Leur point commun ? Elles sont toutes des créatrices engagées. Engagées dans leur discipline d’artistes, de photoreporters, d’écrivaine ou d’intellectuelle, bien entendu, mais aussi engagées en faveur d’une cause qui les dépasse et qui résonne très fortement avec nos préoccupations les plus actuelles.
Qu’il s’agisse du conflit ukrainien pour les photojournalistes Adrienne Surprenant et Nanna Heitmann ou pour la traductrice du russe Sophie Benech. Qu’il s’agisse de la révolte des Iraniennes qui trouve une chambre d’échos – et quel écho ! – chez la comédienne Golshifteh Farahani. Qu’il s’agisse de Brigitte Giraud qui, après avoir reçu le prix Goncourt 2022, s’empresse de défendre le premier Goncourt des détenus. Qu’il s’agisse, enfin, de l’artiste Zineb Sedira et de la théoricienne Mieke Bal, qui représentent avec subtilité la question sensible de l’identité et des frontières.
Mais si ces créatrices, qui ont porté au plus haut leur exigence artistique, nous touchent tant, c’est, au fond, parce qu’elles n’en finissent pas de nous parler de nous, de nos élans, de nos doutes, de nos errements aussi et, parfois, de nos accomplissements.
Brigitte Giraud, prix Goncourt à la rencontre de tous les publics
Une œuvre très personnelle qui sonde le manque de l’être aimé, le passage du temps et les regrets. Avec Vivre vite (Flammarion), Brigitte Giraud fait mouche en novembre 2022 en remportant le Prix Goncourt. Dans ce roman, elle revient sur la mort accidentelle de son compagnon dans un accident de la route avec une question : et si cela avait été autrement ?
Tout juste auréolée de son prix, Brigitte Giraud partait à la rencontre d’un autre jury, celui du Goncourt des détenus. Elle était présente à la maison d’arrêt départementale du Val-d’Oise à Osny pour un échange riche avec un groupe de quinze détenus. Un rendez-vous et un engagement qui n’ont rien du hasard puisque dans son premier livre La chambre des parents, l’autrice se focalisait sur un personnage principal en milieu carcéral. « Tout cela me semble indispensable, c’est un engagement au-delà de l’écriture et cela a du sens d’être ensemble et de se rencontrer. Un écrivain a une responsabilité dans la société et ne doit pas être coupé du monde. Je n’imaginais que cet échange serait d’une intensité si folle et que je serais lue de cette façon », expliquait-elle lors de cette rencontre.
Ce Goncourt des détenus a été décerné pour la première fois l’an dernier. Cette nouvelle récompense s’inscrit dans le cadre de la lecture déclarée « grande cause nationale » par le Président de la République. Le Centre national du livre (CNL) a engagé un programme d’actions nationales afin de promouvoir la lecture auprès des publics qui en sont le plus éloignés et de positionner la lecture sous l’angle de l’inclusion sociale.
Golshifteh Farahani, du Printemps des poètes à la révolte des Iraniennes
En mars 2022, la comédienne Golshifteh Farahani devenait, le temps d'une édition, marraine du Printemps des Poètes. Un choix qui relève de l’évidence tant la comédienne, née en Iran et dont le prénom signifie en persan « éprise de la fleur », puise ses sources d’inspiration chez plusieurs poètes de son pays d’origine. Fille de l’acteur et metteur en scène de théâtre Behzad Farahani et de la comédienne et peintre Fahimeh Rahimnia, Golshifteh Farahani fuit son pays à l’âge de 14 ans avec l’urgence que donne la conscience de l'éphémère, thème de l'édition 2022. Aujourd’hui, elle est l’une des incarnations les plus fortes sur la scène publique de la révolte des Iraniennes après l’assassinat par le régime des Mollahs de Mahsa Amini pour port de voile non conforme.
