Chère Jeanne Lapoirie,
'' Le cinéma, écrivait Cocteau, c’est l’écriture moderne dont l’encre est la lumière". Une lumière qui révèle l’image en lui donnant du sens par la façon dont elle éclaire le sujet, par cette atmosphère dont elle baigne l’écran. Cette lumière, chère Jeanne Lapoirie, vous en êtes une virtuose unanimement reconnue.
Vous aimez à dire qu’un directeur de la photographie doit « s’accorder au film, être attentif à ce que les cinéastes veulent». C’est forte de cette conviction que vous consacrez votre carrière à mettre en lumière les univers de ces réalisateurs de talent qui vous accompagnent depuis vos débuts cinématographiques : André Téchiné, François Ozon et Valeria Bruni-Tedeschi. Parce que votre lumière s’accorde si bien à leur œuvre, vos chemins sont indissociables.
C’est auprès d’André Téchiné que vous faites vos premiers pas en assistant d’abord Thierry Arbogast sur J’embrasse pas. Directrice de la photographie pour Les Roseaux sauvages, vous lui offrez des images formidablement contrastées : soleils brûlants et ombres noires, votre traitement des couleurs rappelle l’image sidérante de beauté du Lola de Jacques Demy. Vous retrouvez ensuite André Téchiné pour Les Voleurs.
Alors que vous collaborez avec de nombreux réalisateurs, dont Gaël Morel pour A toute vitesse, Ilan Duran Cohen pour La confusion des genres ou encore Marie Vermillard pour Imago, vous faites une autre rencontre décisive : celle de François Ozon.
C’est la complémentarité de vos sensibilités artistiques, votre passion partagée pour la vitesse et l’instinctivité de ces moments du tournage où le film se crée, qui vous rapprochent. Vous travaillez ensemble sur Gouttes d’eau sur pierres brûlantes, Sous le sable, Le temps qui reste ou Ricky. C’est avec 8 Femmes que vous rencontrez la consécration : cette lumière que vous ajustez à chacune des protagonistes vous vaut d’être récompensée du César de la Meilleure Photographie.
C’est avec Il est plus facile pour un chameau que vous commencez votre fructueuse collaboration avec Valeria Bruni-Tedeschi. Vous la retrouvez à nouveau pour le très salué Actrices et Un Château en Italie où l’image joyeuse se joue des couleurs saturées et des contrastes dans une lumière naturelle variant au rythme des trois saisons du film.
On vous doit aussi l’illumination des très remarqués Les Revenants de Robin Campillo ou My Little Princess, le premier film intimiste d’Eva Ionesco, un univers visuel très fort, onirique, où le travail de lumière transcende la fiction. Pour Michael Kohlhaas d’Arnaud des Pallières avec l’excellent Mads Mikkelsen, votre capacité à rendre le sublime, au sens kantien de l’expérience esthétique fulgurante face à des paysages grandioses, a enchanté le public du dernier Festival de Cannes.
Pour une carrière consacrée avec talent à « mettre en forme les désirs du réalisateur », ainsi que vous aimez à le répéter, pour votre savoir-faire et votre sens artistique qui portent haut la créativité et le professionnalisme du cinéma français, c’est pour moi une très grande joie de vous rendre aujourd’hui les hommages de la République.
Chère Jeanne Lapoirie, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Chevalier de la Légion d’Honneur.
Cher Jean-Pierre Guérin,
"La télévision ne connaît pas la nuit" écrivait Jean Baudrillard. Figure emblématique de l’audiovisuel français, vous avez consacré votre carrière à ce qu’elle soit "ce jour perpétuel" décrit par le penseur français. Faire de la télévision un "éclairage incessant", toujours selon les mots de Baudrillard, c’est ce qui anime le combat que vous menez avec conviction au nom de la fiction française.
C’est d’abord comme spectateur que vous avez aimé la télévision. Professeur d’histoire, vous consacrez vos nuits à trier, classer, synthétiser les dépêches pour l’émission Cinq colonnes à la une. Ce furent vos premiers pas dans l’univers de la télévision.
