« Utopiste du territoire » : il y a, dans cette heureuse formule de Paul VIRILIO pour qualifier son ami et complice Claude PARENT, un paradoxe fécond, dont cette exposition – la première grande rétrospective qui soit consacrée à cet immense architecte – me semble porter témoignage. Ce paradoxe, c’est celui de l’entrelacement de l’idéal et du réel, de l’imagination et du lieu. Or, cette exposition, en présentant à la fois l’œuvre construite et l’œuvre graphique de Claude PARENT, cristallise véritablement toute l’énergie de ce paradoxe créateur, car elle met en regard, pour la première fois, le travail de conception dans son bouillonnement de lignes et de tentations, et les réalisations solides et néanmoins habitées par tout le dynamisme de ces croquis, de ces esquisses, de ces dessins qui sont souvent déjà de véritables petits chef-d’œuvre. Mais bien sûr, ce qui compte, ce qui frappe, c’est le face-à-face du cerveau de l’architecte dont ces traits volontiers intriqués et compliqués semblent nous retracer le système complexe et inventif, avec les constructions qu’il a engendrées et qui ont considérablement transformé non seulement nos paysages, mais notre manière de voir l’espace. Bien évidemment, même les rêves restés en réserve et en suspens dans les limbes du laboratoire, participent pleinement de la capacité de cette exposition à nous faire saisir le geste créateur dans son mouvement même et non seulement dans la fixité des matériaux. Mais quand je parle de fixité, bien sûr, je ne suis pas fidèle à votre travail, dont l’apport principal, je le sais bien, est précisément d’intégrer le mouvement et la fluidité au cœur de l’élément solide, comme une promesse d’humanité et l’anticipation d’une autre forme d’existence sociale et politique.
« Utopiste du territoire » donc, vous l’êtes, cher Claude PARENT, dans votre audace d’intégrer l’utopie à la pierre et pour ainsi dire de lui instiller le souffle de la vie.
La formule magique et presque mathématique de cette utopie au cœur du bâti, qui permet toutes les déclinaisons de l’exception, chacun la connaît, et cette exposition l’illustre parfaitement : c’est ce que vous appelez avec Paul VIRILIO, la « fonction oblique ». Elle anime des réalisations aussi emblématiques que l’église Sainte-Bernadette de Nevers ou que la tour suspendue de la Fondation AVICENNE de la Cité internationale universitaire de Paris, où je me trouvais justement ce matin, dont elle constitue l’une des maisons les plus remarquables, légitimement classée « monument historique ».
Par un retournement de langage amusant, les fonctions affines, asymptotiques, hyperboliques de nos mathématiciens sont précisément transformées en une forme de « fonction utopique » qui laisse leur juste place dans l’architecture à ces éléments aussi insaisissables qu’indispensables, que sont la « fluidité » et le « mouvement » dont vous défendez les valeurs. L’« oblique », c’est une conception et une économie des plans, des bâtiments et de l’espace qui fait sens par le biais de la réalité concrète des choses, pour faire advenir dans nos espaces psychiques, comme dans nos espaces physiques, une nouvelle manière de voir, de concevoir et d’habiter.
Le chemin de traverse de la « fonction oblique » est aussi un chemin vers l’autre, et d’abord, vers d’autres artistes, vers d’autres disciplines, avec lesquels vous avez toujours su dialoguer – et dans le mot même de « dialogue » – dans le « dia- » que l’on croit souvent synonyme de « deux », mais qui veut dire « à travers » –, je retrouve justement cette « fonction oblique » que vous défendez. Je pense à vos échanges « bijectifs » avec Yves KLEIN, Jean TINGUELY, tant d’autres artistes, à vos interactions avec le dessin, les divers courants esthétiques du plasticisme et du néoplasticisme, votre travail d’écriture, de critique, vos textes et vos articles dans la revue L’Architecture d’aujourd’hui dont je salue la récente renaissance. Autant d’incursions, autant d’expérimentations, autant d’échanges et de critique, dont l’effort traverse toujours dans votre travail pour l’animer et le renouveler.
L’oblique, c’est aussi la tentative d’accompagner avec un regard à la fois critique et prospectif les grandes mutations de la société moderne et notamment de donner un visage humain, dans la « société de consommation » à cette étrange nouveauté qu’a été le « centre commercial », ou encore l’essai d’inventer un design, devenu depuis familier, pour ces centrales nucléaires qu’il a fallu apprendre à apprivoiser dans nos paysages.
L’« oblique » c’est donc toujours la transition et parfois aussi la transaction nécessaire entre les hommes et les modernités qu’ils inventent et implantent au sein de leur écosystème. C’est la volonté au fond humaniste de garder la main sur le progrès, de trouver l’équation d’un nouveau vivre-ensemble, dans les métropoles que créent à la fois nos progrès souvent aveugles et nos rêves parfois visionnaires. Tous les plans que vous avez tracés inlassablement, cher Claude PARENT, sont autant d’efforts pour trouver des équilibres entre les inclinaisons, les mouvements, les perspectives et les plans démultipliés et communicants de notre vie moderne. Vous les aidez à se découvrir des inclinations réciproques. C’est dire que vous êtes non seulement, comme j’ai pu l’écrire dans le très beau catalogue de l’exposition, un grand poète des lignes, mais aussi l’un des concepteurs les plus profonds d’une nouvelle politique de l’espace. Vous avez su anticiper très tôt sur cet humanisme à visage urbain dont le projet du Grand Pari(s), lancé ici même il y a deux ans par le Président de la République, est porteur.
Son objectif est aussi de remettre l’architecture au cœur de la société et de la politique.
C’est pourquoi le choix de Jean NOUVEL – disciple fidèle et qui a su garder son génie propre et comme vous Grand Prix national de l’architecture – de veiller à la scénographie de cette première monographie spatiale de votre œuvre capitale est, plus encore qu’un hommage, le signe d’une filiation profonde entre deux des plus grands penseurs de l’espace. Une filiation en ligne directe et pourtant aussi en ligne oblique, qu’exprime également la dédicace à Claude PARENT du projet de la Philharmonie de Paris, grande utopie aussi de ces dernières années, enfin en cours de réalisation…
Il me reste à remercier chaleureusement la Cité de l’Architecture et du Patrimoine et son Président François DE MAZIÈRES, ainsi que les commissaires de l’exposition Francis RAMBERT et Frédéric MIGAYROU.
Et je vous laisse maintenant le plaisir de vous frayer un chemin dans le laboratoire et le labyrinthe du Maître…
Je vous remercie.