Entre Alberto Giacometti et l'art égyptien, c'est une histoire d'amour. Un souvenir qui traverse les âges. Est-ce cette absolue nécessité d'aller à l'essentiel, la forme, le dépouillement, la mise à nue du sujet, le "graphisme" qui le fascinent d'emblée et crée cette profonde analogie qui résonne entre cet art antique et l’œuvre de l’artiste ! Dans le cadre des musées-ateliers franciliens, l’Institut Giacometti présente une exposition exceptionnelle, organisée du 22 juin au 10 octobre 2021, et invite à nous faire découvrir cette fascination, à travers un parcours thématique qui met en dialogue des œuvres emblématiques de l'artiste et des prêts exceptionnels d’œuvres du musée du Louvre.

Parmi les nombreuses œuvres d’art qui ont inspiré Alberto Giacometti, celles de l’Égypte antique tiennent une place à part. Les statues, la peinture et les bas-reliefs égyptiens reviennent régulièrement tant dans ses propos que dans les copies qu’il a dessinées tout au long de sa vie. Il s’agit sans aucun doute de la période de l’histoire de l’art qui a le plus marqué son œuvre. Au-delà de la fascination qu’il pouvait éprouver devant la capacité des égyptiens à retranscrire leur vision du monde, Giacometti trouve dans leur art un répertoire de formes et un moyen de questionner son rapport à la représentation. L’exposition se déploie en quatre thématiques sculpturales et picturales et un cabinet d’arts graphiques présentant de nombreux dessins inédits d’après des reproductions d’œuvres égyptiennes. Le principe de la mise en regard permet de révéler des dialogues originaux entre les sculptures de Giacometti et celles de l’Égypte antique. Cette exposition permet, enfin, une relecture de la modernité des œuvres de Giacometti face à une source historique encore peu analysée dans le développement des avant-gardes

Statuette de la dame Hénen Moyen Empire, début de la 12è dynastie (vers 1963-1862 av. J.-C.) Bois polychrome 35 x 8,5 x 18,3cm Musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes, E 33145 Photo © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/Georges Ponce et Alberto Giacometti Figurine au grand socle c. 1955 Plâtre peint 39,2 x 9,2 x 20,5 cm Fondation Giacometti © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti + ADAGP, Paris) 2021

En confrontant des sculptures, des peintures ainsi que de nombreux dessins inédits à une sélection d’œuvres issues des collections du musée du Louvre, cette exposition offre un regard renouvelé sur l’art de Giacometti à travers le prisme de l’Égypte antique, une source de l’art moderne qui reste encore à explorer.

Figures hiératiques / Figures de la marche

Les sculptures de Giacometti ont été rapprochées par la critique de la statuaire égyptienne en raison d’une grande proximité dans les poses et les attitudes. Le regard que le sculpteur porte sur cet art ne cherche pas à imiter mais à en retenir certains principes formels. Femme qui marche semble être une transcription directe des statues égyptiennes représentée dans l’attitude de la marche comme Porteuse d’offrandes.

Les pieds collés au sol et la jambe gauche légèrement avancée témoignent d’une volonté de signifier l’acte de marcher plus que de représenter le mouvement de la marche. Par la suite, les sculptures de figures féminines en pied de Giacometti seront, en raison de leur pose hiératique, les bras collés le long du corps et les pieds joints, formellement très proches des statues égyptiennes.

Le caractère archaïque de Figurine au grand socle est renforcé par le traitement de la base tout à fait analogue celui de la statuette polychrome de la Dame Henen.

Alberto Giacometti Femme qui marche I 1932-1936 Plâtre 152,1 x 28,2 x 39cm Fondation Giacometti © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti + ADAGP, Paris) 2021

