Chère Pénélope Bagieu,
Chère Pénélope Bagieu,
En couverture du 2ème tome de Joséphine, se dresse une super-héroïne à
la féminité triomphante, loin du fantasme d’une Barbarella ou d’une
Wonder Woman qui firent en leur temps les beaux jours de la bande
dessinée. Avec vos Pénélope Jolicoeur, Joséphine, Eloïse ou Zoé, vous
ouvrez grand les portes de la bande-dessinée à un lectorat féminin
jusqu’alors minoritaire et faites soufflez un vent de fraîcheur sur le festival
d’Angoulême.
Ma vie est tout à fait fascinante, décrétez-vous un jour non sans humour.
Et, en 2007, à peine sortie de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts
Décoratifs, vous créez un blog pour raconter les petites joies et les menues
déceptions qui sont votre lot quotidien. Des tracas et des succès de votre
vie professionnelle à ces aventures et péripéties qui parfois transforment
l’ordinaire de la vie en de savoureuses pépites, vos lecteurs viennent
s’enquérir de l’humour du jour. Ils seront bientôt 60 000 à se nourrir
quotidiennement - ou presque - de vos notes de blog.
Précoce et touche à tout, vous êtes de toutes les aventures, les
illustrations de presse et d’édition, les campagnes de publicité, les
voyages, la mode ou la musique. Signe de votre succès croissant, vos
notes, progressivement, s’espacent, mais vos lecteurs ont à peine le temps
de s’émouvoir que déjà les éditions Gawsewitch publient en 2008 le
premier tome de Joséphine et des morceaux choisis des aventures de
Pénélope Jolicoeur. Les trois tomes de Joséphine sont empreints de
malice et de légèreté, de ces petites choses de la vie qui nous font porter
un regard tendre, amusé mais sans concession sur votre protagoniste
délicieusement croquée.
Avec Cadavre Exquis, vous vous éloignez de l’univers virevoltant de
Pénélope et Joséphine pour dépeindre les frustrations d’un auteur en
panne d’inspiration et dont l’existence s’illumine progressivement au
contact d’une jeune femme rencontrée par hasard. Comme le genre
auquel s’adonne le romancier et que Zoé balaie d’un revers de phrase « un
truc pour les enfants quoi », Cadavre Exquis est une fable contemporaine.
Une variation sur le désenchantement et sur l’ennui que vont tromper
ensemble ces deux êtres usés par la morosité de leur quotidien, une
histoire d’amour promise à la banalité et qui, soudain, s’arme de suspense.
Publié chez Gallimard, à l’initiative de Joann Sfar, ce premier long récit
vous vaut la reconnaissance de vos pairs et une sélection à Angoulême
en 2010. Désormais une inconditionnelle du festival, vous y présentez en
2012 La Page blanche. A quatre mains avec Boulet, lui au scénario, vous
au dessin, vous décrivez la quête identitaire d’une jeune femme frappée
d’amnésie sur un banc de Paris qui tente d’assembler des fragments et
des bribes de sa vie terriblement ordinaire pour retrouver la mémoire.
Vous savez ré-enchanter le quotidien par petites touches d’humour, des
notes de couleurs vives ou un trait alerte. Votre plume, tour à tour
malicieuse, poétique et lucide, nous livre un quotidien qui malmène
doucement rêves et aspirations et décrit avec candeur l’optimisme de
rigueur de ces héros maladroits que le réel semble s’acharner à
désespérer. Tantôt drôle ou grinçante, vous savez saisir sur le vif l’air du
temps, le moindre détail, l’anecdote criante de justesse qui vous rend si
irrésistiblement contemporaine.
Parce que le charme teinté de cynisme de l’univers que vous créez au
détour d’un dessin élégant et espiègle, reconnaissable entre mille, donne
à voir avec justesse et humour la condition de la femme moderne, je vous
adresse, chère Pénélope Bagieu, les hommages de la République.
Chère Pénélope Bagieu, au nom de la République française, nous vous
faisons Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres.
