Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de laCommunication, prononcé à l'occasion de la cérémonie de remisedes insignes de Commandeur dans l'ordre national du Mérite àBrigitte Engerer, de Chevalier dans l'ordre national du Mérite à EnkiBilal, de Chevalier dans l'ordre des Arts et des Lettres à ChristopheFerré, et José Lévy

Chère Brigitte Engerer,
C’est un grand plaisir de vous retrouver quelques mois après le lancement
de l’année Liszt pour lequel vous aviez interprété Cantique d’amour,
subjuguant par la richesse de votre jeu l’ensemble de l’auditoire.

Le piano, pour vous, c’est une affaire de « corps et âme », à l’instar de
Claude Rawlings dans le magnifique roman de Frank Conroy. Vivre la
musique en plein corps, c’est vivre une vie transfigurée par un don,
jalonnée d’amitiés et d’amours, de voyages qui vous conduiront aussi bien
au Carnegie Hall que dans ces « îles qui s’appellent Liszt, Brahms... » -
selon vos propres mots. C’est aussi cet appétit pantagruélique de musique
et d’émotions, pour que la puissance des rêves ouvre les portes du ciel.

Née en Tunisie avec des origines italiennes et yougoslaves, élève à la
double école française et russe, c’est un tropisme slave, avec Tchaïkovski,
Rachmaninov et Chopin, qui vous aura forgé une sensibilité rare à même
de raconter, en musique, le genre humain dans toutes ses dimensions.

La musique, depuis le piano-jouet de votre tante à Tunis jusqu’au salles de
concert du monde entier, vous la pratiquez dès le plus jeune âge. Mais il
vous aura fallu partir à l’aventure en Russie et rencontrer le maître
Stanislav Neuhaus, fils d’Heinrich Neuhaus, au Conservatoire de Moscou,
pour comprendre que vous l’aimiez vraiment.

Lauréate du Concours Tchaïkovski et du Concours Reine Elisabeth, vous
êtes repérée par Karajan qui vous invite à jouer avec l’Orchestre
Philarmonique de Berlin puis à rejoindre les fêtes du centenaire de
l’orchestre.

Grande interprète du Concerto n°1 de Tchaïkovski, du Concerto en la
mineur de Schumann sous la direction d’Emmanuel Krivine, nous vous
devons aussi, entre autres, l’intégrale des Nocturnes de Chopin, le
Requiem allemand de Brahms avec le Choeur Accentus et Boris
Berezovsky, ou encore le Stabat Mater de Dvorak. Je sais que avez mis du
temps à apprécier de jouer pour un micro sans la communication directe
avec le public. La maturité, la puissance et la délicatesse gravés dans ces
enregistrements nous laisse un témoignage durable de votre génie
pianistique.

Lorsque vous êtes en tournée de par le monde, dans une vie d’ascèse
rythmée par le café, le tabac et les répétitions, vous vous lancez sur la bête
le ventre creux, « affamée de musique », pour communiquer des
instantanés magiques, qui donnent chair à vos rêves, dans un jeu décanté,
débarrassé des obstacles de la matière, porté par le voyage intérieur.

Ce corps encore qui, malgré ses méchancetés, ne vous a pas empêché de
travailler au disque L’Invitation au voyage et de créer en 2006 le festival
« Pianoscope ». Dès le surlendemain de votre opération, les couloirs de
l’Institut Curie résonnaient des accords d’un piano que vous aviez réussi a
dénicher. Tous les jours votre complice et ami violoncelliste Henri
Demarquette vous y rejoignait pour travailler l’Invitation au voyage. Je ne
sais si ces faits sont avérés avec exactitude ou s’ils sont auréolés des
parfums qui entourent ces mythes vivants que sont les plus grands
solistes : l’important finalement, pour tous ceux qui vous aiment, c’est qu’ils
disent quelque chose de votre amour de la vie et de la musique.

