Chère Juliette Gréco,
Insoumise et libre, révoltée, engagée, vous vivez la vie comme vous la rêvez. Force vive toujours à coeur ouvert, vous aimez d’un amour immense la vie, les autres, les valeurs qui vous portent. « T’as ton coeur à ton cou », ce sont les mots de Léo Ferré à la Jolie Môme.
Compagne de jeu des Enfants Terribles du Paris d’après-guerre, on vous a voulu Muse de l’Existentialisme. Mais vous êtes l’interprète qui donne chaleur et chair aux images d’encre et de papier de ces poètes qui fréquentent alors les caves de St-Germain-des-Prés. Vous débutez au théâtre, tournez dans l’Orphée de Cocteau. C’est le hasard d’une rencontre qui vous pousse vers la chanson alors que Sartre s’émerveille de votre voix qui révèle la beauté sensuelle des mots et qui, « douce
lumière chaude, les frôle en allumant leurs feux. » Vian, Prévert, Gainsbourg, Ferré, Trenet, Brassens, Sagan : les plus grands se bousculent pour suspendre des mots à vos lèvres.
Tout un panthéon au service duquel vous avez mis votre talent, vous qui vous plaisez à répéter que vous êtes là pour servir, en citant cette phrase de la Bible que vous trouvez si belle : «Je suis la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole». Vos Seigneurs, ce sont les écrivains, les poètes et les musiciens : « Je suis là pour servir, dites-vous, je suis interprète. »
Vous vous rêvez tragédienne pour jouer Hermione, vous vivez en Antigone. Qui vous écoute croit entendre ainsi l’héroïne d’Anouilh : « Moi, je peux dire ‘non’ encore à tout ce que je n’aime pas et je suis seul juge ». Un ‘non’ qui vous coûte la liberté à l’âge de 15 ans. Un ‘non’ d’une audace insensée qui vous pousse, dans le Chili de Pinochet, à chanter des airs résolument antimilitaristes devant un parterre d’uniformes.
« Toute sa vie parle pour elle » dit votre ami Pierre Bergé. Furieusement libre quand, servie par les vers de Jules Laforgue, vous tordez le cou à l’idéal désincarné de l’Eternel féminin. Vous, la camarade de Simone de Beauvoir et de Marguerite Duras. Vous qui avez aimé Miles Davies envers et contre toute l’Amérique ségrégationniste. Vous êtes restée fidèle aux valeurs qui ont motivé vos luttes et vos révoltes. Liberté, Egalité, Fraternité, les mots gravés sur le fronton de nos institutions résonnent dans votre vie avec l’éclat et la force de leur origine : « Aimez-vous les uns les autres ou bien disparaissez » !
Depuis ce soir de 1949 au Boeuf sur le toit, vous montez sur scène avec toujours la même passion. Des concerts offerts au public ouvrier et étudiant des Maisons des Jeunes et de la Culture à la scène du Théâtre National Populaire qui, pour la première fois, s’ouvre à deux chanteurs : Brassens et vous, l’immense interprète que vous devenez ne se sépare jamais de son engagement et de ses idéaux.
Le 7ème art vous fait les yeux doux, Hollywood vous tend les bras alors qu’Orson Welles vous donne la réplique. Le petit écran vous convoite à son tour pour vous offrir, dans Belphégor, un rôle qui frappe durablement l’imaginaire populaire. Mais vous semblez n’aimer rien plus que ces soirs de concert, où, aussi fébrile qu’au premier jour, vous vous emplissez du silence de ceux qui sont venus partager quelques heures avec vous.
Mémoire vivante d’un Paris turbulent, symbole de son éternelle jeunesse, vous refusez que la légende ne vous érige en mausolée d’un temps qui n’est plus. « Je suis pour que tout change / Et pour tout renverser / Et je n’ai pas fini / De tout recommencer » : fidèlement aux paroles de Je n’ai jamais été, vous savez vous entourer de jeunes auteurs, Miossec,
Benjamin Biolay, Olivia Ruiz ou Abd Al Malik.
