Discours d’Aurélie Filippetti à la clôture du débat sur l'exception culturelle lors des 22èmes Rencontres de l’ARP à Dijon vendredi 19 octobre 2012
Monsieur le Préfet, cher Pascal Mailhos,
Monsieur le Maire de Dijon et Sénateur de Côte d’Or, cher François Rebsamen,
Monsieur le Président de l’ARP, cher Michel Hazanavicius,
Monsieur le Président des Rencontres de l’ARP, cher Robert Guédiguian,
Monsieur le Député de Paris, Président de la commission des affaires culturelles et de l’éducation, cher Patrick Bloche,
Monsieur le député européen, cher Jean-Marie Cavada,
Monsieur le sénateur de Paris, cher David Assouline,
Monsieur le Président du CNC, cher Eric Garandeau,
Monsieur le Président du Groupe France Télévisions, cher Rémy Pflimlin,
Chers réalisateurs,
Mesdames et Messieurs,
Je suis heureuse des échanges auxquels nous venons d’assister car la question qui nous est posée est fondamentale pour le futur que nous construisons maintenant : « Peut-on parler d’exception culturelle dans une Europe numérique ? »
Je souhaite répondre à cette question immédiatement et sans ambigüité : par l’affirmative et avec conviction.
Je ne reviendrai pas longtemps sur ce que signifie pour le cinéma la révolution du numérique, les débats de la table ronde l’ont bien cerné.
Il faut surtout bien partir du fait que le numérique :
- rend la circulation des œuvres instantanée,
- permet techniquement le « clonage » des œuvres audiovisuelles et cinématographiques.
Et ceci représente aussi bien une opportunité d’exposition des œuvres, qu’une menace quant au fonctionnement harmonieux et équitable du marché.
Face à cette mutation numérique, il nous faut rappeler à quel point l’Europe est certes un espace d’échange, mais aussi un espace de partage. Il nous faut prospérer, mais il nous faut aussi vivre et nous épanouir ensemble :
- les politiques culturelles ne s’opposent en aucun cas à l’échange, elles visent à rééquilibrer les termes de l’échange, faussés par la capacité des productions américaines à s’amortir sur un marché mondial.
- les politiques culturelles nourrissent le partage, et la construction d’un destin commun pour les Européens.
1-Il nous faut donc réaffirmer l’exception culturelle au service de la diversité culturelle
Les bouleversements apportés par l’arrivée du numérique dans notre approche de la création et de celle de nos enfants ne doivent pas nous faire renoncer à une conviction politique forte et énoncée lors de nos combats à l’OMC et à l’OCDE dans les années 1980 et 1990 : nos œuvres et nos industries culturelles ont des spécificités qui nécessitent que nous en favorisions l’émergence, le financement et la diffusion la plus large, dans des cadres juridiques adaptés.
Parce que la culture est une quête de sens et un élément de citoyenneté et d’identité, elle ne peut être considérée comme une monnaie d’échange ou comme n’importe quel bien. Et le fonctionnement sans bornes du marché n’est pas satisfaisant pour les œuvres de l’esprit.
La responsabilité qui est la nôtre - élu, auteur, réalisateur, financeur, diffuseur, et bien sûr citoyen - n’est donc pas de défendre une exception culturelle franco-française, dano-danoise, etc.
Notre responsabilité doit être commune au sein de l’Union européenne car elle est politique : parce que notre objectif est que la culture doit être diverse, et non mono-chromatique, elle doit porter toute la palette de couleurs de la cinématographie européenne, et nous devons réaffirmer l’exclusion des services audiovisuels et culturels, numériques ou analogiques, des règles du marché unique.
2-Il nous faut pour cela convaincre à l’échelle européenne et affirmer nos principes sur la scène internationale.
Pourquoi prêcher à nouveau le bien fondé de l’exception culturelle ? Parce que cet objectif que nous pensions atteint politiquement est à nouveau questionné avec les services permis par les nouvelles technologies, de même que dans nos échanges commerciaux.
Sur la scène internationale, ce combat s’est incarné dans la convention de l’UNESCO de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Il est pleinement d’actualité, mais il n’est qu’à moitié gagné, car les pressions sont fortes encore, y compris dans les enceintes de l’Union européenne, pour considérer que la simple ratification de la convention de l’UNESCO est un geste qui se suffit à lui-même et que l'Union européenne, en excluant les services audiovisuels de ses engagements de libéralisation commerciale en a épuisé la portée.
Dans les enceintes de négociation commerciale, il faut veiller à ce que les services permis par les nouvelles technologies bénéficient pleinement de l'exception, de même que les services culturels non audiovisuels.
A l'UNESCO, il faut donc engager la réflexion concrète sur les exigences de la diversité culturelle dans le nouveau contexte numérique.
En droit communautaire, cette exception culturelle existe également, dans la reconnaissance par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, de ce que l’Union « tient compte des aspects culturels dans son action au titre d'autres dispositions des traités, afin notamment de respecter et de promouvoir la diversité de ses cultures » (article 167) ou encore dans le statut particulier que le traité accorde aux aides d’Etat destinées à promouvoir la culture (article 107-3d). Ces avancées sont présentes dans les textes mais la pratique décisionnelle des institutions de l’Union européenne montre que les objectifs d’harmonisation du marché intérieur, de respect de la concurrence ou de libéralisation commerciale dictent des agendas où les considérations de politique culturelle passent le plus souvent au second plan.