« Pianoscope » : Vous avez conçu ce festival à votre image, ouvert et
généreux. Depuis bientôt cinq ans, Beauvais, chaque mois d’octobre, offre
au public, aux jeunes musiciens et aux compositeurs, des dialogues de
cultures, d’écoles, de formes, de genres, de langages musicaux autour du
clavier roi et de ses univers multiples, entre les mains de grands interprètes
comme Nicholas Angelich, Boris Berezovsky, Anne Queffelec, Michel
Béroff ou encore Omar Sosa et Jacques Taddei.

Dans votre souci de transmettre, au-delà des cours au Conservatoire et
des nombreux master class que vous proposez, vous jouez pour des
publics qui n’ont pas toujours accès à la musique. Je pense à particulier au
récital que vous avez donné à la Chapelle-Saint-Louis de la Pitié-
Salpêtrière dans le cadre des concerts organisés par la Fondation Carla-
Bruni Sarkozy et Radio France en faveur des publics ignorés et négligés.

Chère Brigitte Engerer, avec vous, l’un des plus grands noms du piano
rejoint avec bonheur la générosité et la grâce. Au nom du Président de la
République, nous vous faisons Commandeur dans l’ordre national du
Mérite.

Cher Enki Bilal,
Votre nom est celui d’une des plus grandes étoiles du neuvième art
français. C’est aussi celui du fils du tailleur de Tito, parti à Paris en
« voyage d’affaires », pour préparer l’exil de votre famille en France. Né
d’un père d’Herzégovine et d’une mère tchèque dont vous admirez très tôt
les dessins, votre enfance à La Garenne-Colombes restera marquée par le
souvenir d’un soleil perdu, d’une Yougoslavie qui n’existe plus, de ses
illusions collectives et d’un certain bonheur de vivre. Une enfance marquée
aussi par le déclic pour la langue française, avant d’entamer plus tard un
court passage par l’Ecole des Beaux-arts, que vous quittez pour faire vos
premiers pas à Pilote, où Goscinny et Charlier vous accueillent. Après La
Croisière des oubliés, votre premier album, s’ensuit Le Bol maudit, où l’on
peut lire l’influence de Lovecraft, puis la rencontre avec Pierre Christin, qui
marque le début d’une collaboration plus que fructueuse, avant d’entamer
le virage, en 1980, de La Foire aux immortels, paru aussi dans Pilote, puis
de La Femme piège en 1986, devenues d’emblée des classiques.

Parallèlement, vous consolidez également la mise en place d’un imaginaire
très singulier - et reconnaissable entre tous - par votre activité d’illustrateur
de romans, de Jules Verne à Dan Franck, en passant par Conan Doyle et
Ray Bradbury.

Le monde de Bilal, ce sont des manteaux élimés - pelisses de prisonniers,
ou uniformes rapiécés de l’Armée Rouge, comme dans Partie de chasse.

Et puis des femmes aux cheveux bleus, vamps absolues et inhumaines,
coiffées à la garçonne, comme après un internement jamais vraiment
précisé, laissé en suspens. En face, des Nikopol à gueules cassées,
athlétiques et déjà fatigués d’exister, mutilés par l’acier, celui des armes,
celui des trains. Des prothèses aussi, qui tirent vers une Science fiction
biotech, quelque part entre des banlieues titistes et un futurisme techno, au
croisement de Ridley Scott et du cyberpunk, qui fait aussi penser au
Masamune Shirow de Appleseed et de Ghost in the Shell. Le monde de
Bilal, ce sont des hommes malades, aussi, des hommes de pierre qui
s’effritent, des physiques usés, des cobayes, des mutants, des corps
habités par des hôtes encombrants et surpuissants, manipulés par des
corporations mystérieuses ou des sociétés de remplacement d’organes –
du sang, des tubes, des branchements, des intraveineuses. Des cheveux
rouges ou bleus pour des Grace Jones du futur, des barbes de trois jours
pour les Nikopol de service : chez Bilal, les héros sont fatigués.

