Monsieur le Président de la Fédération nationale des Sourds de France, cher Philippe Boyer,
Madame la directrice de l'I.V.T (International Visual Theatre), et marraine de la commémoration nationale de la naissance de l'Abbé de l'Epée, chère Emmanuelle Laborit,
Monsieur le délégué général à la langue française et aux langues de France, cher Xavier North,
Mesdames, Messieurs, chers amis,
C'est en référence à ce très beau signe des mains figurant sur l'invitation qui vous a été adressée - qui désigne l'union, la solidarité, la fraternité - que je place ce moment de célébration qui nous réunit aujourd'hui.
En vous accueillant aujourd’hui au ministère de la culture et de la communication, j’ai en effet souhaité rendre hommage à tous ceux qui font vivre la langue des signes à travers leurs œuvres, ou, plus exactement, qui font vivre la culture et l’enrichissent par le moyen de la langue des signes.
En cette année où nous célébrons le tricentenaire de la naissance de celui qui, le premier, a su la reconnaître et l’enseigner, il faut le rappeler avec force : la langue des signes participe de la pluralité culturelle de notre pays, c’est une langue de France qui contribue, à ce titre, à son identité et à son rayonnement.
Le chemin fut long pour parvenir à cette évidence. Dans une France longtemps rétive à la diversité, nous avons pu être portés à croire que la cohésion nationale passait non par une langue commune, comme nous le pensons aujourd’hui, mais par une langue unique, le français, seule langue légitime. Comme d’autres langues historiquement parlées dans notre pays, la langue des signes française, la LSF, a fait les frais de cet aveuglement.
Si la situation a heureusement commencé à changer il y a une trentaine d’années, comment passer sous silence les errements de la période précédente ? Oui, la communauté nationale et même la République, hélas, ont lourdement failli vis-à-vis des sourds. Il faut parler ici des suites du congrès de Milan qui, en 1880, fixa comme objet à l’enseignement des sourds l’accès à la parole vocale et bannit la langue des signes des établissements spécialisés. Le ministère de l’intérieur, chargé à l’époque de ces établissements, s’empressa d’adopter et de généraliser les principes de l’oralisme exclusif, et tenta d’empêcher la transmission de la LSF, désormais interdite.
Est-ce le centralisme linguistique qui fut à l’œuvre dans ce refus de la LSF, ou, comme le pense Pierre Encrevé, une volonté de contrôle social des corps, de normalisation forcenée, jusque dans l’apparence physique ? Quoi qu’il en soit, les conséquences de cet ostracisme seront décisives pour les jeunes sourds : privés de la seule langue qui leur soit naturelle, ils ne pourront plus la pratiquer que de manière clandestine, et se verront imposer la violence d'avoir à parler une langue qu’ils n’ont jamais entendue. Roland Barthes l’a dit : «Voler son langage à un homme au nom même du langage, tous les meurtres légaux commencent par là».
Et pourtant un siècle et demi plus tôt, un esprit hors du commun avait tenté d’arracher les consciences au préjugé. Charles-Michel de l’Épée avait su reconnaître dans la gestuelle spontanée des sourds un système de signes combinés à des fins d'expression et de communication : autrement dit une langue. L’Abbé de l’Épée va dès lors élaborer une méthode rationnelle d’enseignement qui s’appuie largement sur la pratique spontanée des sourds. La langue des signes devient objet et outil d'enseignement. Le succès de cette révolution éthique et pédagogique révèlera le besoin abyssal auquel elle répondait.
A une époque où le modèle courant de la transmission du savoir était la relation d'un précepteur à un élève particulier, il a notamment compris la nécessité de regrouper les élèves sourds dans un espace commun où ils puissent à tout moment dialoguer et réinventer leur langue, échappant ainsi à la grande menace qui pèse sur elle : l’isolement des locuteurs, l'absence d'interlocuteurs qui empêche son évolution et sa transmission.
En tout cela, l'Abbé de l'Épée s'est montré visionnaire : dimension collective de l'enseignement, nécessité de «s'immerger» dans une langue pour bien la maîtriser, expérimentation d'un bilinguisme entre le français écrit et la LSF : ces nouveautés ne disent pas seulement la libération des sourds, elles sont bénéfiques et transposables à tous les secteurs de la société. En homme des Lumières, l'Abbé de l'Épée vise d'emblée à faire avancer l'humanité tout entière.
Il est remarquable que ce soit à partir d'une réflexion sur le langage des sourds qu'on ait pu éprouver des innovations théoriques et pédagogiques devenues des instruments d'émancipation pour tous. Ce précurseur ne considère pas la surdité comme une anomalie qu'il faudrait corriger ou réparer, mais comme une différence, une forme de l'altérité. Différence qui s'exprime par la LSF, comme d'autres différences s'expriment par d'autres langues.