Pour elle, « l’Iran est le pays de la poésie ». Celui de Roumi, le grand poète persan du XIIIe siècle, fondateur de l’ordre musulman soufi des derviches tourneurs. Leurs parcours se croisent, lui-même ayant été obligé de quitter l’Afghanistan dont il était originaire lors de l’invasion mongole pour se réfugier en Anatolie. Quand on lui parle de déracinement, elle cite ce vers de Roumi : « Écoute le gémissement de la flûte qui se sépare du roseau. Ça fait mal mais il devient une flûte. » Autrement dit, l’instrument, pour pouvoir jouer, doit être coupé de sa racine. Une métaphore qui fait sens pour elle.
Son Panthéon de la poésie accueille également en son sein Tahereh, pionnière du mouvement féministe en Iran au XIXe siècle et première Iranienne à avoir retiré son voile en 1845 devant une assemblée d’hommes – un acte brûlant d’actualité – et Forough Farrokhazad, également écrivaine, actrice, réalisatrice, nomade elle aussi. Vendredi 24 février, lors d’une intervention en faveur de l’Ukraine, elle cite un poème de Victor Hugo, qui a « embrasé l’exilée éprise de liberté » : S’il en demeure dix, je serai le dixième / Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !
Zineb Sedira, le cinéma pour retracer ses origines
En avril 2022, l’artiste Zineb Sedira était choisie pour représenter la France à l’édition 2022 de la Biennale d’art contemporain de Venise avec son œuvre « Les rêves n’ont pas de titre ». Un choix fort, puisque cette installation nous entraîne sur les chemins des origines et de l’identité de l’artiste de renommée internationale, en empruntant notamment la voie du cinéma. « Les coproductions cinématographiques des années 1960 et 1970 entre Alger, la France et l’Italie, que l’on peut aussi voir comme un clin d’œil à la Mostra de Venise, sont le point de départ du projet, souligne l’artiste. Beaucoup de gens l’ignorent mais de nombreux films ont été financés par l’Algérie et réalisés par des réalisateurs aussi prestigieux que Luchino Visconti, Ettore Scola, ou encore Costa-Gavras. »
Au cœur de cette installation, un film qui met en vedette les proches de l’artiste – sa famille au sens propre et celle de cœur. En amont, elle a publié un journal, dont le dernier numéro est sorti au moment de la Biennale. « Je voulais quelque chose qui soit de l’ordre de l’invitation avec des contributeurs différents à chaque fois et rappeler ces journaux militants des années 1960 et 70 », indique l’artiste.
Née en France de parents algériens, Zineb Sedira a ouvert la voie à une relecture de l’histoire coloniale. « Pendant cette période de grands bouleversements, les affinités étaient culturelles et intellectuelles autant que politiques, et de nombreux artistes et réalisateurs avaient ce désir de travailler ensemble », poursuit-elle. Elle s’y intéresse dès la fin des années 1990, époque où ces questions étaient encore peu assumées par la société française.
Mieke Bal et le « rêve culturel » européen
En 2021, l’écrivain et critique argentin Alberto Manguel avait entrepris un voyage passionnant à travers les cultures et les langues européennes. Cette année, c’est une femme, la sémiologue néerlandaise Mieke Bal, qui a repris le flambeau de la chaire annuelle du Collège de France : « l’invention de l’Europe par les langues et les cultures ». Cette chaire, qui a vu le jour en 2021 grâce au soutien du ministère de la Culture, porte sur les enjeux contemporains de la création intellectuelle et artistique.
Alors, est-ce un « rêve culturel » de mettre « L’Europe au pluriel ? » « La pluralité des pays, langues et cultures, très clairement indiquée dans l’intitulé de la chaire, n’est pas un problème pour l’idée de l’Union européenne, comme un tout, car ces pluralités, justement, la constituent. C’est ce qu’est, c’est ce que fait l’Europe. C’est par elle que l’Europe comme union est unique », a assuré Mieke Bal le 18 octobre 2022 lors de sa leçon inaugurale.