Dans cette génération très créative des illustrateurs et des scénaristes des
années 1970 et 1980, on trouve souvent des fictions politiques ou
scientifiques peintes sous des lignes tantôt limpides, tantôt
psychédéliques. Par contraste, il y a chez vous unes esthétique du sale, de
la poussière, de la neige crasseuse et polluée d’un Moscou sous
l’Equateur, des vents de sables issus de dérèglements climatiques
irréversibles, des voies ferrées qui ne mènent nulle part, des studios de
production sans films. Ce sont les images anciennes de nos futurs
possibles, comme des traces toujours déjà dépassées, déjà périmées, qui
nous reviennent à la surface des bulles. Il y a aussi des dieux égyptiens,
qui pilotent vos dystopies et contemplent l’inconséquence des humains du
haut de leur pyramide en suspension. Des univers peuplés aussi de chats,
panthères noires et autres félins transformistes et télépathes, qui cachent
des réincarnations dans des villes ravagées, délabrées, où l’on reconnaît
les traits de Paris divisé par un mur de Berlin, de New York avec des taxis
jaunes qui circulent dans les airs, d’une Belgrade post-ottomane où l’on fait
l’amour dans des bulbes à étoile rouge, tagués, qui s’écroulent.

La politique chez Bilal, ce sont toutes les formes malignes du biopouvoir, le
contrôle policier totalitaire, des seringues et des manipulations, le
terrorisme, transfigurés dans un monde de clubs secrets et de dictatures
où l’on retrouve, poussé au paroxysme, souvent jusqu’au burlesque, ce
que les conflits du siècle passé nous ont laissé. Avec Le Sommeil du
Monstre, premier album d’une tétralogie où tout commence dans un
Sarajevo sous les bombes, la guerre civile yougoslave rejoint Francis
Bacon, dans des cases qui sont autant de plans choisis d’un film, dessinés
en grand format.

Car l’adolescent inspiré par le Pasolini de Porcherie et par le Kubrick de
2001, Odyssée de l’espace n’aura de cesse de multiplier les allers-retours
entre le cinéma et la bande-dessinée, de chercher, en voix off, des Blade
Runner dans des Belgrade oubliées. Il n’est pas étonnant que vous vous
soyez laissé happer par la tentation de la création cinématographique, et
maintenant également par le théâtre, avec la complicité d’Evelyne Bouix au
Théâtre du Rond-Point. Pour le cinéma, c’est Alain Resnais qui vous aura
tendu la perche. Avec Bunker Palace Hotel, co-écrit avec Christin et tourné
à Belgrade en 1988, Jean-Louis Trintignant, Carole Bouquet, Jean-Pierre
Léaud, Maria Schneider, les plus grands sont au rendez-vous – Michel
Piccoli aussi, dans Tykho Moon en 1996, dans le rôle du dictateur MacBee.

Avec Immortel en 2004, vous ouvrez votre univers au virtuel et à la 3D.

Avec Cinémonstre, ce sont les plages sonores de Goran Vejvoda qui
occupent le premier plan, et vous vous êtes lancé depuis, avec Animal’s,
dans le film d’animation. Mais à l’heure des tablettes graphiques et des
costumes verts pour les tournages à effets spéciaux, c’est l’acrylique et le
pastel qui règnent encore dans votre travail d’illustrateur - et les
collectionneurs ne s’y trompent pas si l’on considère le succès de votre
signature sur le marché de l’art.

Votre nom figure déjà de longue date au panthéon de l’école francophone
des dessinateurs d’anticipation. Mais Enki Bilal l’illustrateur, le scénariste,
c’est aussi le réalisateur et le metteur en scène des non-lieux de notre
géopolitique contemporaine, peuplée des rêves sombres de notre XXème
siècle européen, dans des régions de notre imaginaire où la tendresse est
triste, où l’humour est noir, où la rédemption par l’amour, aussi, est encore
possible.