Amélie Nothomb, Philippe Sollers, François Morel et bien d’autres vous prêtent leur prose pour votre récent hommage aux ponts de Paris sous lesquels coulent le temps et l’amour qui jamais ne passent.
«Je voulais simplement dire […] que vos rêves sont les miens », telle est la profession de foi de celle qui a, toute sa vie, voulu « vivre droite », pour reprendre les mots que vous chantez dans Vivre. Chère Juliette Gréco, la République dont vous incarnez les valeurs avec tant d’ardeur, de courage et de grâce vous rend hommage ce soir.
Chère Juliette Gréco, au nom du Président de la République, et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Commandeur de la Légion d’honneur.
Chère Jacqueline Franjou,
Je sais que vous avez ardemment souhaité être décorée aux côtés de vos amis Juliette Gréco et Michel Boujenah, auxquels des liens forts vous unissent, et je suis heureuse que ce projet se réalise ce soir.
Née d'une mère française et d'un père américain, ingénieur engagé pendant la seconde guerre mondiale devenu diplomate, vous avez contracté très jeune le goût des rencontres et des voyages. Après une maîtrise de littérature américaine et une thèse d'urbanisme, vous devenez professeur de lettres et de philosophie.
Mais c’est au monde l’entreprise que vous allez consacrer votre carrière pour, suivant votre expression, « financer mes rêves ». Professionnelle de la communication, vous commencez votre carrière à la CEGOS, poursuivez à l'Institut Français de Gestion, avant « d’atterrir » à Air Inter.
De 1991 à 1993, vous êtes conseillère technique au cabinet du ministre de l'Industrie, puis vous retrouvez le monde la communication au sein de différents grands groupes.
Tous ces réseaux que vous avez su développer et valoriser vous valent d’être nommée, en 2010, vice-présidente exécutive de l’organisation internationale Women’s forum for economy and society, Créé en 2005, ce forum unique au monde se réunit chaque année à Deauville, en octobre, et permet aux femmes de tous les pays de faire entendre leurs voix sur les scénarios du futur et d'exprimer leurs visions sur des enjeux majeurs de notre monde. En juin 2012, Aung San Suu Kyi fut l'invitée spéciale d'un dîner privé organisé par le Women's Forum à Paris, à l'occasion de son premier voyage en Europe depuis 25 ans.
Mais c’est également l’ancienne conseillère municipale de Ramatuelle que nous honorons tout particulièrement ce soir, celle qui a eu l’intuition, en 1985, de faire construire un théâtre de verdure dans le somptueux cadre de ce village provençal, pour rendre hommage à Gérard Philippe et à sa famille. Et d’y créer un festival. Vous demandez à Jean-Claude Brialy d’en être son directeur artistique, une formidable aventure naît alors. Pour la première édition, Jean-Claude Brialy fait appel à ses amis artistes (dont
Juliette Gréco) et vous vous chargez de contacter les entreprises, les futurs mécènes.
Le succès est immédiat et depuis 1985, le festival propose chaque année une prestigieuse programmation autour du théâtre, de la chanson et de l'humour, et chaque nouvelle édition se nourrit des précédentes.
À la mort de Jean-Claude Brialy en 2007, vous songez un moment arrêter le festival, mais en sa mémoire, vous décidez de continuer et proposez à Michel Boujenah de prendre la relève. Ce nouveau duo fonctionne à merveille. Votre « enfant », le festival de Ramatuelle, que vous présidez maintenant depuis 27 années, est devenu un rendez-vous estival incontournable, et vous avez su tisser des liens durables avec le village où beaucoup d’artistes se sont depuis installés.
Femme énergique et passionnée, vous vous intéressez également à la photographie et avez créé plusieurs festivals de photographie : à la Seynesur-Mer (festival L'Oeil en Seyne), à Saint-Raphaël, à Forcalquier. Vous présidez également l'association Figures de Paix qui, depuis 1999, présente des expositions de portraits de tous les Prix Nobel de la Paix
vivants.
