Fin 1983, Jack Lang installait Giorgio Strehler, directeur du Piccolo Teatro de Milan, à la tête d'une institution inédite : un Théâtre de l'Europe. Trente ans après, cette scène parisienne a fait résonner en langue originale les voix des plus grands artistes du Vieux Continent, de Ingmar Bergman à Bob Wilson, et de Lev Dodine à Krzysztof Worlikowski. Avant une journée de débats qui se tiendra le 12 novembre, Luc Bondy, directeur de l'Odéon-Théâtre de l'Europe, revient sur cette singulière aventure européenne.

Pourquoi a-t-on voulu créer un Théâtre de l'Europe ? A quelle nécessité a répondu ce projet ?

Au début des années 1980, alors que l’ambition européenne était au cœur des débats politiques, une question s’est posée : comment allait-on la mettre en œuvre dans le domaine de la création artistique ? Comment faire pour développer des croisements, des rapprochements, des échanges, entre les scènes des différents pays européens ? Jack Lang et Giorgio Strehler ont alors eu l’idée – une idée utopique à l’époque – de créer à Paris un lieu qui soit une fenêtre ouverte sur toute l'Europe, qui permette à des créations européennes de voyager. Dans ce contexte favorable – émergence d’une conscience européenne sur un continent qui ne connaît pas encore la crise –, le Théâtre de l’Europe était né. Cette très belle idée de s’ouvrir aux productions, aux metteurs en scène et aux artisans d’Europe – je dis à dessein « artisans » plutôt qu’« artistes » pour bien souligner ce que cette démarche a à voir avec le savoir-faire, le sur-mesure, le cousu-main – a depuis fait son chemin auprès de beaucoup d’autres théâtres.

Cet héritage d’ouverture culturelle est aussi celui de la France des Lumières, et notamment de Paris.

En effet. Dans les années 1950 et 1960, l’idée de s’ouvrir à d'autres scènes avait déjà été expérimentée à travers le Théâtre des Nations par exemple. Ce festival de théâtre international avait répondu à la nécessité d’être solidaire du reste du monde dans la période de reconstruction qui a suivi la Seconde guerre mondiale – et cette solidarité passait par la connaissance des cultures étrangères. Ainsi a-t-on pu découvrir le théâtre d’art de Moscou, l’Opéra de Pékin, le théâtre Kabuki, les chorégraphies de Paul Taylor... Avec la création de l'Odéon-Théâtre de l'Europe, on a véritablement et de façon pérenne institutionnalisé cette idée.

Giorgio Strehler a été le premier directeur de l'Odéon-Théâtre de l'Europe. En quoi a-t-il marqué ce théâtre?

Selon moi, Strehler avait imprimé une marque forte à la scène européenne bien avant d'être nommé à l’Odéon. Lorsqu'il dirigeait le Piccolo Teatro de Milan, ce grand nom du théâtre a eu une influence déterminante sur beaucoup de metteurs en scène, de Patrice Chéreau à Peter Stein, et il a mis en scène des pièces et des opéras dans le monde entier. C’est parce qu'il avait déjà donné vie, dans son parcours artistique, à cette idée d’un théâtre européen, que Jack Lang l’a choisi pour diriger cette nouvelle institution, le Théâtre de l'Europe. Très symboliquement, il a également été le premier « non-français » à être choisi pour diriger l'Odéon-Théâtre de l'Europe.

L'ambition initiale du Théâtre de l'Europe était de mieux faire connaître les scènes européennes en France. Cet enjeu a-t-il évolué en trente ans ?

A l’évidence, l’ambition gravée en lettres d'or sur la façade du théâtre s’est réalisée, puisque de nombreuses scènes à Paris mais aussi en régions, sont aujourd’hui autant de fenêtres ouvertes sur l’Europe. Pour autant, ce théâtre que je considère comme une « fabrique d'Europe » a-t-il accompagné une plus grande unité au sein de l’Union européenne, dans le contexte politique et économique actuel ? Si le Théâtre de l'Europe sert l’idéal européen, avec la crise, parfois, le doute s’installe… Mais je reste conscient de la responsabilité magnifique qui est la mienne. Sans doute aurais-je pleinement le sentiment d'être à la hauteur du nom que porte le théâtre et d'accomplir pleinement ma mission si j’étais en mesure d'inviter davantage de metteurs-en-scène qui, à l'instar de Patrice Chéreau, le plus grand metteur en scène français qui vient de nous quitter avant d'avoir pu créer le Shakespeare attendu pour le printemps prochain, incarnent une valeur européenne très forte.

Justement, avez-vous un cahier des charges à respecter quant à la programmation de pièces européennes ?

Aurélie Filippetti, la ministre de la Culture et de la Communication, m’a chargé, dans la lettre de mission qu’elle m'a adressée, de mener à bien les missions du théâtre que je dirige, qui sont des missions de création de pièces en langues française et européennes. S’il n'y pas un nombre précis de pièces européennes à programmer dans une saison théâtrale, en revanche, je suis très attaché à la poursuite du travail de mes prédécesseurs pour faire entendre le théâtre européen en langue originale. Cette saison, nous proposons ainsi des pièces surtitrées en allemand, espagnol et norvégien.

Quelles sont les perspectives d'avenir pour l’Odéon-Théâtre de l'Europe ?

L'Odéon-Théâtre de l’Europe doit continuer à faire découvrir des auteurs, des artistes, des pièces pour proposer de nouvelles productions, ce qui est sa mission première. À l'époque de sa création, en 1983, l’Europe était une notion à la mode. Aujourd’hui, je souhaiterais apporter une dimension internationale plus large encore. De même que de grands auteurs comme Marivaux ou Shakespeare n’ont pas vocation à être joués uniquement pour leurs concitoyens, les artistes jouent sur un théâtre qui dépasse largement les frontières européennes.