Cher Enki Bilal, au nom du Président de la République, nous vous faisons
Chevalier dans l'ordre national du Mérite.

Cher Christophe Ferré,
Si j’osais, je dirais que pour vous la littérature est - comme la sociologie le
fut il y a quelques années au cinéma - « un sport de combat », de ces
sports extrêmes qui engagent le corps tout autant que l’esprit. Je sais que
vous les pratiquez avec plaisir : franchir les plus hautes chaînes de
montagne, affronter le corps à corps de la lutte gréco-romaine, sentir
trembler ses muscles sous le choc de la mêlée de rugby, cela ne vous fait
pas peur, cela stimule même votre esprit brillant et corrosif où le
contempteur du monde moderne le dispute au conteur de talent.

Vous savez en effet que l’écrivain lit les cartes de son époque, déchiffre
l’inconscient des hommes, révèle et met à jour la nature profonde des
choses et des évènements. L’actualité est un prisme et c’est à travers son
cristal que vous mettez en scène la société moderne dans ce qu’elle peut
avoir de futile, d’insouciant, voire de dangereux. La petite histoire, l’intime
est dans vos textes confrontée à l’histoire avec la « grande hache »,
comme se plaisait à le dire Pérec. Provocateur, vous avez une sainte
horreur de la littérature édulcorée, des récits à l’eau de rose, des écritures
de la compassion, allant même jusqu’à recenser dans un article « Sept
façons d’écrire un mauvais roman ».

Admirateur des Mémoires d’Outre-tombe, de Madame Bovary, des
Rêveries du promeneur solitaire, de Nabokov ou de Proust avec qui vous
partagez Illiers-Combray – berceau de votre famille paternelle - vous
empruntez un style rythmé, âpre et tendu pour mettre à jour les ressorts du
monde dans lequel nous sommes immergés. Elève au lycée Hoche de
Versailles, puis au lycée Lakanal en hypokhâgne-khâgne, vous montiez
déjà des pièces avec votre ami Denis Podalydès au théâtre Montansier de
Versailles. Après avoir été admissible à l’Ecole Normale Supérieure, vous
devenez professeur de lettres à 21 ans. Vous vous découvrez alors une
addiction pour l’écriture. En 1995, votre premier roman, La Chambre
d’amour, est l’une des révélations de la rentrée littéraire par son ton
radical. Du spectacle de la mort donné sur la plage des Basques à Biarritz,
des noyades au piquet meurtrier d’un parasol, vous composez des
personnages que les marées de sang n’émeuvent pas. En 1999, grâce à
ce choix résolu de la noirceur froide, entre Luis Buñuel et Quentin
Tarantino, vous obtenez, pour son adaptation pour France Culture, le
Grand Prix international de la radio, détrônant Nancy Huston.

Dans La septième nuit, vous réussissez la gageure d’évoquer, à nouveaux
frais, les abîmes de la mélancolie. Puis vous choisissez l’humour décapant
dans un conte cruel, à la fois loufoque et grave, Paradis turquoise, qui met
en scène Marcelin, terroriste solitaire et perdu, prêt au crime pour sortir de
l’anonymat et gagner célébrité. Avec la « célébritose noire » - dont vous
faites une sorte de maladie du siècle - vous mettez en garde contre les
dangers de la « société du spectacle » et la recherche narcissique de la
célébrité et des honneurs. Ecrivain engagé, comme vous aimez à le dire,
vous êtes de ceux qui plongent leur plume dans le monde tel qu’il va avec
ses illusions technologiques, ses égos démultipliés, sa culture de la
violence largement diffuse. En 2007, vous offrez une critique de la société
française actuelle dans L’année du sang et mettez en garde contre les
dangers de l’uniformisation des esprits, de l’autocensure de la presse, en
rappelant que démocratie est un accident de l’Histoire qui exige d’être
préservé et garanti. En juin 2010 vous obtenez le Grand Prix de la nouvelle
de l’Académie française pour La Photographe, magnifique récit d’un
homme et d’une femme confrontés à la tragédie du 11 septembre 2001, où
la nostalgie de l’instant présent à peine vécu entre en écho avec
l’effondrement d’un futur qui ne sera pas. Là encore le frêle esquif de
l’individu se fracasse sur le chaos et les mers déchaînées du temps
présent.

