« Tout homme bien portant, disait BAUDELAIRE, peut se passer de manger
pendant deux jours, de poésie, jamais » (et bien sûr « tout homme » cela
veut dire aussi « toute femme »… ). J’ai toujours été très frappé par cette
maxime de BAUDELAIRE. J’ai cru longtemps qu’il ne s’agissait que de la
boutade désespérée d’un poète maudit. D’une forme aussi orgueilleuse
qu’obstinée de refus de l’évidence, de cette sinistre évidence de l’absence
de la poésie dans le monde moderne et contemporain.
Et pourtant ! Et pourtant je n’ai jamais pu croire que notre grand poète ait pu
hasarder une provocation vide de sens, même si je fais la part du
dandysme... Et de fait, BAUDELAIRE nous rappelle au paradoxe de la
poésie dans notre monde contemporain.
En un sens, elle est partout, elle nous nourrit, elle nous habite, elle nous fait
vivre sous toutes les formes qu’elle emprunte pour se glisser jusqu’à nous
et nous soutenir, à notre insu même ; mais en un autre sens, on ne la voit
pas, on ne l’entend pas ou presque pas, sa voix se perd dans le brouhaha
du monde. Les cris censés l’annoncer la font fuir, et le silence alors la tente,
comme le dernier sursaut d’orgueil que lui impose sa discrétion.
Alors, d’un côté, il y a cette nécessité vitale de la poésie, qui nous échappe
souvent à nous-mêmes, tant nous prenons l’habitude de nous contenter de
ses divers dérivatifs et de toutes ces autres formes dans lesquelles elle se
disperse, y compris la publicité qui intéressait tant André BRETON. De
l’autre côté, nous sommes confrontés à cette apparente absence, à cette
difficulté que la poésie semble avoir encore à venir jusqu’à nous, cette
impression que là même où elle concentre ses forces il lui manque encore
tout l’écho qu’elle mérite. Face à ce dilemme d’une poésie omniprésente
dans son absence même, que faire ? Qu’est-il possible de faire, en
particulier pour la puissance publique qui a la charge délicate de développer
l’amour de cette écriture nécessaire et de cette pratique vitale ?
Eh bien, je crois qu’il serait faux d’imaginer que la poésie puisse se passer
du soutien d’un Etat, en particulier d’un Etat démocratique, c’est-à-dire
attentif à la diversité des voix qui composent la société. Et je crois qu’il y a
une responsabilité de l’Etat à soutenir cet art et à l’encourager afin qu’il
continue de porter le Verbe à incandescence, comme un coeur ardent qui
signale la vitalité de tout l’organisme.
Mais bien entendu, surtout en matière d’art et de création, l’Etat ne peut et
ne doit pas tout faire au risque de verser dans un art officiel qui ne peut être
que néfaste à l’expression poétique. C’est pourquoi l’initiative de Jean-
Pierre SIMÉON de créer – il y a douze ans !... « le temps s’en va, le temps
s’en va, Madame » – le Printemps des Poètes, avec le soutien du ministère
par l’intermédiaire du Centre national du Livre, est particulièrement
pertinente. Du reste, l’opération de retrouvailles de la poésie et de ses
publics connaît un succès considérable et chaque année plus éclatant, plus
évident. Vous avez compris, cher Jean-Pierre SIMÉON, que l’essentiel doit
toujours être refondé par l’effort, par le partage et par la joie.
Chaque année, vous inventez une clef d’entrée pour un public au départ un
peu clairsemé et, en tout cas disséminé, que le mot même de « poésie »
pouvait parfois intimider, notamment dans le grand public et dans nos
écoles.
Et ces sauf-conduits que vous nous offrez dans la labyrinthe de la poésie
contemporaine sont très utiles à chacun pour s’y frayer un chemin
personnel. Ces angles d’approche permettent de casser ce que l’image de
la poésie pourrait avoir de trop monolithique et de trop impressionnant,
presque de trop vertigineux. C’est un peu comme ce que dit MONTAIGNE à
propos des précipices qui perdent tout d’un coup leur puissance
d’inquiétude parce qu’un simple buisson s’y accroche et la désamorce.
