Le visiteur est invité à pénétrer "Dans ce lieu de déséquilibre occulte". Explorer dans sa totalité les œuvres de Mathieu Kleyebe, qui expriment le traumatisme colonial du Guyana, tel est le dessein de l’exposition personnelle présentée par Le Centre d'art contemporain d'Ivry – Le Crédac, soutenu par la Drac Île-de-France, jusqu’ au 2 avril 2023.

 

Mathieu Kleyebe Abonnenc développe, à travers ses sculptures, vidéos et installations récentes, une pratique inspirée de l’œuvre de l’écrivain guyanien Wilson Harris (1921-2018). Pour mémoire, Wilson Harris a été arpenteur et hydrographe au Guyana pendant dix-sept ans. Les œuvres se déploient dans l’ensemble de l’espace du Crédac et le visiteur voyage en un paysage vivant et sonore où se mêlent l’histoire intime de l’artiste et les histoires réelles et fictives communes à la Caraïbe.

 à regarder et à écouter

Apprendre à regarder et à écouter sont les maîtres-mots pour déchiffrer les traces et les cicatrices qui ont marqué indélébilement les terres, les arbres et les rivières, dont Thomas Tilly (artiste sonore) a capté les voix pour l’exposition. Le paysage, tout comme les corps de celles et ceux ayant subi des violences et des migrations forcées, et leurs héritiers, garde dans la peau la mémoire de ces histoires, prête à entrer en résonance avec celle ou celui qui le visite. Les formes et les gestes qui s’y jouent, comme une danse, narrent alors aussi le récit d’une adaptabilité et d’une résistance salvatrices.

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Mathieu Kleyebe Abonnenc, Le veilleur de nuit, pour Wilson Harris 2018. Carapace de tortue, gallium. © Photo : courtesy de l’artiste

Pour son exposition au Crédac, Mathieu Kleyebe Abonnenc invite certains des chercheurs, chorégraphes, artistes et programmateurs avec qui il collabore. Dans ce lieu de déséquilibre occulte est accompagné d’une programmation avec Alexandre Dimos, Betty Tchomanga, Thomas Tilly, Elvan Zabunyan et Victor Zebo.

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Mathieu Kleyebe Abonnenc, L’anatomie des envahisseurs ressuscitée et accordée à la musique d’un silence peint, 19... -2018. Installation. © Photo : courtesy de l’artiste

"Après les expositions personnelles 24 heures à Hanoï de Thu Van Tran (2019) et Cima Cima de Kapwani Kiwanga (2021) pour citer les plus récentes, le Crédac poursuit la production et la diffusion d’œuvres contemporaines qui mêlent des éléments autobiographiques à l’exploration d’une vision écologique et décoloniale. Ces expositions ont pour point commun d’être fondées sur une interconnexion des êtres, du temps et des lieux, en proposant une lecture poétique et sensible des pensées post coloniales" rapporte en préambule Claire Le Restif, directrice du Crédac et commissaire de l’exposition. "C’est dans ce lieu de déséquilibre occulte ou se tient le peuple qu’il faut que nous nous portions car, n’en doutons point, c’est là que se givre son âme et s’illuminent sa perception et sa respiration..." . C’est à partir de cet extrait du livre Les Damnés de la Terre (1961) de Frantz Fanon que Mathieu Kleyebe Abonnenc a choisi le titre de son exposition au Crédac. L’artiste exprime sa position politique à travers différentes activités complémentaires, en premier lieu plasticienne, mais également littéraire et éditoriale" précise la directrice du Centre d’art contemporain d’Ivry.

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© Mathieu Kleyebe Abonnenc, Limbé, 2021, film

Parcours de l’exposition

Réunies pour la première fois dans la grande salle du Crédac, Le veilleur de nuit, pour Wilson Harris (2018) sont trois carapaces de tortue marine renversées portant parfois encore les cicatrices du sabre ayant tué et délogé l’animal menacé d’extinction. Contenant du gallium, métal devenant liquide au contact de la peau ou lors d’une exposition directe au soleil, ces œuvres peuvent se transformer sous nos yeux selon l’évolution des conditions thermiques. Clin d’œil aux visages multiples de certaines déités précolombiennes comme Quetzalcoatl ou Tezcatlipoca mais aussi à l’exploitation aurifère artisanale employant une bâtée, ces trois œuvres réunies opèrent comme un condensé d’histoire de la Guyane réunissant : l’histoire de l’exploitation d’une espèce animale autochtone, un récit cosmogonique ayant survécu a la conquête, et l’histoire de l’exploitation des entrailles de cette terre par ceux et celles qui y projetaient des rêves de fortune et de richesse.

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Mathieu Kleyebe Abonnenc, Le veilleur de nuit, pour Wilson Harris 2018. Carapace de tortue, gallium. © Photo : courtesy de l’artiste

Ces rêves d’abondance étaient ceux de Joseph Bernes, orpailleur et ancien occupant d’une maison sur les rives du fleuve Maroni, dans le village de Wacapou en Guyane Française, acquise depuis par la mère de l’artiste. La forêt, la rivière, la pluie est un ensemble d’objets utilitaires qui assuraient à Bernes une vie au confort minimum : de quoi se chauffer, s’alimenter, naviguer sur le fleuve. Le titre de ces objets récupérés par Abonnenc restitue le paysage visuel et sonore de ce village amazonien abritant une communauté de chercheurs d’or.

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Mathieu Kleyebe Abonnenc, Le veilleur de nuit, pour Wilson Harris 2018. Carapace de tortue, gallium. © Photo : courtesy de l’artiste

Salle 2 et salle 3. La musique des paysages vivants (2022) est une installation sonore née d’une collaboration entre Mathieu Kleyebe Abonnenc et Thomas Tilly, artiste œuvrant dans le champ de la recherche musicale expérimentale et implique dans plusieurs projets collaboratifs avec des équipes de biologistes et d’anthropologues. The Music of Living Landscapes est un texte de Wilson Harris diffusé en 1996 par la BBC Radio 4 que Mathieu Kleyebe Abonnenc s’est appliqué à récupérer et à transcrire. Incarné pour cette installation sonore dans une voix féminine et une voix masculine qui se succèdent et parfois se mêlent, le texte est accompagné d’enregistrements réalisés par Tilly dans la foret guyanienne. A travers la voix des oiseaux, des mammifères, des insectes et des courants d’eaux, qui habitent ces espaces, prend vie dans nos oreilles un véritable paysage sonore.