Discours de Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de laCommunication, prononcé à l'occasion de la cérémonie de remisedes insignes de Commandeur dans l'ordre de la Légion d'honneur àBenoîte Groult, d'Officier dans l'ordre de la Légion d'honneur à IrèneFrain, Vénus Khoury-Ghata, et Nicole Lattès, de Commandeur dansl'ordre des Arts et des Lettres à Maurice Denuzière, et d'Officier dansl'ordre des Arts et des Lettres à Anne Golon

Chère Benoîte GROULT,
Avec passion et générosité, vous n’avez cessé, toute votre vie, de vous
battre avec une dignité lumineuse qui a gagné le coeur de tous pour la
cause des femmes, et je souhaite rendre hommage ce soir à cette
extraordinaire leçon de liberté et d’irrévérence que vous nous donnez
depuis si longtemps.
Votre enfance a pour décor l’univers privilégié du faubourg Saint-Germain,
encadrée par votre mère, dessinatrice de mode, votre père, grand
décorateur, et votre nanny irlandaise qui vous apprend l’anglais au
berceau. Et vous baignez, très tôt, dans la culture, entourée par votre oncle
le grand styliste Paul Poiret et côtoyant les grands noms de l’époque, de
Picabia à Picasso, en passant par Marie Laurencin, votre marraine, et
Dorothy Parker, dont la traduction sera votre première publication. Férue
d’humanités, vous étudiez les littératures grecque et latine et la
philosophie, qui constituent alors votre horizon de références.
Vous vous lancez, après la guerre, dans le journalisme : quelques courts
bulletins écrits pour la radio, quelques reportages pour la télévision,
quelques résumés de films dits sur les ondes, vous souvenez-vous,
« d’une voix de jeune fille stressée ». Ce sont ainsi vos premiers pas dans
l’écriture, d’abord en compagnie de votre complice et amie de toujours,
votre soeur Flora. Vous vous replongez dans vos journaux de guerre,
retrouvez le charme de ces jeunes filles de Giraudoux, et vous partagez
avec enthousiasme vos craintes et vos rêveries. Ce Journal à quatre
mains, publié en 1962, vous place, Flora et vous, au premier plan d’une
lutte qui deviendra, très vite, le combat d’une vie.
C’est en 1975 que vous entrez définitivement en féminisme avec Ainsi soitelle,
dont le succès est retentissant, même au-delà de nos frontières. Vous
savez alors trouver les mots justes pour dire la féminité, le plaisir, le corps,
offrant à toute une génération de femmes la voie de la libération. Vous
luttez, dans Les vaisseaux du coeur, contre toutes les formes de misogynie,
transgressant les tabous et libérant l’écriture. Vous diffusez votre message
féministe à un plus large public à travers F Magazine que vous avez créé
avec Claude Servan-Schreiber.
Et vous avez accompagné, tout au long de votre vie, tous les grands
combats des femmes du XXème siècle, du droit au divorce au droit à
l’avortement, en passant par la réhabilitation des grands figures féministes
et la parité en politique. Mais la bataille féministe est également, pour vous,
une lutte symbolique, et notamment une question de mots. En tant que
Présidente de la Commission pour la féminisation des noms de métiers,
vous défendez l’égalité jusque dans la parole, et cherchez à libérer cette
langue « colonisée » par les hommes. Le Président Mitterrand vous avait
d’ailleurs avoué ne pas avoir osé dire « chevalière » de la Légion
d’Honneur lors de votre décoration.
Votre lutte rencontre de nombreux échos : les femmes goûtent peu à peu à
la liberté et se reconnaissent dans vos oeuvres. Par vos écrits et votre
action, vous avez su redonner une dignité et une noblesse à la cause
féministe, en en présentant un visage différent - au plus grand bénéfice de
cette lutte de tous les instants contre ces stigmatisations dont sont firands
ceux qui voudraient bien pouvoir réduire cette cause majeure de notre
siècle à une affaire de harpies et de pétroleuses.
Vous poursuivez, avec une égale détermination, écriture et militantisme,
avec Histoire d’une évasion, votre autobiographie, par laquelle vous
atteignez un public encore plus nombreux qui dépasse nos frontières,
notamment en Allemagne où l’on s’arrache vos livres. Tout en partageant
votre vie entre la Bretagne, Hyères et l’Irlande, vous participez activement
au jury du Prix Femina qui vous permet d’appuyer les auteurs
contemporains et de mettre en oeuvre votre don de guetteuse de talents.
Grande défenseuse des libertés et des droits, vous vous faites également
l’une des avocates convaincues de l’Association pour le Droit de mourir
dans la dignité, aux côtés notamment de Mireille Jospin et de Claire Quillot.
Dans La touche étoile, vous évoquez merveilleusement ce droit qui est
pour vous un acte positif, une manière de dire que l’on aime
passionnément la vie, la vraie vie.
Chère Benoîte Groult, vous êtes de ces femmes qui vivent à la hauteur de
leurs rêves et ne renoncent à rien. Dans ce XXe siècle tourmenté que vous
avez traversé de part en part, vous avez joué un rôle majeur dans
l’avancée des droits des femmes. Votre nom même est l’un des oriflammes
dont ce combat a le plus besoin.