Cette formation au cœur du journalisme télé vous ouvre les portes du petit écran : Henri Marque et Pierre Charpy, à la recherche d’un historien, vous sollicitent pour Face à l’événement, qui deviendra ensuite Hexagone. C’est le début d’une belle aventure journalistique, d’Antenne du midi sur Antenne 2, où vous êtes rédacteur en chef, à la direction de l’information sur TF1.
Après un passage à Libération, vous revenez à vos premières amours, la télévision, pour laquelle vous créez votre compagnie de production GMT. C’est sous votre direction que sont produits certains des plus beaux succès de l’histoire de la télévision : des séries populaires comme Julie Lescaut pour TF1, Boulevard du Palais pour France 2 ou Famille d’accueil pour France 3 , mais aussi des fictions de prestige comme Monte Cristo, Les Misérables ou Napoléon et des téléfilms historiques et politiques, Le Grand Charles, Jean Moulin et plus récemment, La Dernière Campagne.
Vous avez, cher Jean-Pierre Guérin, façonné la télévision de ces dernières décennies. Une télévision exigeante et de qualité dont vous dites qu’elle est « une école de rigueur et de rapidité ».
Si vous mettez votre talent au service du 7ème art, avec Mammuth de Benoît Delépine et Gustave Kervern ou Les Adieux à la Reine de Benoît Jacquot, c’est aussi pour mieux montrer que la télévision n’est pas le parent pauvre du cinéma.
A la tête de l’Union syndicale de la production audiovisuelle depuis 2000, vous défendez un métier, celui de producteur indépendant, métier dont vous avez une vision très exigeante. Vous le dites avec force : les producteurs indépendants assurent la diversité de la création, ils doivent être au cœur de l’innovation audiovisuelle française, et doivent être vus comme tels par leurs partenaires diffuseurs.
Fort de vos succès cathodiques et cinématographiques, vous mettez en garde contre la tyrannie de l’audimat et défendez une fiction française riche de sa qualité et du professionnalisme de tous ceux qui œuvrent à son élaboration. Avec, toujours, une attention particulière pour ce service public qui est pour vous une passion et pour lequel nous partageons la même ambition.
Pour votre engagement au service de la fiction française dont vous êtes un des plus prestigieux ambassadeurs, c’est un grand plaisir pour moi de vous rendre aujourd’hui les hommages de la République.
Cher Jean-Pierre Guérin, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Officier de la Légion d‘Honneur.
Cher Pierre Milza,
"En travaillant à prouver sa nécessité pour l’intelligence de l’actualité, dans un monde acculé au présent et condamné aux médias et à l’immédiat", vous avez servi l’Histoire. Ces mots de Pierre Nora pour définir l’ "historien public" caractérisent si bien votre travail intellectuel qui est un véritable service public.
Instituteur formé à l’Ecole normale, professeur d’histoire au collège, puis au lycée après votre succès à l’agrégation, vous êtes ensuite Professeur à l’Institut d’études politiques de Paris et directeur du Centre d’histoire de l’Europe du 20ème siècle. Des bancs de l’école aux amphithéâtres de Sciences Po, vous avez marqué des générations d’élèves et d’étudiants qui se transmettent vos manuels et vos ouvrages comme autant de références incontournables.
Cher Pierre Milza, avant d’être un universitaire reconnu et un historien émérite, vous êtes un enseignant, un passeur, qui porte haut les valeurs de sa discipline.
En 2005, vous êtes de ceux qui se lèvent contre la tentation de faire de l’Histoire un objet juridique et de laisser les autorités définir la vérité historique. Pour vous, en démocratie, la liberté pour l’Histoire, c’est la liberté de tous. Vous lancez donc un appel pour la défendre avec vos condisciples, Pierre Nora, Mona Ozouf, Antoine Prost, René Rémond, Jacques Julliard, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne ou encore Michel Winock.
En 2009, vous êtes l’un des premiers à vous révolter contre la suppression de l’enseignement de l’histoire/géographie dans les programmes de terminale scientifique. Partageant l’indignation de Serge Berstein, votre complice et ami de longue date, avec qui vous avez si souvent écrit à quatre mains, vous jugez inadmissible qu’au moment où le gouvernement lance un débat sur l’identité nationale, il prive dans un même élan une partie de la jeunesse des outils et des armes pour se faire une opinion éclairée et raisonnée de cette question.
