Il sera, pendant les Rendez-vous aux jardins, dans le parc de près de deux hectares de l'Hôtel de Matignon. Jérôme Sueur aura pour mission de faire entendre au public le chant des nombreux oiseaux présents à l’année dans le plus grand jardin privé de Paris grâce à un inventaire réalisé récemment avec le Museum national d’histoire naturelle (MNHN).
Cette écoute attentive des sons, quasiment musicaux, des jardins, est le cœur du travail de l’éco-acousticien et maître de conférences. Ce travail le mène en ce moment en Guyane et dans le Jura, où il a débuté il y a cinq ans une étude des paysages sonores de ces deux milieux à dominante forestière. Une analyse fournie de l’ensemble des sons produits par l’animal et le végétal qui lui permet de tirer la sonnette d’alarme : le réchauffement climatique et l’anthropophonie, à savoir la domination de l’Homme sur le paysage sonore, ont des conséquences sur la biodiversité.
Dans le cadre des Rendez-vous aux jardins, vous serez présent dans les jardins de Matignon pour faire écouter les « musiques du jardin ». Une mélodie que l’on a tendance à oublier de nos jours ?
Jérôme Sueur : On vit aujourd’hui surtout dans un monde visuel et un flux de sons auquel on ne prête pas souvent attention – sauf à travers nos conversations ou nos musiques - nous passe à travers. Les sons des animaux font partie de nos environnements sonores mais sont assez cachés par nos bruits. Cependant, depuis le confinement, j’ai l’impression qu’on en parle de plus en plus souvent et il semble qu’il y ait un regain d’intérêt pour les sons de la nature car pendant cette période, nous nous sommes tus et nous avons laissé plus de place aux sons des oiseaux, des insectes ou tout simplement celui du vent dans les feuilles…
Que peut pourtant apporter l’écoute attentive des sons de nos jardins ?
J.S. : D’un point de vue strictement scientifique, les sons sont des indicateurs de la présence de certaines espèces animales. Celles-ci se révèlent par le son qu’elles produisent et il est parfois plus facile de les écouter que de les voir. En enregistrant une forêt, une prairie d’altitude ou un fond sous-marin, on va avoir indirectement des informations sur leur niveau de biodiversité et donc l’état d’un écosystème.
Pour le grand public, l’écoute peut être une reprise de contact avec la nature car vous êtes obligés de prendre un peu de temps, vous arrêter, ne plus bouger, ne plus parler pour écouter ce qu’il y a autour de vous. Cela permet de s’ouvrir à la vie d’autres êtres vivants et à d’autres espaces naturels.
Dans la vie courante, nous utilisons beaucoup de termes artistiques pour parler de la nature. Les parallèles sont-ils nombreux entre la musique et les sons de la nature ?
J.S. : Nous essayons de faire attention à ne pas trop les employer mais c’est inévitable : le chœur des oiseaux, le terme de chant, de glissando, de tempo… Cela pose cette question : les animaux font-ils de la musique ou pas ? Cette interrogation peut se traiter sous différents angles psychique, artistique voire philosophique… Tout revient à savoir ce qu’est la musique et trouver une bonne définition, ce qui n’est pas forcément évident.
Si la musique est un phénomène sonore qui nous fait du bien et qui nous rend heureux et si le chant des oiseaux fait tout cela, alors pourquoi pas. Mais ces sons ne suivent pas les préceptes musicaux tels qu’on les connait et si on cherche à savoir si les animaux suivent des notes ou une harmonie, on se rend compte que tout ceci serait quasiment le fruit du hasard !
En tant que pur scientifique, je ne parle ni d’orchestre animal, ni de symphonie. Un orchestre est un ensemble structuré avec des solistes qui ont des partitions où tout est écrit et programmé. Or, dans ce qu’on entend et observe des paysages sonores, il y a une certaine lecture, une structure et une répartition en séquence, mais personne n’écrit la partition.
Pour le grand public,
l’écoute peut être
une reprise de contact
avec la nature
Avez-vous constaté des effets que le réchauffement climatique pourrait avoir sur les paysages sonores ?
J.S. : Oui, celui de changer la répartition spatiale et temporelle des espèces. Celles-ci produisent des sons et donc des paysages sonores qui de fait vont être modifiés avec le changement climatique. Par exemple, la sécheresse de l’été dernier a pu avoir des effets sur les productions sonores : s’il n’y a plus d’eau, s’il fait trop chaud, certaines espèces s’arrêtent de chanter, donc les populations vont être impactées soit à la hausse pour les espèces aimant la chaleur, soit à la baisse.