Chère Benoîte Groult, au nom du Président de la République et en vertu
des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons Commandeur de la
Légion d’Honneur.
Chère Irène Frain
Quand l’invitation au voyage et les racines s’entremêlent, vous n’êtes
jamais très loin. Votre écriture est en effet celle qui sait allier subtilement le
« bleu horizon » des Indes et de l’île Tromelin au « pré carré » de votre
Bretagne natale, celui qui façonne l’imaginaire d’Ernest Renan dans ses
Souvenirs de jeunesse ou celui qui inspire Mona Ozouf dans Composition
française : Retour sur une enfance bretonne. Avec vous, je suis heureux
de rendre hommage à une grande personnalité de la littérature
contemporaine et du journalisme, qui a su se démarquer par son
engagement exemplaire pour la défense de la langue française et de la
liberté.
Votre existence débute en 1950 à Lorient, port breton fondé au XVIIe
siècle par la Compagnie des Indes, Lorient s’écrivait autrefois en deux
mots et selon la croyance d’André Breton aux liens imperceptibles qui se
tissent au cours d’une vie, dans Nadja, vous aurez un prédilection toute
particulière pour l’Orient et l’Inde. Issue d’une famille modeste, d’un père
qui appartient d’abord au monde rural puis qui devient professeur après de
longues années de captivité en Allemagne et d’une mère couturière qui
vous transmet son intérêt pour la mode, vous accordez une place
privilégiée à l’humain et l’empathie dans votre vie comme dans votre
oeuvre. A 22 ans vous êtes la plus jeune agrégée de Lettres Classiques en
France et vous débutez brillamment une carrière d’enseignante de
littérature latine à l’université Paris III Sorbonne puis de lettres classiques
au lycée Jacques Decour.
En 1979 votre carrière prend un nouvel envol avec la publication de votre
premier essai sur l’histoire maritime de votre province natale, Quand les
bretons peuplaient les mers, et votre notoriété avec Le Nabab ne fera que
grandir. Parallèlement à une oeuvre littéraire importante et récompensée,
vous vous faites connaître en écrivant régulièrement des articles pour le
célèbre magazine Paris-Match, articles qui sont toujours remarqués car ils
analysent avec éclat, une certaine touche de légèreté et parfois un brin de
romanesque des évènements de l’actualité ou des portraits de
personnalités. Il y a dans votre oeuvre deux courants profonds : une
passion pour les enjeux inhérents à la condition féminine et une
prédilection pour l’Orient, les deux se recoupant souvent.
Votre engagement et votre humanisme sont portés sur la scène
internationale, vous collaborez avec Jetsun Pema, la soeur du Dalai-Lama,
dans un livre d’entretiens Pour que refleurisse le monde, où se dégage
d’un discours entre modernité et tradition, espoir et sérénité. Vous prenez
la défense de Taslima Nasreen qui se livre corps et âme dans une lutte,
trop souvent muselée, contre le fondamentalisme religieux et l’oppression
des droits de la femme bangladaise. Votre dernier ouvrage Les Naufragés
de L’Ile Tromelin, remarquable par sa haute tenue littéraire comme par
l’émotion qui saisit à la lecture de cette épopée des rescapés de l’Utile a
reçu le Grand prix du roman historique. Il illustre la générosité et
l’humanisme qui vous habitent, dans un dialogue permanent entre un
« passé qui ne veut pas passer » et un présent du tout image que vous
faits vôtre, lorsque vous évoquez les « vrais plaisirs » que vous retirez du
petit écran en vous définissant comme un « polygame de la télévision »
dont l’appétit vient nourrir votre « bouquet de chaînes romanesques » et
votre « fréquence imaginaire ».
Catulle, Tibulle, Properce, Julien Gracq et Lewis Carroll ont formé entre
autres votre panthéon littéraire. Aujourd’hui ce sont votre sens aigu de
l’intrigue, votre écriture tantôt sèche tantôt flamboyante, votre humour,
votre imagination foisonnante mais également votre quête de liberté et de
justice qui sont récompensés.
Chère Irène Frain, vous traduisez admirablement l’idée que je me fais de la
France, celle d’un « pays monde » ouvert au grand vent de l’histoire, mais
aussi façonné par le dialogue entre les peuples et les cultures. C’est
pourquoi, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs
qui nous sont conférés, nous vous faisons Officier de la Légion d’honneur.
Chère Vénus Khoury-Ghata,
C’est de Sidon que Zeus enleva Europe, fille du roi de Phénicie, berceau
de l’alphabet, créant un lien indissociable entre la Méditerranée orientale et
le continent européen. Comme Adonis et Salah Stétié, vous appartenez à
cette catégorie d’écrivains poètes dont la voix établit un pont entre deux
cultures, deux traditions, deux langues. Vous confiiez vous-mêmes que
depuis toutes les fenêtres, toutes les portes de votre maison d’enfance à
Bécharré, le regard se portait en contrebas sur la tombe de Khalil Gibran.
