Comment rendre visibles des minorités jusqu’à présent invisibilisées ? Depuis une dizaine d’années, cette question mobilise de plus en plus les institutions culturelles patrimoniales. La journée d’étude « Trouble dans le patrimoine ? Héritages LGBTQIA+ et narrations queer : quel rôle pour les institutions patrimoniales ? », organisée mardi 30 avril par l'association des Élèves conservatrices et conservateurs stagiaires du patrimoine de l’Institut national du patrimoine, avec le soutien du ministère de la Culture, proposait une réflexion sur plusieurs initiatives de patrimonialisation des pratiques culturelles des communautés des minorités sexuelles et d’identités de genre, longtemps passées sous silence. L’occasion de constater, pour la journée du 17 mai dédiée à la lutte contre les LGBTphobies que, malgré un appel à plus d’inclusivité dans les institutions, ces processus restent très relatifs en France.
De nouveaux discours patrimoniaux à la lumière des études de genre
L’archéologie a été l’une des premières disciplines patrimoniales à s’emparer des questions de genre, notamment dans les pays anglosaxons et nordiques dès les années 70. Mais ces sujets sont moins étudiés en France. « Cette situation peut s’expliquer par trois facteurs, explique Caroline Trémeaud, cheffe de la cellule archéologique des Ardennes. Un problème de reconnaissance du concept, une réelle confusion entre les concepts de genre et de sexe en archéologie et une carence en sources classiques dans les sociétés préromaines, ce qui tend à invisibiliser les femmes. » L’archéologie funéraire fournit un bon exemple de nos stéréotypes de genre qui conduisent à une surinterprétation des données. « Quand on a un squelette avec une épée et qu’on hésite car son bassin est un peu fragmenté, il finit souvent par devenir un homme. »
La tombe princière de Vix (Côte-d’Or) du VIe siècle, découverte dans les années 50 et connue pour sa belle collection d’objets funéraires, est un bel exemple d’archéologie de genre. L’absence d’armes et des analyses poussées ont permis d’établir formellement qu’elle abritait le corps d’une personne de sexe féminin. Or son genre a longtemps été difficile à définir. « Son propriétaire est tantôt identifié comme une femme, une princesse nomade, tantôt associée à un rôle cultuel plus acceptable comme un prêtre chaman ou travesti. Une dernière explication plus récente a également émergé : ce serait une femme au physique disgracié avec une position sociale prééminente. En partant de tous ces stéréotypes sur la notion d’identité, on se dit qu’il y a encore du travail sur la notion de genre en archéologie », constate Caroline Trémeaud.
L’expérience des archives militantes gay et lesbiennes
Les archives gay et lesbiennes sont des lieux hybrides dans leur organisation et leurs fonds, composés d’objets, livres, textiles ou de témoignages oraux… Plus que des lieux de collecte et de conservation, ils deviennent de nouveaux espaces de connaissances. Le centre des Archives, Recherches, Cultures Lesbiennes (ARCL), créé en 1983, est un fonds d’archives militantes datant du XIXe siècle à nos jours. Un travail de récolement a été entrepris en septembre 2023 afin d’avoir une vision d’ensemble de la collection. « Notre difficulté, c’est que beaucoup d’inventaires ont été faits avec des méthodes différentes mais nous n’avions pas vraiment de données générales sur la constitution des fonds, explique Doris Varichon, archiviste aux ARCL. Cela permet également de faire peser la charge de l’information sur un outil et non des personnes. » Ces outils présentent toutefois des limites : celle de la description archivistique, très codifiée.
Autre maître-mot : l’accessibilité. « Notre philosophie est de créer des espaces accueillants et hospitalier pour construire une réelle inclusivité à l’accès à ces savoirs », estime Faustine Besançon, doctorante en étude de genre à l’université Paris 8–Vincennes. Cette notion se traduit par des visites du centre par des bénévoles et des temps d’échange et un accès facilité aux archives : ici, pas besoin de justificatif ni de maîtriser les codes universitaires et institutionnels qui peuvent être des obstacles discriminants auxquelles les personnes lesbiennes et queer sont par ailleurs confrontées. Les ARCL fonctionnent en autogestion dans un lieu de vie assez libre avec une consultation en autonomie. Il n’existe pas forcément de contractualisation lorsque les personnes viennent apporter leurs archives. « Certaines sont venues déposer anonymement mais nous n’avons pas discuté avec elles des enjeux et du contexte », note Doris Varichon. Cette contractualisation est en cours de réflexion aujourd’hui, y compris pour des documents déjà déposés. Un travail va être mené sur la conservation avec un plan d’urgence en cas de sinistre ou d’attaque du centre pour protéger ces archives.
