Il n’aurait sans doute pas souhaité que l’on se retourne sur son demi-siècle d’inventivité, lui qui se détournait avec force de l’indicible horreur du passé, Issey Miyake, un homme né en 1938 à Hiroshima, à la mémoire intoxiquée par la pluie noire, aux souvenirs carbonisés par une bombe nucléaire, à la vie brûlée par le deuil de sa mère et les souffrances physiques. 

Il aurait sans doute grimacé à la lecture de l’imparfait, lui qui ne se souvenait que du futur, lui qui n’aura cessé de chercher, d’expérimenter, d’innover avec de nouvelles anciennes ou futures matières, artisanales et familières, telles que le raphia, le crin, l’abura gami, papier japonais huilé fait à la main, utilisé pour les parapluies, ou le washi, ou encore inédites, telles que cette infusion de résine synthétique employée pour fabriquer des bustiers ou ce plastique renforcé par des fibres. 

Il aurait sans doute éreinté un hommage appuyé et chronologique, lui qui, au moment d’être fait commandeur de la légion d’honneur, en 2016 à Tokyo, lors de sa dernière grande exposition au National Center, The work of Miyake Issey, avait déclaré « Je suis surpris et confus, je me demande si je mérite cette décoration. », lui qui avait réfuté le terme de « rétrospective » pour sa première exposition d’ampleur organisée au Musée des Arts Décoratifs en 1988 à Paris, et laissé aux visiteurs la liberté de choisir leur parcours, comme pour celle, dix ans plus tard, à la Fondation Cartier, lui, le créateur du « A piece of cloth », du vêtement sans chutes de tissu, ni coutures, ni contours a priori, avant d’être porté. 

Il aurait sans doute été gêné d’entendre notre admiration et notre gratitude, d’être venu en France, d’avoir accepté cette invitation faite pour la première fois à un créateur étranger, d’avoir pris racines et œuvre à Paris dès 1965, d’avoir rejoint l’École de la chambre syndicale de la couture parisienne, puis Hubert de Givenchy, et d’avoir encore une fois choisi la France en 1973, après avoir pourtant défilé à New York, et de dévoiler ensuite ses imprimés au Musée de l’Impression sur étoffes à Mulhouse en 1980 et son talent d’architecte du tissu dans de nombreuses collections publiques, comme celles du Centre Pompidou, du CNAP, ou du Musée national de l’histoire de l’immigration. Issey Miyake aura rêvé de vêtements en quête de corps,  des vêtements comme des formes à naître au contact de corps en mouvement, de corps modernes, qui bougent, qui courent vers demain, des vêtements comme matières vivantes, qui s’enroulent, se drapent, s’entortillent, se plient et se déploient, des vêtements de confort et de bonheur : « En japonais, dit Miyake, nous avons trois mots : yofuku, qui veut dire vêtements occidentaux, wafuku, qui veut dire vêtements japonais, et fuku, qui veut dire vêtements. Fuku peut signifier aussi bonne chance et, d'une certaine façon, le bonheur. Si l'on me demande ce que je fais, je ne réponds ni yofuku ni wafuku. Je dis que je fabrique du bonheur. » 

Il aurait sans doute détesté que l’on grave dans le marbre des mots son passage sur terre, lui, le modeste qui se voyait passeur, obsédé par la transmission, d’une mode aussi légère et imperceptible que l’air, aussi fugace que le temps. 

Issey Miyake aurait sans doute apprécié que cet hommage reste inachevé, comme encore surpris par la vie. 

J’adresse à ses proches mes plus sincères condoléances.