Amarna

Si Giacometti regarde toutes les périodes de l’Égypte antique, de l’Ancien Empire à l’époque romaine, il semble nourrir un intérêt particulier pour la 18e dynastie et le règne d’Aménophis IV-Akhenaton. Bouleversant la politique en instaurant un culte exclusif au dieu solaire Aton, le jeune Aménophis IV prend le nom d’Akhénaton, quitte Thèbes et fonde Akhet-Aton, une cité nouvelle sur le site de Tell el-Amarna en Haute-Égypte. Quelques années suffisent à modifier le canon égyptien sans pour autant que les artistes renoncent aux conventions traditionnelles comme la frontalité et l’équilibre.Les artistes introduisent davantage de souplesse et exagèrent volontairement les traits du visage, ce qui accentue les particularités que tendait à estomper l’art classique. Giacometti y voit surtout l’écart entre la création et la réalité visible. La recherche du sentiment dans cette production amène, en effet, une plus grande expressivité ainsi qu’un mouvement de vie. Le visage en triangle et la projection du cou vers l’avant dans Tête d’Isabel n’est pas sans rappeler les traits des statues d’Akhenaton que Giacometti a copiées dès les années 1920. Buste mince sur socle semble, par son profil et l’accentuation des lèvres, du nez et du cou, être encore plus directement inspiré par la figure du pharaon.

Le Scribe et le type de la figure assise

La position assise est une caractéristique de la représentation égyptienne qui participe de l’intense frontalité que les sculptures de pharaons ou de dignitaires dégagent. Parmi celles-ci, les statues représentant des scribes ont particulièrement intéressé Giacometti qui les a copiées à plusieurs reprises. Buste d’homme, réalisé d’après son ami, le photographe Éli Lotar, adopte la même position qu’une statue de scribe accroupi : son buste est droit, ses bras posés sur les cuisses et son attitude calme et sereine. Il semblerait que le sculpteur ait trouvé dans le scribe, par son activité intellectuelle, un double sous les traits duquel il se représente dans un autoportrait de 1929. Les muscles pectoraux mis en valeur par la géométrisation volontaire des formes du corps, évoquent la physionomie idéalisée des statues égyptiennes. Sous les traits du visage de l’artiste, impassible comme ceux du scribe, apparaissent les contours du crâne qui rappellent que ces sculptures, aussi vivantes qu’elles puissent être, avaient une fonction funéraire.

Portraits

Depuis le milieu des années 1930, après sa rupture avec André Breton et les surréalistes, Giacometti cherche à réaliser une tête qui soit ressemblante. Or la ressemblance constitue un point d’achoppement qu’il s’agit de dépasser en captant quelque chose de la vie, non pas celle intérieure du modèle, mais quelque chose qui rende la tête vivante. C’est cette caractéristique qu’il loue dans la statuaire égyptienne de l’époque pharaonique et qu’il retrouve aussi dans les effigies des momies de la période romaine. Ses portraits de petit format, peints entre la fin des années 1940 et la fin des années 1950, montrent des têtes qui surgissent d’un fond sombre et captent l’attention par un puissant effet de présence. Ils reposent sur un même principe de concentration sur le regard que les "portraits du Fayoum". Giacometti tente de matérialiser ce regard en peignant des yeux sur certaines sculptures, comme le faisaient les artistes égyptiens. Ce geste, à une période marquée par le modernisme et la stricte séparation des médiums, renoue avec la tradition ancienne de la statuaire polychrome.

Focus

Ce buste sur socle représentant Diego, le frère de l’artiste, s’inspire de l’art égyptien. Giacometti lui donne le nom du pharaon de la XVIIIe dynastie, Aménophis, dont il a aussi copié des représentations dans ses carnets. L’artiste emprunte à la représentation antique l’attention portée à la frontalité et à la vue de profil. Vue de face, la tête est tranchante comme une lame de couteau, étirée vers le haut. De profil, la tête devient plate, la chevelure dressée, le menton proéminent. Le cou apparaît nettement dégagé des épaules, incliné sous le poids de la tête, suivant la physionomie des bustes égyptiens. D’une grande élégance, mais très radical dans son parti pris, ce buste fait partie d’une série de représentations de Diego réalisées entre 1951 et 1957.

Le fragment représente vraisemblablement le profil du pharaon Aménophis IV Akhenaton. Son accession au trône s’accompagne d’une réforme religieuse profonde et d’une transformation radicale du style et des conventions artistiques jusqu’alors en vigueur. Tant dans la sculpture que dans l’art du relief, le souverain impose un mode singulier de représentation qui déforme ses traits corporels et allonge les proportions du corps. Le visage au sommet d’un cou exagérément long se trouve projeté vers l’avant et obéit à une construction très géométrique. Ce style si particulier restera propre à ce règne en dépit de quelques survivances. Il sera redécouvert avec le XXe siècle notamment grâce aux fouilles archéologiques de Karnak et de Tell el Amarna.