Vent debout contre cette « amnésie collective » vers laquelle on oriente alors notre société et qui touche en premier lieu les plus jeunes, les citoyens de demain, vous n’hésitez pas à engager votre plume et votre autorité intellectuelle pour défendre les valeurs de la République en rappelant que l’Histoire s’en fait le garant.
Spécialiste de l’Italie contemporaine, vous avez fait des fascismes votre champ de recherche et de bataille. On vous doit des ouvrages qui ont fait date, sur l’histoire de l’Italie et de l’immigration italienne en France, sur les fascismes français et italien, l’Europe et les relations internationales, dont une incontournable Histoire du 20ème siècle, véritable bible des étudiants, avec la complicité de Serge Berstein.
On vous doit aussi un ouvrage qui m’est cher, Voyage en Ritalie, sur l’immigration Italienne en France. Il a été pour moi l’équivalent de ce que Bourdieu fut en sociologie : il a éclairé ma vie.
On vous doit aussi de remarquables biographiques dédiées à ces hommes qui ont fait l’histoire contemporaine : votre travail très salué sur Mussolini qui met en scène le dictateur fasciste dans ses contradictions les plus élémentaires ou votre biographie de Napoléon III, couronnée du Prix des ambassadeurs. Mais je pense surtout à ces pages magnifiques que vous consacrez au héros des deux mondes et combattant de la liberté, Garibaldi : un hommage à la nation italienne "dont la grandeur a tant donné à l’Europe et au monde."
Spécialiste du fascisme, vous n’avez cessé d’en appeler à la vigilance quant à l’emploi facile et hâtif de ce "mot jocker qui dispense trop souvent le joueur des subtilités tactiques" : car en stigmatisant, on risque de se tromper d’adversaire.
Au cœur du débat sur l’existence d’un "fascisme français" vous avancez que la composante fasciste de l’extrême droite française est restée "marginale, groupusculaire et éclatée" tout en soulignant que la France a connu, avec Vichy et avant, "une tradition aussi dangereuse pour nos institutions, pour notre société, pour notre culture, que celle qui a triomphé entre les deux guerres en Allemagne et en Italie".
Dans ces travaux sur l’extrême droite, passant au crible l’histoire française de Boulanger à Jean-Marie Le Pen avec une rigueur scientifique exemplaire, vous consacrez de nombreuses pages au Front national que vous décrivez comme un "ensemble hétérogène où se mêlent des éléments empruntés aux divers courants qui constituent en France la tradition ultra-droitière" : "néo-fascisme, conservatisme contre-révolutionnaire et national-populisme".
En 2002, après les résultats du premier tour du 21 avril, vous dénoncez le discours de Jean-Marie Le Pen, soulignant la nécessité de se dresser contre le FN et de faire barrage à l’extrême droite.
Il nous faut, dites-vous, garder la mémoire éveillée, sans céder aux facilités de l’amalgame ou de l’à-peu-près. Il faut expliquer. Ce qui nous rend vulnérables face aux extrémismes, c’est selon votre expression, la « déculturation politique », la perte du sens politique.
Aujourd’hui, il faut rappeler avec vous que s’attaquer à l’Histoire, c’est "s’attaquer à cette construction intellectuelle qu’est la nation".
Nous avons besoin de rappeler les valeurs de notre République, de les transmettre aux plus jeunes, pas simplement pour la défendre contre les assauts de ceux qui veulent en saper les fondements, mais aussi pour rappeler les valeurs qui nous rassemblent. Pour se donner ensemble l’ambition de faire société.
Par vos travaux et vos engagements au service de votre discipline et de sa transmission, vous rappelez que pour comprendre le présent et construire l’avenir, nous avons besoin de connaître le passé. Parce cela fait de vous un des plus grands défenseurs de ses principes fondateurs, c’est pour moi un immense honneur de vous rendre aujourd’hui les hommages de la République française.
Cher Pierre Milza, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Commandeur de l’Ordre de la Légion d’Honneur.