La place des artistes femmes dans les collections nationales
Connaissez-vous Romaine Brooks ? Cette peintre lesbienne américaine faisait partie de l’élite du Paris Lesbos, cette période du début des années 1900 avec des artistes réunies autour de Natalie Clifford Barney. Cette peintre a réalisé de nombreux portraits, notamment de lesbiennes, aujourd’hui dispersés un peu partout en France, à Poitiers ou au musée franco-américain du château de Blérancourt dans l’Aisne et visibles notamment lors de l'exposition Over the rainbow au Centre Pompidou l'an dernier. Pourtant, son œuvre est peu connue et seuls quatre de ses tableaux font aujourd’hui partie des collections nationales. « Mais ils ont été peu vus jusqu’aux années 80, constate Abel Delattre, doctorant à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, qui a travaillé sur les artistes femmes au Musée d’art moderne et sur la question des acquisitions de leurs œuvres. Celui que l’on voit le plus est le portrait de Cocteau qui a bien circulé dans des expositions consacrées à l’artiste ou à Paris. Ce n’est que dans les années 80 qu’il va circuler dans le cadre d’expositions sur Romaine Brooks. Par cet oubli, on oublie le contexte queer et lesbien de Paris Lesbos. »
À partir de cet exemple, Abel Delattre s’est ainsi questionné sur les œuvres d’artistes queer et lesbiennes et leurs acquisitions. « La première étape consiste à redonner de la visibilité à ces œuvres. Mais on doit répondre à d’autres questions comme l’entrée de ces œuvres dans les collections nationales et savoir si et comment elles vont s’insérer dans les œuvres d’aujourd’hui. »
La performance drag dans les institutions culturelles
Quelle place pour le drag dans les institutions patrimoniales ? Tuna Mess, performeuse et plasticienne depuis 5 ans qui a collaboré notamment avec le Centre Pompidou et le Carreau du Temple à Paris, constate depuis plusieurs année une meilleure acceptation du drag, facilitée par les émissions Drag Race France et RuPaul's Drag Race. Cette représentation télévisée est-elle pour autant fidèle aux réalités de la discipline ? « Les racines du drag sont profondes mais l’arbre petit. Une personne qui découvre le drag dans cette émission peut avoir une mécompréhension de notre culture car sa seule grille de lecture est la téléréalité. Le public n’est pas préparé ou ne comprend pas ce qu’il est en train de voir dans une institution et ce qu’il voit est possiblement dévalorisé. » La performeuse veut cultiver des « traces de performance » dans les institutions. « Ce sont les représentations du drag qui passent par la téléréalité et des producteurs qui n’appartiennent pas forcément à la communauté queer qui ont le plus de retours et de visibilité. Une réponse est importante et si elle peut se faire par les institutions, elle est intéressante. »
Un dialogue transversal sur les narrations queer dans le patrimoine
Cette journée d’étude a donné l’occasion de passer en revue différentes initiatives pour mieux valoriser le patrimoine LGBTQIA++. Ce sont notamment des archives qui se sont surtout développées via des initiatives portées par des collectifs et associations qui exercent le contrôle sur la gestion de leurs fonds. Pour l’anthropologue Renaud Chantraine qui a mené une étude sur la patrimonialisation des minorités LGBTQI, ce phénomène est dû à un « désir de documenter les traces de leurs communautés souvent absentes des archives traditionnelles et des autres institutions patrimoniales ». Outre l’ARCL, l’association Aides de lutte contre le sida a mis en place un système d’archives participatives avec des militants et militantes. À Lyon, le fonds Michel Chomarat conservé à la bibliothèque de la Part-Dieu est une véritable mémoire de la culture gay avec une collection de près de 100 000 documents qui continue de grandir. Une exposition a retracé, en 2022, ses trente ans.
La définition des musées proposée par l’ICOM a fait une place nouvelle à l’inclusivité. Le musée devient un lieu qui aspire à incarner les attentes et évolutions des sociétés. Comment, alors, faire toute leur place aux cultures queer et comment au mieux valoriser ce patrimoine une fois entré dans les collections à travers la médiation ? Deux exemples ont été évoqués, l’un au Musée national de l'Éducation (Munaé) à Rouen et l’autre au Muséum d’histoire naturelle de Toulouse qui ont tous deux consacré des expositions à des sujets LGBT. Une incursion a également été faite dans le patrimoine monumental, avec une réflexion sur les lieux de mémoire LGBT dans l’espace public, et dans le Moyen Âge à travers les sources visuelles représentant le pape Jean VIII – ou Papesse Jeanne – enfantant.
Enfin la journée a dépassé les frontières françaises pour se pencher sur la lente et difficile patrimonialisation des archives et objets des communautés queer en Afrique subsaharienne et sur le rôle du territoire dans la patrimonialisation LGBTQ à travers l’exemple du village gay de Montréal.
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