Mesdames et Messieurs les Ministres et chefs de délégations,
Madame la commissaire européenne, chère Androulla Vassiliou
Madame la Député-Maire d’Avignon, chère Marie-Josée Roig,
Monsieur le président du Forum d’Avignon, cher Nicolas Seydoux,
Mesdames et Messieurs les élus,
Mesdames et Messieurs,

Il y a un peu plus de trois siècles et demi, un jeune Jésuite quitte son
Allemagne natale, en proie à la Guerre de Trente ans, pour se réfugier en
Avignon. Il y crée un observatoire, il y enseigne la gnomonique, la science
des cadrans solaires. Il s'appelait Athanasius Kircher, c'était l'un des plus
grands savants de son temps. Face aux tourments du monde, Avignon lui
offrait le temps de la réflexion, de l'enseignement, le temps d'exprimer son
désir de savoir.

C'est aussi en ces terres du Comtat que Pétrarque, quelques siècles plus
tôt, inspiré par Platon, faisait de l'amour un pont entre le profane et le
sacré. En humaniste, il y oeuvra à renouer le fil d'un patrimoine antique
pour lequel l'Europe entière lui doit tant. Pic de la Mirandole disait de lui :
« nous lui sommes redevables en premier lieu d'avoir fait surgir du caveau
des Goths les lettres depuis longtemps ensevelies. »

Non loin d'ici, et plus près de nous dans le temps, le poète de l'Isle-sur-la-
Sorgue nous laissait un monument de la littérature française du XXème
siècle : René Char, qui a su nous rappeler, à chaque vers, combien
« L'essentiel est sans cesse menacé par l'insignifiant ».

Trois figures européennes, trois points de rayonnement, parmi tant
d'autres, qui auront ancré leur oeuvre dans ces terres du Vaucluse. Trois
amers pour guider notre navigation, pour rappeler à nos mémoires le
temps de la réflexion, le souci de la transmission, la prévention contre le
vide de sens.

Le temps de la réflexion, avec Kircher, parce que « l'âge de l'accès », pour
reprendre l'expression de Jeremy Rifkin, favorise le culte de la vitesse, du
digest, à la surface des savoirs, au risque de ne plus prendre le temps de
la plongée.

Le souci de la transmission, avec Pétrarque, parce qu'en cet « âge de
l'accès », la profusion de l'information, l'« hyper-offre » des contenus,
appelle de nouvelles médiations.

Défendre enfin, avec René Char, l'essentiel contre le vide de sens, parce
que dans cette nouvelle profusion, le tout est de ne pas perdre le goût de
lire, d'écouter, de voir, de ne pas perdre le goût tout court.

Ces trois questions sont au coeur de cette nouvelle écologie qu'il nous faut
inventer entre l'économie et la culture, afin qu'elles puissent s'investir l'une
l'autre sans perdre de vue ce qui fonde depuis tant de siècles nos valeurs.

Une écologie en train de se dessiner, d'émerger peu à peu, et dont la
Forum d'Avignon, chaque année depuis 2008, nous donne l'écho, le temps
d'une rencontre.

Réunir les acteurs de la culture, des industries de la création, de
l’économie et des médias, pour explorer non seulement la dimension
économique de la culture mais aussi le rôle de cohésion sociale et de
création d’emplois des secteurs culturels, tel est le pari réussi depuis près
de 4 ans par les rencontres internationales d’Avignon, avec le soutien de
mon ministère.

Grâce à la présence de plus de 400 artistes, dirigeants d’entreprise,
écrivains, professeurs, réalisateurs, responsables politiques, philosophes,
étudiants d’universités internationales, représentants de la création et des
industries culturelles, venus de tous les continents, ce laboratoire
cosmopolite sera cette année encore le lieu de débats fructueux,
d’échange inédits, mais aussi de propositions concrètes.

Si j’ai souhaité que notre réunion des ministres de la culture et de la
propriété intellectuelle consacrée à l'avenir de la création à l'ère numérique
se tienne à Avignon, c'est parce que le Forum, ce rendez-vous de
référence internationale, est en mesure d'offrir un prolongement stimulant,
par ses débats, par sa très belle programmation culturelle, aux conclusions
du sommet des ministres.