Votre qualité de dramaturge est elle aussi connue, reconnue et
récompensée. Vous recevez la Bourse Beaumarchais de la Société des
Auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) pour Les Laves de l’Etna ; le
Prix « Ecrire pour la rue » en 2002 pour votre pièce La plage Miramar.

Deux autres succès, entre autres, assoient votre réputation d’auteur à
succès. Il s’agit de Bain de lumière, fruit d’une aventure collective engagée
par Jean-Michel Ribes au théâtre du Rond Point. Cette farce macabre
« refait une beauté » à la chirurgie esthétique pour trois comédiens, une
baignoire, deux chaises, deux mugissements de vache et un yaourt
périmé. On y perçoit votre humour grinçant, aux tonalités sombres et
loufoques, que ne renierait pas un dramaturge sur laquelle vous avez écrit
et qui vous ne laisse pas indifférent : le génial Fernando Arrabal. Plus
récemment c’est votre pièce Vélo Bobo qui a rencontré son public.

Les promenades de la dissension peuvent paraître parfois bien solitaires
dans le silence d’un cabinet d’écriture. Mais comme vous l’avez dit, la
littérature se nourrit du conflit : dans la « fabrique du roman », vous avez
fait le choix d’étreindre le monde jusqu’à la racine du mal, sans pudeur, ni
retenue. Vous avez porté l’exigence de musicalité dans votre style comme
dans la construction de vos récits où la noirceur le dispute à l’humanité, où
la dimension cachée pèse autant que la parole prononcée.
Cher Christophe Ferré, parce que vous êtes l’une des plumes les plus
talentueuses de votre génération, parce que vous avez su camper des
univers singuliers et rares, parce que vous avez aussi porté le
« bruissement de votre langue » (Roland Barthes) sur les planches comme
sur les ondes, au nom de la République française, nous vous faisons
Chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.

Cher José Lévy,
Vous êtes un créateur à part, un artiste-né, vous êtes aussi et surtout en
quête, en quête, une quête permanente, inlassable, infinie. Vous vous êtes
illustré dans des domaines très différents, qui font de vous un touche à tout
virtuose : la mode bien sûr, mais aussi le design, l’architecture d’intérieur,
les arts visuels. En 1990, vous lancez votre griffe « José Lévy à Paris » et
signez vos premières collections. Inspirées de Tati et Jacques Demy, de
ces univers drolatiques mêlant poésie et humour décalé - vos créations se
nourrissent de votre imaginaire autant qu’elles stimulent l’imagination de
ceux qui les observent. Chez vous le bleu des mariniers le dispute à
l’élégance tout en délicatesse du jeune homme bien mis. Chez vous
l’univers du romanesque et de la bande dessinée n’est jamais très éloigné
du crayon et de la planche du styliste.

Parallèlement à vos propres créations, vous collaborez avec de grandes
maisons, telle la prestigieuse maison britannique Holland & Holland,
fondée en 1835, aux étoffes sublimes et si délicates, dont les seuls noms
évoquent l’univers d’une Agatha Christie ou celui d’une Virginia Wolf - mais
aussi Nina Ricci, Cacharel, Emanuel Ungaro. Soucieux d’une mode que
l’on porte et que l’on voit, vous travaillez également avec des enseignes
plus populaires, à une époque où ce Rubicon était rarement franchi par les
stylistes. Vous vous imposez alors comme une grande figure de la mode
masculine, bénéficiant d’un rayonnement international, des Etats-Unis au
Japon. Epris de liberté, créateur doué d’un sens aigu de la poésie, vous
avez défendu votre indépendance contre vents et marées l’indépendance
de votre griffe.