Cher Jean-Claude Denis
Inquiétante familiarité : l’expression a fait date et a connu nombre de
variantes et pourtant, on ne saurait définir plus justement ce regard qui
vous est propre et souligne la marginalité et l’étrangeté de vos héros aux
prises avec le réel pour nous offrir une vision infiniment poétique et
souvent doucement amère de la vie. Familièrement étranges aussi, cette
écriture et ce trait élégants et pudiques mais dont la veine
autobiographique se fait imperceptiblement sentir pour aller droit au coeur
du lecteur.
Car comment ne pas vous reconnaître sous les traits du jeune Antoine de
Tous à Matha dont l’adolescence sépia ressemble tant à la vôtre. Antoine
ou la bande de copains rencontrés sur les bancs de l’école dont on ne se
sépare jamais vraiment, comme vous êtes resté le complice de Martin
Veyron votre camarade de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts
Décoratifs avec qui vous écrivez Oncle Ernest et les Ravis, un conte pour
enfants. Antoine ou les rêves de musique que vous allez assouvir au sein
du groupe Dennis’ Twist autour de la bande des Humanoïdes Associés,
puis de Nightbuzz aux côtés de Charles Berberian. Antoine ou ce désir de
liberté qui le pousse à s’opposer à l’autorité paternelle et vous inspire ces
mots sur la scène d’Angoulême : « La bande dessinée est l'un des seuls
domaines, avec la littérature, où l'on peut être aussi libres. »
C’est épris de cette même liberté que vous vous êtes lancé dans toutes
les aventures éditoriales qui ont marqué l’histoire de la bande dessinée :
de Pilote où vous faites vos premiers pas en 1977 avec la série André le
Corbeau à la collection Aire Libre, de À suivre aux Humanoïdes Associés.
Votre premier album, Cours tout nu, vous vaut d’être distingué par la
jeune maison d’édition Futuropolis qui reconnaît dans votre trait les
valeurs qu’elle incarne : c’est le début d’une longue et fructueuse
collaboration.
Vous créez ensuite un personnage attachant et rêveur trouvant
difficilement sa place dans une société qui fait si peu cas de la poésie :
Luc Leroi est un des premiers antihéros de la bande dessinée. Né dans
les pages du périodique A suivre, puis accueilli à bras ouverts par
Futuropolis, ce personnage singulier, dont vous avouez volontiers qu’il est
un peu votre double, a fêté ses vingt ans d’existence éditoriale en 2000.
Sous votre plume se dessine un univers familier où l’étrange et l’onirique
affleurent parfois sans crier gare et peuplé d’âmes à la dérive dans Le
Pélican, ou d’un peintre maudit revenu hanter les vivants, alors que son
oeuvre connaît un immense succès posthume dans l’Ombre aux tableaux.
Cette atmosphère romanesque est aussi celle de Quelques mois à
l’Amélie, récompensé en 2003 à Angoulême, dans lequel un écrivain en
mal d’inspiration reprend goût à la vie grâce à un roman oublié.
Si vous préférez souvent le silence de la création au bruit et à la fureur du
monde, vous êtes, pour tous les amoureux du 9ème art, la figure
incontournable de l’année 2012. Vous recevez le Prix de la Ville
d’Angoulême des mains d’Art Spiegelman et du même coup la présidence
de ce 40ème festival. La même année, Zone Blanche, votre dernier
album, est chaleureusement salué par le public et la critique alors que
Futuropolis publie l’intégrale de Luc Leroi.
Pour ce regard précieux et cette plume inclassable à qui nous devons des
ouvrages d’une rare poésie ou d’une légèreté jubilatoire, pour votre
carrière remarquable, menée avec finesse et discrétion, je vous adresse,
cher Jean-Claude Denis, les honneurs de la République.
Cher Jean-Claude Denis, au nom de la République française, nous vous
faisons Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres.