L'écosystème dans lequel se déploie l’économie de la création est en
pleine mutation. Placer cette grande transformation au coeur de nos
réflexions communes sur les enjeux du numérique : telle est l’ambition de
ce sommet des ministres de la culture et de la propriété intellectuelle, que
j’avais proposé ici même l’année dernière, et que le Président de la
République a souhaité lors de ses voeux au monde de la culture.

Parce qu’en ces temps de crise économique internationale, le dynamisme
de la création culturelle est un facteur clé de croissance et d'emploi, qui en
Europe représente près de 900 milliards d’euros d’activité et plus de 4
millions d’emplois.

Parce qu’il nous faut accompagner nos politiques culturelles dans ce
nouveau contexte, et anticiper les effets de la crise actuelle sur nos
industries créatives, en articulant les impératifs économiques, la réduction
des déficits, et l’attention à ces structures et entreprises parfois fragiles qui
sont au coeur de notre vie culturelle, de nos emplois, et souvent de
l’attractivité des territoires.

Parce ce qu’au-delà de sa dimension économique, la contribution sans
cesse renouvelée de nos créateurs, écrivains, musiciens, acteurs,
compositeurs, éditeurs à la diversité culturelle représente un véritable
enjeu de civilisation.

Or l'époque que nous vivons présente, nous le savons, des traits
paradoxaux.
Certes le numérique démocratise le processus de création en offrant à un
grand nombre d’amateurs ou de professionnels, confirmés ou en devenir,
la capacité de réaliser et de diffuser leurs oeuvres sur des supports
dématérialisés.

Certes la disponibilité des contenus culturels est sur Internet démultipliée
et l'accès aux catalogues simplifié, y compris pour les oeuvres les plus
exigeantes. La prescription, la recommandation changent de règles, se
réinventent, au-delà des seuls cercles restreints ou autorisés, et pour le
livre, pour la musique, pour le cinéma, c'est une révolution du goût qui se
profile, dont la dimension démocratique ne me paraît pas faire de doute.

Même si le livre papier garde toujours son odeur, et le vinyl son grain, force
est de reconnaître que l'âge de l'accès a du bon.

Nous savons cependant, avec le recul et l'expérience de certaines filières,
que le numérique bouleverse l'équilibre traditionnel des acteurs et remet en
cause les modèles commerciaux préexistants ; nous savons que cette
mutation comporte de nouveaux risques, qu'elle entraîne parfois de
nouveaux déséquilibres qui peuvent porter préjudice au respect des droits
des créateurs et à l’économie de la création ; nous connaissons les
tensions qui traversent cette « troisième mondialisation » dont a parlé le
Président de la République lors de l’ouverture de l’e-G8 en avril dernier, et
la nécessité de rendre compatibles la promesse de l’accès et la
préservation de la puissance créative de ceux qui réenchantent le monde,
de concilier le rêve du catalogue numérique infini et le droit des créateurs.

Quelle sont les bonnes pratiques observées en matière de promotion de
modèles économiques innovants, capables de favoriser efficacement un
développement des offres de contenus culturels qui soit respectueux du
droit d’auteur ?

Quelles leçons tirer des expériences qui sont menées à nos échelles
nationales pour renforcer la protection des droits de propriété intellectuelle
et assurer ainsi leur effectivité ?

À l’heure des projets de bibliothèques numériques universelles,
réinventant, jusque dans ses contradictions, l’utopie de la République des
lettres chère au siècle des Lumières, comment parvenir à ce que les
partenariats public-privé pour la numérisation et la diffusion du patrimoine
culturel soient équitables et respectueux de son caractère inaliénable et
universel ?

Par delà la question de l'accès aux oeuvres et de leur disponibilité en ligne,
comment créer les conditions du développement d'un écosystème
assurant le renouvellement constant de la création dans sa diversité ?

Telles sont, parmi d’autres, les questions que j’ai souhaitées inscrire à
l’ordre du jour de ce sommet.