Pour cette année, la théoricienne a pris pour base méthodologique de son enseignement la sémiosphère, à savoir les aspects de la communication qui sont limités par des spécificités régionales, comme c’est le cas pour l’Europe, mais non par ses frontières intérieures, ni même ses frontières linguistiques. « J’ai en effet des objections assez fortes contre l’idée qu’une frontière ait pour fonction première de séparer. Une frontière est aussi un terrain, un espace de négociation. L’idée de sémiosphère implique un caractère changeant, jamais figé. C’est une sphère, ou un espace, où certaines habitudes sont communes. »
Sophie Benech, entre les lignes des auteurs russes
Elle fait entendre en français des auteurs majeurs de la littérature russe : Varlam Chalamov, Anna Akhmatova ou Isaac Babel mais également du prix Nobel de littérature 2013, Svetlana Alexievitch, des écrivains dont les voix discordantes trouvent aujourd’hui une résonance particulière dans le contexte de la guerre en Ukraine. Sophie Benech, traductrice de littérature russe, a reçu le Grand Prix de la traduction, deuxième du nom, décerné par la Société des gens de lettres et le ministère de la Culture.
Son travail est guidé par « deux amours », celui de la littérature – Les Frères Karamazov de Dostoïevski a été une lecture marquante de son adolescence – et celui de la Russie, pays qu’elle a découvert par hasard en rendant visite à une amie. « Les gens que j’ai rencontrés m’ont tout de suite beaucoup impressionnée, c'est sans doute en partie grâce à eux que je me suis prise d'amour pour le pays. » Après avoir appris la langue « sur le tas », Sophie Benech revient en France où elle commence la traduction par un essai inédit en France de Chalamov. « La traduction me permettait de faire connaître la culture russe aux Français et de travailler avec la langue française que j’adore. »
La traduction est un travail sur le temps long où l’on doit vivre dans les pas de l’auteur, absorber le texte dans sa langue originale puis le traduire sans le dénaturer. « On est heureux si on a l'impression d’avoir saisi un peu de la musique de la langue, du style. Parfois, cela tient à presque rien. Il suffit d’intervertir deux mots, de changer ou de déplacer un adjectif pour que le texte se mette à vivre. » Co-fondatrice de la maison d’édition Interférences avec son père, Sophie Benech propose dans son catalogue à la fois des auteurs russes, mais également des classiques français comme Maupassant et Hugo et de la littérature anglo-saxonne.
Adrienne Surprenant et Nanna Heitmann, l’objectif au plus près de l’actualité
Elles sont entrées au cœur des ténèbres. Lauréates du prix Françoise Demulder 2023 remis par le ministère de la Culture et Visa pour l’image à des femmes photojournalistes, Nanna Heitmann et Adrienne Surprenant ont été distinguées l’une et l’autre pour leurs parcours – et leurs témoignages – d’exception sur la guerre en Ukraine et le changement climatique en Tunisie. Deux trajectoires qui forcent l’admiration.
La première est distinguée pour War is peace, un reportage sur l’endoctrinement de la population russe dans le cadre du conflit avec l’Ukraine. Elle est notamment partie à la rencontre des habitants. « J’ai pris des photos des Moscovites qui, après le bombardement russe de Dnipro en Ukraine, sont venus spontanément déposer des fleurs en hommage aux victimes au pied de la statue de l’écrivaine ukrainienne Lesya Ukrainka. » L’un de ses clichés représentant un char russe avec, pour légende, la simple mention « 24 février 2022 », soit la date du début de la guerre en Ukraine, a fait la une du magazine Time.
La Canadienne Adrienne Surprenant est, elle, distinguée pour son projet sur les impacts du changement climatique en Tunisie. L’Afrique est un terrain habituel pour la photojournaliste qui y développe des sujets au long cours autour des questions d’identité, de la santé mentale, des droits humains et de l’environnement. « Je m’intéresse un peu à tout, mais toujours dans une approche où la nuance a valeur de révélateur », explique-t-elle. Ses travaux ont été publiés dans de nombreux médias internationaux, dont le Washington Post, Time, The Guardian ou Le Monde Diplomatique.
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