C’est la raison pour laquelle j’entends ouvrir une démarche européenne de construction d’une coalition de pays soucieux de défendre l’identité culturelle européenne et sa diversité au sein et entre nos pays. Nous pourrons ainsi rassembler plus largement en Europe et insister sur nos objectifs : diversité de l’offre (pluralisme), dynamique de production domestique, accès le plus large et ouvert possible de tous aux contenus.
3-Quelles adaptations nous faut-il engager à l’ère du numérique ?
L’exception culturelle, en France, depuis le début des années 1980 ce sont des politiques volontaristes et concrètes : prix unique du livre, autorité indépendante de régulation des médias, chronologie des médias, contribution des chaînes de télévision au compte de soutien du CNC, engagements de création des chaînes de télévision…
Ces politiques ont été suffisamment cohérentes pour tenir depuis 30 ans face à des mutations profondes : le marché unique, l’euro, la crise, la multiplication des chaînes accessibles, l’ADSL et la fibre, l’explosion de l’internet.
Depuis peu, l’accès à la télévision sous ses formes les plus diverses, l’accès aux œuvres et aux contenus culturels se sont multipliés, à la faveur d’équipements novateurs et souvent extrêmement faciles à utiliser (tablettes, téléphones mobiles multi-fonctions, télé connectée).
Sans que pour autant nos outils aient évolué aussi rapidement que souhaité ou avec l’efficacité requise, et souvent dans un premier temps au détriment du respect du droit d’auteur (comme cela s’est opéré pour la musique) et d’un partage de la valeur équitable (comme le souhaiteraient par exemple les éditeurs) !
Parce que le numérique a su faire émerger de nouveaux acteurs économiques et de nouvelles pratiques, il constitue également une opportunité collective formidable pour que nous adaptions nos outils de régulation et de soutien.
Ma conviction est forte que la contribution de ceux qui tirent profit des œuvres de création pour leur propre développement économique puissent continuer de contribuer à leur financement.
La télévision est devenue accessible même sans offre spécifique sur internet fixe ou mobile. C’est ce qui confirme le bien-fondé d’une approche volontariste concernant la taxe sur les services de télévision dans sa partie « distributeurs », actuellement en discussion avec la Commission européenne. La procédure d’examen du texte TST-D proposée par la France arrive à son terme le 21 octobre après deux prorogations. Pour éviter une phase dite d’examen approfondi, nous allons denotifier le texte du PLF 2012, et notifier les jours prochains un nouveau texte pour arriver à un accord avec la Commission qui permette un article en LFR. Ce texte devra reformuler dans des termes acceptables par la Commission, une taxe d’assiette neutre faite de haut débit fixe et mobile, cale sur l’activité économique des fournisseurs d’accès internet, avec un abattement qui tienne compte de la densité audiovisuelle du web. Nous respecterons ainsi les grands principes du compte de soutien. Tôt ou tard, l’adaptation de nos outils de régulation sera nécessaire à la préservation d’un financement de cette création cinématographique et audiovisuelle que nous voulons diverse.
A ce titre, je tiens à réaffirmer mon attachement aux principes du compte de soutien au cinéma et à l’image animée, et de celui du Premier ministre qui par son arbitrage dans le cadre de la Loi de finances pour 2013 a su préserver les mécanismes globaux en renonçant aux écrêtements et plafonnements qui ont pu être pratiqués antérieurement.
Rappelons nous combien ce mécanisme permet par exemple qu’une cinématographie française rencontre près de 60 millions de spectateurs chaque année et favorise l’émergence et la diffusion d’œuvres étrangères, comme la palme d’Or « Amour » de Michal Haneke, pour n’en citer qu’une particulièrement emblématique.
La présence de Fernando Trueba est à ce titre éloquente et nous invite à nous unir pour réaffirmer ces messages et ainsi préserver les cinématographies nationales, espagnole ou encore italienne.
C’est également le sens de la mission Lescure, qui par son « Acte 2 de l’exception culturelle », doit nous permettre de réinventer une régulation adaptée en faveur du développement de l’offre légale, de la protection des droits, et des mécanismes de soutien financier.
Je précise que cette démarche participative - déjà plus d’une vingtaine d’auditions - associe étroitement notamment le ministère des affaires étrangères, pour que la cohérence de la proposition qui nous sera formulée s’inscrive dans un schéma plus européen.
J’entends aussi proposer au gouvernement, en concertation avec mes collègues ministres de Bercy, de nous pencher sur les grands enjeux de la fiscalité touchant l’ensemble des tuyaux et des contenus (contenus numériques versus physiques, gros opérateurs mondiaux agrégateurs ou moteurs de recherche).
En conclusion, vous l’aurez donc compris, ma croyance est forte que l’Europe qui s’est construite depuis 60 ans en vue de favoriser un marché unique, peut aujourd’hui écrire une page plus politique, une page culturelle fière de ses œuvres diverses, produites dans des territoires forts de leurs artistes, et de leurs industries culturelles.
Le Président de la République a réaffirmé que si « L’Europe reste la plus belle aventure pour notre continent, (…) est la première puissance économique du monde, un espace politique de référence, un modèle social et culturel », « elle mérite un sursaut pour renouer avec l’espérance ».
J’appelle de mes vœux que nous tous ici réunis à Dijon, unissions nos énergies et nos enthousiasmes pour concrétiser demain, avec nos élus, nos commissaires européens, notre Président de la Commission européenne, ce sursaut au plan culturel.
Je vous remercie de votre attention.