L’anthropophonie, c’est-à-dire la domination de l’homme sur le paysage sonore, a-t-elle des conséquences sur notre santé et sur les milieux naturels ?
J.S. : Nous, les Hommes, sommes très nombreux et nous nous agitons beaucoup ! Nous produisons énormément de sons et de vibrations, notamment par nos transports, notre agriculture, notre industrie, nos travaux... Ces sons sont malheureusement souvent non structurés et puissants, ce qui produit un effet négatif sur notre sommeil, notre état psychologique, notre apprentissage ou nos systèmes cardiovasculaire et hormonal.
L’Organisation mondiale de la santé et l’Ademe ont montré dans un rapport que la pollution sonore est la deuxième la plus impactante pour l’homme et le coût social du bruit en France est estimé à 147 milliards d’euros par an ! Il s’agit vraiment d’un problème de santé publique minimisé, peut-être parce qu’on s’habitue au bruit et qu’on finit par le filtrer, ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas d’effet négatif sur nous.
On sait que ces sons ont, malheureusement, dans une majorité des cas, également un effet négatif sur les autres êtres vivants et sur la santé animale. Ils sont une source de stress, de fatigue et de gêne, empêchent la communication entre de nombreuses espèces animales et, par effet de cascade, ont des effets sur des écosystèmes.
Vous avez publié il y a peu le livre « Histoire naturelle du silence ». Le silence de la nature doit-il nous inquiéter ?
J.S. : Dans ce livre, j’énumère plusieurs types de silence. Parmi eux, le silence du vide, de mort, celui que l’on peut percevoir dans un environnement naturel qui devrait normalement être rempli de sons, de chants d’oiseau de coassements d’amphibiens ou d’insectes qui passent en volant. Si le milieu est pauvre en son, c’est probablement qu’il est pauvre en espèces animales et végétales donc le silence d’un espace naturel est révélateur d’un dysfonctionnement écologique, d’un appauvrissement de la biodiversité et n’est donc pas bon signe…
Pouvez-vous nous donner quelques clés pour apprendre à mieux écouter le milieu naturel ?
J.S. : La première chose à faire est de faire l’effort d’être sensible aux sons qui nous entourent. Quand on se balade ou quand on travaille, on peut écouter les sons de la nature – ou les autres – et il peut être amusant de comprendre et décomposer votre paysage sonore. Ensuite, si vous voulez aller un peu plus loin, promenez-vous dans un milieu naturel, écoutez, essayez de distinguer les sons. Il n’y a pas besoin d’aller au bout du monde, cela peut être un arbre en face de son immeuble ou un parc au milieu d’une ville. On peut aussi enregistrer avec son téléphone, un peu comme si on voulait prendre des photos : se positionner, ne plus bouger, se mettre au bon endroit. Les sons ne sont pas toujours faciles à reconnaître et il existe pour cela une base de données en ligne, la sonothèque, ou des applications qui aident à la reconnaissance des sons.
Deux enregistrements de paysages sonores pour évaluer les effets du dérèglement climatique
Ce sont deux paysages sonores sont complètement différents mais tous les deux fortement soumis au changement climatique. D’un côté une forêt de moyenne altitude du Jura, normalement très froide mais confrontée à des changements de température comme dans les milieux de haute altitude ou les pôles. De l’autre, une forêt tropicale très chaude en Guyane qui souffre d’une modification de régime des saisons humides et sèches.
L'équipe de Jérôme Sueur a commencé une expérimentation il y a cinq ans. Le principe : enregistrer les sons de ces deux forêts une minute tous les quarts d’heure. « On enregistre donc des données de manière massive, ce qui nous donne un pouvoir d’observation très important. L’avantage est que nous ne sommes pas sur place et nous ne perturbons pas le milieu par notre présence », résume Jérôme Sueur.
Cette expérimentation va permettre d'évaluer les conséquences du dérèglement climatique sur les paysages sonores. « Dans le Haut-Jura, le printemps commence de plus en plus tôt et dure plus longtemps donc avec des sons plus précoces et un paysage sonore de printemps plus long, estime Jérôme Sueur. En Guyane, beaucoup d’espèces sont dépendantes des fortes pluies comme les amphibiens ou certains insectes ; on s’attend donc à ce que le paysage sonore soit aussi modifié car les pluies n’arriveront pas exactement au même moment et n’auront pas la même durée. »
Cette expérimentation va durer environ quinze ans pour permettre d'établir une tendance générale.
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