Je sais que vous avez encore des tas de rêves : créer un festival de la gastronomie, avoir un théâtre à Paris, un théâtre ultra-moderne et modulable… À bons entendeurs !
Chère Jacqueline Franjou, au nom du Président de la République, nous vous faisons Officier de l'Ordre National du Mérite.
Cher Michel Boujenah,
Vous êtes un raconteur doué de ce talent rare et précieux qui engage la voix dans tous ses accents, toutes ses nuances, le corps jusque dans ses moindres gestes pour ravir ceux qui l’écoutent. Un conteur qui arpente les planches et s’empare de l’écran pour dire, raconter et montrer des histoires d’une belle simplicité, lumineuses ou graves, toujours criantes de justesse et de sincérité. L’art du récit en héritage : comme votre grand-père que l’on venait voir des kilomètres à la ronde pour l’entendre raconter, vous avez su gagner le coeur d’un public qui vous est fidèle dans tout le monde francophone.
Votre héritage, c’est aussi la Tunisie que vous quittez brusquement à l’âge de 11 ans. Déracinement, insurmontable tristesse de la déchirure pour le jeune homme que vous êtes et qui, alors, s’arme de mots, prend la scène et la parole, raconte d’où il vient pour mieux savoir où il va. Votre héritage, c’est encore votre famille, la joyeuse fratrie, vos parents, vos nombreux neveux et nièces, votre femme et vos enfants, un lien du sang inaltérable, le bonheur inestimable d’être ensemble.
Jouer s’impose très tôt comme une vocation : à la sortie du lycée, vous créez la compagnie de la Grande Cuillère avec Corinne Atlas et Paul Allio. Ensemble vous allez vivre le théâtre comme engagement, le jeu comme prise de parole, la scène comme lieu de mise en procès de la réalité. Vousmontez sur scène comme on prend la tribune. Comédiens, donc engagés.
Vous décidez de mettre votre talent au service du jeune public et au cours des ateliers théâtre que vous animez dans les classes, vous mesurez toute la force de la parole individuelle où le ‘je’ se définit à mesure qu’il s’affirme. Vous parlez alors à la première personne et racontez la difficulté d’être soi, d’un ‘je’ qui n’est pas tout à fait vous ni tout à fait un autre : Albert puis Les Magnifiques sont de véritables succès et touchent un public qui n’attendait que vous pour se reconnaître.
Le cinéma vous tend alors les bras : Trois hommes et un couffin de Coline Serreau vous vaut un César et vous propulse en tête d’affiche de nombreux films, dont Le Nombril du monde où Ariel Zeitoun vous offre un rôle magnifique, à rebours des personnages qui ont fait votre carrière chez Claude Zidi, chez votre frère Paul ou dans votre premier film au titre improbable, que l’on ne résiste pas à citer : Mais qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu pour avoir une femme qui boit dans les cafés avec les hommes ? Sans jamais pour autant délaisser la scène, votre premier amour, vous passez derrière la caméra et embarquez Ariel Zeitoun et Pascal Elbé, vos complices, dans l’aventure du très salué Père et fils puis des 3 amis où Philippe Noiret tire sa révérence avec un ultime trait d’humour.
Raconter, c’est aussi transmettre. Vous vous acquittez de cette si belle mission en réservant toujours dans vos spectacles une place de choix aux jeunes talents mais aussi, surtout, en prenant la direction artistique du Festival de Ramatuelle aux côtés de Jacqueline Franjou, avec une programmation autour du rire et de la chanson, du théâtre classique et contemporain.
Sur scène ou à l’écran, toujours entre humour et émotion, sans jamais céder au rire facile, vous vous moquez des gens avec bienveillance, comme l’on chahute ceux que l’on aime pour les aimer mieux.
Pour votre intelligence de la parole racontée, pour ce rire salutaire qui fait résonner notre espace public, je vous témoigne, cher Michel Boujenah, toute la gratitude et la reconnaissance de la République.
Cher Michel Boujenah, au nom du Président de la République, nous vous faisons Officier de l'Ordre National du Mérite.