Peter Brook s’est éteint ce samedi. La mort, au théâtre, il l’avait vaincue. En faisant la peau à ce qu’il appelait le « deadly theatre», « théâtre mortel ». Pour autant, le metteur en scène britannique savait que le seul point où la vie se distingue du théâtre, où elle bifurque, c’est le temps : « Les nouvelles feuilles ne jaunissent pas, la pendule ne revient pas en arrière, on ne nous donnera pas une deuxième chance. Mais au théâtre, on écrit sur une ardoise qu’on peut toujours effacer. » Ce qu’il nous laisse du théâtre, en revanche, ne saurait s’évanouir, tant il l’a secoué, travaillé au corps. Tant il en a cassé les chaînes et les cloisons.

Inspiré sa vie entière par Shakespeare, avec lequel il est « entré en théâtre » et dont il a restitué la folie et la poésie, avec sa fabuleuse Tempête, ou Le Songe d’une nuit d’été, il a cherché à produire un théâtre qui ne contienne plus que l’homme, un théâtre concret, de sens. Aussi a-t-il travaillé à le dépouiller, à le rendre nu et pauvre, en écho à Jerzy Grotowski, total et libre, en écho à Antonin Artaud. Chez Peter Brook, tout s’agrège et devient substance, la danse, la poésie, la musique, tout peut être exploré. Dans son théâtre, on se dérange et se décadre, avec le légendaire Battlefield, écrit avec sa partenaire de magie, Marie-Hélène Estienne, on visite et on voyage, de Mozart et son Don Giovanni ou sa Flûte enchantée, à Tchekhov, l’auteur de ses origines russes qui, comme lui, sonde la matière pour y écouter le battement juste de l’humanité.

Sa révolution, ce génie de la métamorphose et de la diversité, l’a menée avec une constance et une délicatesse admirables. Sa vie durant, il n’a cessé de dégoupiller l’illusion afin que surgisse le réel, et d’abolir les distances entre les sens, les êtres, les genres et les arts. Grâce à son inextinguible curiosité et son âme sans limites, il s’est emparé des œuvres de Mozart, mais aussi de Gounod, Debussy, Tchaïkovski, Strauss, Bizet, et il a adapté à l’écran le Moderato Cantabile de Marguerite Duras ou le livre culte de William Golding, Sa Majesté des Mouches.

Avec son Centre International de Créations Théâtrales, Peter Brook a pris le parti et la pratique du cosmopolitisme artistique, invitant des acteurs africains ou japonais à endosser des personnages universels et à refléter sur scène le monde. Non seulement, il se sert de la scène pour confondre l’ailleurs et l’ici, notamment avec sa mémorable recréation du livre de mythologie indienne, Mahabharata, mais, puisqu’elle est espace vide, délestée de ses codes, de ses castes, de sa couleur, il la déplace partout. Sur tous les continents et aux confins, c’est-à-dire toutes les places et lieux qu’elle avait ignorés. Trois ans durant, il a fait surgir du théâtre dans des villages au Mali, des réserves indiennes, le Sahara, des bidonvilles, des foyers d’immigrés en banlieue, des hôpitaux, des garages, des entreprises, des sites à l’abandon, toute ruine dont la vacuité porte un infini de possibles. Comme dans le quartier populaire de la Chapelle à Paris, les Bouffes du Nord, le théâtre que Peter Brook a naturellement investi en 1974. La beauté éternelle de son délabrement, de ses murs écorchés par le temps attendait que l’artiste y fasse naître des vertiges, inoubliables.

J’adresse à ses enfants, Irina et Simon Brook, ainsi qu’à tous ses proches, mes plus sincères condoléances.