Cher Emmanuel Guibert
Vous êtes, cher Emmanuel Guibert, de ces auteurs dont la plume semble
trempée à la source même du bonheur : la vie est quelque chose qui se
célèbre, dites-vous, et on croit alors entendre le Gide des Nourritures
Terrestres qui, s’adressant à Nathanaël, invite ses lecteurs à vivre
pleinement heureux.
Votre travail irradie de cette joie de l’enfance que vous vous plaisez à
décliner au gré de vos albums. Enfance heureuse d’où vous héritez
l’intime conviction qu’il y a dans l’existence des possibilités infinies de joie.
Une enfance où, déjà, le dessin s’impose à vous comme une évidence.
Vous avez, très tôt, une conscience aiguë du degré d’exigence de cet art
et, à même le sol de votre chambre d’enfant, tout entier absorbé à votre
tâche, vous dessinez, encore et encore, les héros de vos bandesdessinées
préférées.
Brune, votre premier ouvrage, est un travail de longue haleine. Vous en
tirez une force de travail incroyable, une opiniâtreté à toute épreuve que
l’on retrouve dans votre discipline personnelle, la rigueur de ces dessins
d’observation à laquelle vous vous pliez quotidiennement ou l’exercice
systématique du croquis sur le vif et des notes glanées au hasard.
Vous qui aimez évoquer, au-delà du dessin, la passion des rencontres et
de ce que les autres vous inspirent, vous découvrez grâce à un ami
l’Atelier Nawak, que partagent de jeunes artistes prometteurs. Le 44 rue
de Quincampoix est un peu le 42 rue Fontaine ou le Cyrano de la rue
Blanche des Surréalistes : le travail y est personnel ou collaboratif, et
l’amitié devient ressort de création.
Avec Joann Sfar, lui à la plume, vous au pinceau, vous publiez la Fille du
professeur, un récit romantique, lumineux et extravagant récompensé par
le Prix Goscinny et l’Alph’Art Coup de Coeur à Angoulême en 1997, puis la
série Olives Noires. Avec David B., c’est une aventure onirique à
l’imaginaire débridé et poétique que vous réalisez : Le Capitaine Ecarlate
publié chez Aire Libre est un hommage à Marcel Schwob, Symboliste
maudit qui rêvait d’aventures.
C’est encore une rencontre qui est à l’origine de votre chef d’oeuvre :
conquis par les talents de conteur d’Alan Ingram Cope, un ancien GI, vous
vous décidez à immortaliser son témoignage sur papier glacé. Dans La
Guerre d’Alan et l’Enfance d’Alan, qui vous valent une sélection à
Angoulême et un Grand Prix de la Critique de l’ACBD (Association des
journalistes critiques de BD), vous décrivez le destin de milliers
d’Américains, ces héros anonymes qui combattirent Outre Atlantique.
Dans cette série, la mémoire se fait matière première d’un dessin qui est
donc, tour à tour, d’une extrême précision ou aussi schématique qu’un
souvenir flou.
Capter la vie par le biais du témoignage, donner à voir et à entendre les
mots des autres, c’est aussi le pari de votre série Le Photographe d’après
le récit de Didier Lefèvre alors en mission en Afghanistan pour Médecins
Sans Frontières.
Vous ne tournez jamais le dos à l’enfance qui a si bien donné le ton de
votre carrière et, en plus de l’évoquer dans vos planches, vous choisissez
d’en faire votre audience. C’est donc pour les enfants que, souvent, vous
prenez la plume, laissant à d’autres, Joann Sfar pour Sardine, Marc
Boutavant pour Ariol, le soin de mettre en images vos scénarios inspirés.
Comme la goutte d’encre déposée sur le trait invisible de l’eau révèle
soudain un dessin, vous distillez dans vos albums une joie et une grâce
indéfinissables. Cher Emmanuel Guibert, c’est pour cette petite musique
du bonheur, pour toutes les joies enfantines que vous suscitez, pour cette
plume lumineuse que vous avez su mettre au service des plus beaux
récits, que la République vous distingue aujourd’hui.
Cher Emmanuel Guibert, au nom de la République française, nous vous
faisons Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres.