres. Ce processus permet de découvrir des objets sonores qui donnent beaucoup d’idées, ça c’est sûr ! Et c’est bien pour cela que les chants d’oiseaux ont été des modèles pour les compositeurs depuis la nuit des temps.
Germination, une œuvre qui associe croissance végétale et musicale
Créée en 2013 pour treize musiciens, Germination de Jean-Luc Hervé est le parfait exemple des modèles que la nature fournit pour la composition musicale puisque sa composition prend comme modèle principal la croissance d’une racine. « Une phrase de Deleuze disait que "l’herbe grandit par le milieu" et c’est exactement ça : une racine s’accroit plutôt par le centre et moins aux extrémités. Cette constatation a été à l’origine de la majorité de la construction du matériau musical, du temps et des intervalles de Germination avec des accords qui naissent d’une ligne qui s’agrandit puis rétrécit », explique Jean-Luc Hervé.
Germination se présente sous la forme d'un concert-installation en deux parties, la première dans les sous-sol de l'Ircam, la seconde à l'extérieur. « De là est venue l’idée de la germination avec un développement qui commence à l’abri des regards et qui continue à l’extérieur », poursuit le compositeur.
Pour la seconde partie, Jean-Luc Hervé s'est aidé de cinquante petits haut-parleurs qui diffusent de la musique, « pour reprendre l’idée de l’écoute dans les jardins, complète Jean-Luc Hervé. Cette démarche est très riche car on est concentré sur le plaisir de l’ouïe, un sens rarement sollicité. Je voulais réaliser un aménagement végétal qui matérialise cette idée de germination et crée un discret environnement qui dissimule le dispositif de diffusion ».
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