À toutes ces questions, il n’y a certainement pas de réponse unique, et je
ne sous-estime pas la diversité des modèles et des traditions juridiques
nationaux. Cette diversité est d'ailleurs largement représentée ici, ce qui
constitue une source d’enrichissement formidable pour nos débats.
Je suis convaincu cependant qu’entre nos approches différentes, les
passerelles, les convergences, sont particulièrement nombreuses. Il en va
ainsi des initiatives pour la mise en oeuvre effective des droits d’auteurs
observées sur tous les continents : d’évidence, le débat n’est plus de
savoir s'il est urgent de réduire le piratage, mais comment y parvenir au
mieux.

Je suis convaincu également que ce qui vaut dans d’autres domaines est
plus que jamais pertinent dans le domaine culturel, à l’heure où la diffusion
et l'accès aux oeuvres artistiques constitue l’un des toutes premières
motivations de l'usage de l’internet : l'espace sans frontières de l'internet
ne se satisfait pas d'approches purement nationales. Les Cassandre
crépusculaires du repli sur soi sont sans doute aujourd'hui les seuls à y
croire encore.

En cette période de mutation technologique, commerciale, et intellectuelle,
où l'on voit se dessiner ce qu'on appelle un nouveau capitalisme
« cognitif », il nous faut donc inventer une nouvelle dynamique de
coopération internationale, afin de dégager une vision commune, des
principes d’action communs pour la politique en faveur de l'économie de la
création à l'ère numérique.

C’est tout le sens la déclaration des chefs d’État et de gouvernement lors
de leur sommet du 26 et 27 mai à Deauville, marquant un large consensus
pour améliorer les cadres juridiques nationaux en matière de protection de
la propriété intellectuelle, pour renforcer la coopération internationale en la
matière, pour encourager l’innovation dans les services en ligne et l’accès
à la connaissance. C’est également le sens des conclusions de la très
récente Conférence de Londres sur le Cyberespace.

À l’interconnexion globale dans le cyberespace, à ce moment unique dans
l’histoire, porteur de la promesse d’une disponibilité sans cesse accrue des
oeuvres de l’art et de l’esprit, doit répondre une responsabilité partagée des
gouvernements, des institutions internationales, des citoyens, et des
entreprises du numérique.

« On ne peut légiférer sur les Lumières, mais on peut fixer des règles du
jeu permettant de protéger l'intérêt public », nous dit Robert Darnton.

Pour la France, c'est naturellement largement dans le cadre de l'Union
européenne que cette responsabilité partagée pour l'avenir de la création à
l'ère numérique a vocation à se matérialiser. C'est déjà le cas avec ce
magnifique outil qu'est Europeana, notre bibliothèque numérique, dont je
suis très heureux qu'elle ait pu d'ores et déjà nouer des liens étroits avec le
projet de bibliothèque publique américaine, que vient de lancer Robert
Darnton. L'Europe de la culture, c'est aussi bien sûr tous les chantiers de
la Stratégie numérique, et dieu sait s'ils sont nombreux et importants, du
livre à la musique, à l'audiovisuel, à la réforme de la gestion collective et au
respect des droits d'auteur. Depuis la directive Télévision sans frontières,
l'Europe a réussi à inventer une politique audiovisuelle volontariste pour
favoriser le développement de la production audiovisuelle. Le moment est
maintenant venu de définir les outils adaptés à l'ère numérique avec
toujours le même souci de récompenser et stimuler la création, facteur de
diversité culturelle.
Ce sont ces règles du jeu, c’est le sens de cette responsabilité à l’égard de
la création, et ses implications concrètes, qu’il nous faut approfondir
ensemble, pour réinventer nos politiques culturelles à l’ère numérique,
pour continuer à promouvoir une vision de la création et de la culture
porteuse d'avenir.

Je remercie tous les ministres des 18 États représentés ainsi que les hauts
responsables de la Commission européenne, de l'OCDE, de l'OMPI et de
l'UNESCO et les grands témoins du monde de la culture qui ont bien voulu
participer au lancement de cette réflexion déterminante pour l'avenir de la
création culturelle. Sans cette dernière, « la société de la connaissance »
ne sera jamais qu'un mot vain.