Et telle est bien la conviction qui nous réunit aujourd’hui. La langue des signes a désormais droit de cité, c’est une langue à part entière, une langue de France - je le répète solennellement au nom du gouvernement - et la loi garantit en principe, pour tout élève concerné, la possibilité d’en recevoir un enseignement. Des émissions d’information en LSF ou doublées en LSF apparaissent à la télévision, et le sous-titrage s’y généralise, par obligation légale, au titre de l’accessibilité des sourds et malentendants aux programmes dont l’audience moyenne dépasse 2,5 % de l’audience totale des services de télévision.
Nous savons par exemple que le sous-titrage des émissions diffusées à l’occasion des récentes campagnes pour les élections présidentielle et législatives a fait l’objet d’une attention particulière de la part du Conseil supérieur de l’Audiovisuel. Comme ministre de la communication, je salue les efforts accomplis par France Télévisions pour adapter et rendre accessibles aux sourds et malentendants les programmes nationaux du service public de l’audiovisuel. Je citerai le magazine L’œil et la main, diffusé en LSF sur France 5.
Plus directement, le ministère de la culture et de la communication est en première ligne dans tous les combats qui facilitent l’intégration sociale des sourds, à travers l’action du Service de la coordination des politiques culturelles et de l'innovation (SCPCI), qui mène une vigoureuse politique d’accessibilité. De son côté, la Délégation générale à la langue française et aux langues de France soutient des projets en LSF ou relatifs à la LSF sous l’angle de leur intérêt linguistique ou artistique, avec pour seul critère la valeur d’une œuvre qui a choisi de s’inventer en langue des signes. C’est ce principe de non discrimination - de la langue, des œuvres et des locuteurs - qui inspire l'action de mon ministère, comme celle de mes autres collègues du gouvernement, en faveur de la LSF.
Sans doute bien du chemin reste à parcourir : un regard sur ce que font d’autres pays européens suffit à nous en convaincre. Du moins avons-nous pris conscience de ce que peut apporter la langue des signes à nos perceptions culturelles.
L’un de ses mérites est sans doute de mettre en question la représentation courante du langage comme un système de sons émis par la voix. C’est pour les entendants un sujet d’étonnement, mais aussi d’émerveillement, de découvrir que cet ensemble de gestes, et de regards constituent un code tout aussi apte que nos langues vocales à dire le monde et la vie dans leur complexité.
Or le corps intervient toujours quand on parle, même quand on utilise le canal de l'oreille et de la voix. Il y a une physique du langage, sous quelque modalité qu’il se manifeste, et c’est le détour par la langue des signes qui nous fait redécouvrir l’importance du corps dans les langues vocales. Quoique de manière moins structurée, nous savons bien que les gestes et les expressions du visage sont largement porteurs de sens, parfois autant que l’énoncé oral. Et d’ailleurs n’est-ce pas par des signes que nous commençons tous ? Même entendants et futurs locuteurs d’une langue orale, tous les enfants, in-fantes, communiquent d’abord par le geste. Toute langue est langue des signes.
Pour mesurer les apports de la culture sourde à notre société, encore faut-il éviter de la penser sous la catégorie du handicap, de l’obstacle, mais comme un écart, une différence qui stimule la réflexion, qui défie l’intelligence et déclenche invention et innovation. Que d’avancées ne doit-on pas d’ailleurs, dans les domaines du numérique et des technologies de la langue, à la nécessité de faciliter la vie pratique des sourds, dans l’entreprise, au bureau de poste, partout où sont en jeu les conditions du vivre ensemble ?
Mais le mérite principal de la langue des signes est de permettre l'accès à la culture et de constituer ainsi un instrument d’émancipation. Les sourds ne demandent pas aux pouvoirs publics de célébrer la langue des signes, ils demandent qu’on lui ouvre des espaces d’expression. C’est bien dans cette perspective que je veux inscrire mon action, et que j’ai souhaité réunir quelques-uns des acteurs et des médiateurs de la LSF, pour donner à voir comment on accède, grâce à cette langue, aux trésors culturels communs, et comment à son tour ceux-ci s’enrichissent des œuvres de l’art et de l’esprit produites dans cette langue.
Tout autant qu’à la langue des signes française, c’est au travail de ces acteurs à leur énergie et leur créativité que nous rendons hommage aujourd’hui.
Je veux saluer M. Philippe Boyer, président de la Fédération nationale des sourds de France, pour son action continue et résolue en faveur des sourds, et tout particulièrement pour le rôle moteur qu’il joue dans la commémoration nationale liée au tricentenaire de l’Abbé de l’Épée.