L’an dernier, c’était « Le rire et ses éclats » et vous aviez pris à contre-pied
le cliché d’une poésie centrée sur l’élégie, perdue dans l’expression des
« passions tristes », voire noyée dans les humeurs noires. Aujourd’hui, vous
avez lancé « Couleur femme » – que j’aurais pour ma part préféré inscrire
au pluriel, aussi bien « couleurs » que « femmes », pour rendre
parfaitement la profusion d’images et d’identités que recèle la poésie
féminine. Je trouve en tout cas l’idée de donner en quelque sorte un portevoix
à cette poésie au féminin, tout à fait pertinente et utile, aussi bien pour
les femmes poètes que pour la poésie tout entière. Je ne pense pas
seulement aux grandes voix bien connues de la poésie contemporaine, à
Andrée CHEDID en particulier, mise à l’honneur dans ces journées, ou à
tant d’autres femmes poètes, comme Liliane WOUTERS, mais aussi à
Valérie ROUZEAU ou à Gabrielle ALTHEN, je ne pourrai évidemment pas
citer tous ces talents…
Je sais aussi que le Printemps des Poètes – dont le nom répond au
« Printemps des Peuples » dans un esprit festif et légèrement utopique,
peut-être plus « quarante-huitard » que « soixante-huitard » – sait
décloisonner la poésie. Vous jetez des passerelles avec les autres arts :
avec la chanson et les inventions de Brigitte FONTAINE et de Mathieu
CHEDID alias « M », avec les poèmes dansés par Marie-Claude
PIETRAGALLA et Carolyn CARLSON, avec le théâtre aussi grâce au
parrainage, ou plutôt devrais-je dire au « marrainage » accordé par
Dominique BLANC qui dira de nombreux textes avec le talent que chacun
lui connaît. Par toutes ces nouvelles alliances, vous nous donnez ainsi une
chance de résorber la scission entre l’omniprésence d’une poésie qui ne
sait pas son nom et son absence. Voilà les deux stratégies qui, je crois,
animent votre démarche et je dois dire qu’elles ont déjà fleuri depuis 12
printemps, et je suis persuadé, comme disait MALHERBE, que « les fruits
passeront la promesse des fleurs ».
De ce printemps, vous nous donnez comme l’avant-goût ou « l’avantscène
», pour reprendre le mot d’Andrée CHEDID dans son poème qui
donne lieu aujourd’hui à la deuxième édition du concours portant son nom.
Nous en connaîtrons tout à l’heure le lauréat.
Car c’est le 8 mars prochain, dans un mois, à l’occasion de la Journée de la
Femme, que s’ouvrira cette saison poétique qui courra jusqu’au 21 mars,
Journée mondiale de la Poésie.
Ce « printemps » fleurira partout : non seulement à Paris, mais en régions,
dans chacun de nos territoires, ouverts aux vents de la Turquie et de la
Russie, deux pays à l’honneur cette année. On la verra éclore non
seulement dans des espaces clos, mais dans la rue, dans les trains, dans le
métro, à la poste, dans les journaux, à la radio, et sur Internet. Des
partenariats ont été tissés avec un grand nombre d’acteurs, qui sont
présents ici aujourd’hui et que je remercie, afin de donner du mouvement à
la poésie. Ce sont mille et une idées qui vont permettre à la poésie d’être
simplement plus visible et pour ainsi dire en fleur. Mille et une actions qui
sont là comme un révélateur de cette poésie omniprésente et en même
temps si discrète qu’elle s’en ferait presque oublier.
Je voudrais pour finir vous dire quelques vers.
J’aurais pu citer Louise LABÉ, Anna de NOAILLES, Catherine POZZI, Emily
DICKINSON, tant d’autres, mais, en raison de la saison franco-russe, mon
choix s’est porté vers la grande poétesse Anna AKHMATOVA et son poème
« Pour Alexandre Blok » qui me semble inverser opportunément le sens
traditionnel du regard amoureux dans la poésie :
« Je suis venue voir le poète.
Il est juste midi. C’est dimanche.
La pièce est grande et calme.
Dehors il gèle.
Un soleil de framboise
Sur la fourrure des fumées grises….
Le maître des lieux parle peu :
Il me regarde de ses yeux clairs !
Il a des yeux si clairs
Qu’on ne peut pas ne pas s’en souvenir.
Et moi, qui suis prudente, je fais mieux
De ne pas chercher à les voir.
Je me rappellerai cette conversation
Cette fumée à midi, ce dimanche
Dans cette haute maison grise
Sur la Neva, aux portes de la mer. »
Je vous remercie.