Flairant l’air du temps, vous avez de la mode une conception globale : pour
vous, elle est une posture, un état d’esprit, une seconde nature. Homme de
toutes les « correspondances » - au sens que Baudelaire donne à ce mot -
vous avez toujours eu à coeur de faire dialoguer les disciplines et les
approches, en travaillant avec des photographes, des plasticiens, des
architectes, des musiciens aussi. C’est le célèbre crooner suédois Jay Jay
Johanson qui compose des bandes-son pour vos défilés ; c’est Philippe
Parreno ou Jean-Pierre Khazem qui font appel à vous pour leurs
créations.

Depuis 2007, votre travail de création s’oriente vers les arts plastiques et
les arts décoratifs, mais aussi le design. En 2009, vous collaborez avec la
manufacture de Sèvres, pour laquelle vous créez des pièces uniques.

L’univers de la céramique, de la porcelaine vous fascine : sa blancheur
peut-être, la distinction d’un certain art de vivre aussi, la mémoire de la
Manufacture, de ses pièces rares et de son vocabulaire singulier sans
doute. Vous avez travaillé avec d’autres maisons spécialisés dans
l’aménagement intérieur er les arts de la table et vous n’hésitez pas à
bousculer les codes du mobilier de style, du meuble de famille. Vous avez
été un habilleur de l’imaginaire, aujourd’hui vous habillez nos intérieurs et
nos univers quotidiens avec votre oeil et votre goût immodéré des raretés
oubliées et des microcosmes offerts à la vue.

Vous êtes un « homme de goût », vous savez tout habiller : une silhouette
bien sûr, mais aussi une boutique, un mobilier, un luminaire. Chez vous le
monde est un palimpseste où vous pouvez écrire une histoire du Beau.

C’est peut-être cette quête d’un idéal enfoui, d’une mémoire à révéler, qui
vous a conduit à vous porter récemment candidat à la villa Kujoyama, à
Kyoto, où vous serez en résidence à partir de l’automne prochain. Dans le
dialogue permanent qui vous caractérise entre l’héritage et la création,
vous y croiserez les pas de votre propre grand-père, qui rapportait toujours
des pièces d’art japonais de ses voyages et ceux de ce artisans et
fabricants de lampes de papier qui transmettent un savoir-faire et une
tradition immémoriale. Comme souvent dans votre itinéraire, la quête de
soi et des origines n’est jamais éloignée du souffle épique de l’histoire et
de l’aventure collective. C’est d’ailleurs vous qui dessinez les costumes de
la prochaine pièce d’Arthur Nauzyciel inspirée du livre de Yannick Haenel
Jan Karski, qui sera présentée au prochain Festival d’Avignon. Là encore,
le gardien du temps côtoie le poète de l’instant et l’accoucheur du sensible.

Cher José Lévy, vous le savez, la mode se confronte toujours à ses
propres limites, elle invente sans cesse de nouvelles formes, imagine de
nouveaux territoires pour le vêtement. Je crois toutefois que l’impertinence
et l’insolence sont une question d’état d’esprit plus que d’apparence. Dans
votre carrière d’artiste si éclectique, si riche, accomplie « par sauts et
gambades » comme dirait Montaigne, vous avez toujours obéi à votre
instinct et à votre sens du Beau. Parce que vous portez haut les exigences
de la Création, parce votre travail mélange allie subtilement les héritages et
leur ré-invention, parce que vous savez offrir à l’éphémère de la mode ce
goût d’éternité qui en fait le prix, au nom de la République française, nous
vous faisons Chevalier dans l’ordre des Arts et des Lettres.