Votre vie et votre être seront marqués du sceau de la poésie, de l’écriture,
de la mort d’un pays ou de l’être aimé, et, poétesse de l’intensité, vous
élèverez une parole de feu, qu’elle soit d’amour, de révolte ou
d’enchantement.
L’écriture pour vous trace son sillon dans l’existence, la création peut
puiser ses sources dans le tragique, cette source obscure, et comme le
fleuve remontant à la mer pour décupler sa force, vous attribuez aux mots
un pouvoir salvateur, celui de conjurer ses peurs, celui d’éveiller les
consciences, celui, aussi, d’opérer, je vous cite, une « mise à feu » de la
haine sur la place publique. Vos écrits francophones sont semés du souffle
épique des conteurs arabes, et si votre patrie véritable a toujours été le
poème, vous ne pouvez oublier votre pays de naissance et d’inspiration,
vous ne pouvez passer sous silence les images insoutenables d’un Liban
« qui se noyait dans son sang » comme en témoigne ce merveilleux recueil
de poèmes du particulier et de l’universel Les Ombres et leurs cris.
En 1972, vous vous installez en France par amour et collaborez avec la
prestigieuse revue Europe, alors dirigée par Louis Aragon, que vous
traduirez en arabe ainsi que d’autres poètes tels Jean-Claude Renard ou
Alain Bosquet. A l’instar de la poésie et de la francophonie, vous êtes
porte-parole de la douleur, de la tension et de la femme, votre oeuvre a
également donné la part belle à la dénonciation critique de la domination
masculine et à l’élévation de la voix des femmes par la littérature. Votre
oeuvre poétique est récompensée par le prix de la société des Gens de
Lettres en 1993. Vous êtes couronnée du prix Mallarmé pour Le
Monologue du mort en 1987 et du Grand prix de poésie de l’Académie
française en 2009 et êtes entre autres et parallèlement à votre admirable
travail d’écriture membre du jury du prix Mallarmé et Max-Pol Fouchet. La
flamme et l’exigence, la rigueur et l’exaltation, la sagesse et l’ampleur de
votre oeuvre polyphonique et intimement cohérente sont garants de la
place majeure de la poésie au sein, à la source même de la société.
Vous qui avez connu un Beyrouth intellectuel, un Beyrouth rayonnant, un
Beyrouth de rêve, vous qui avez aimé un frère poète écrasé par
l’intolérance, la cruauté puis l’hébétude , vous avez porté votre souffle et
votre lutte par-delà les frontières, les genres et les langues. Le goût de la
fable, le plaisir de conter, les méandres de la parole, la parabole, l’image
féconde caractérisent votre poésie autant que l’exigence d’une écriture
virulente et émancipatrice. Vous dévoilez et fustigez dans votre oeuvre
l’hypocrisie et les avatars d’une société libanaise dégradée à laquelle vous
restée profondément attachée et à laquelle vous tendez la meilleure de vos
armes : les mots, avec l’espoir de réveiller les consciences et de faire
renaître l’exigence morale.
Chère Vénus Khoury-Ghata, je suis heureux d’honorer une très grande
femme écrivain et poète, véritable « Orphée au féminin » qui s’est
distinguée par son apport essentiel de couleurs et de mélodies arabes à la
langue française, par un nouveau style manifestant une sensibilité hors du
commun, mais aussi par une quête frénétique de vie et de vérité. Vénus
Khoury-Ghata, vous êtes une résistante et un poète des fleurs
carbonisées, ces fleurs qui renaissent par delà les cendres et les longs
hivers de la vie.
Aussi, chère Vénus Khoury-Ghata, au nom du Président de la République
et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous vous faisons officier
de la Légion d’honneur.
Chère Nicole Lattès,
Vous avez donc su appliquer votre devise, une citation de Faulkner, selon
laquelle « il faut toujours avoir des rêves assez grands pour ne pas les
perdre de vue pendant qu'on les poursuit ». Votre amour des livres et des
auteurs est à la mesure de votre carrière impressionnante dans l’édition.
Vous êtes ce qu’on appelle un grand éditeur, vous êtes un découvreur de
talents, vous savez accompagner et guider les écrivains dans les
méandres, parfois complexes, de l’édition.
Votre aventure débute chez Gallimard, pour rejoindre ensuite la maison
Lattès, que vous dirigez avec autorité et élégance pendant 10 ans. Votre
année sabbatique, en 1992, est un peu votre « chemin de Damas » : non
que vous vous convertissiez – votre expérience s’est forgée préalablement
dans le travail patient et si décisif de lectrice et d’assistante, ces figures de
l’ombre qui donnent vie au livre et font naître les auteurs. Vous profitez de
cette pause pour voyager : de ces pérégrinations vous vient le nom des
Editions Nil que vous fondez en 1993, mais aussi, sans doute, cette
ouverture au monde et le raffinement mâtiné de proximité qui vous
caractérise. La Bruyère qui aimait à peindre les Caractères ne disait pas
autre chose : « On ne doit pas juger du mérite d'un homme par ses
grandes qualités, mais par l'usage qu'il en sait faire ».
Votre empreinte dans le paysage de l’édition française est importante. Ce
sont avant tout les formats et les livres qui façonnent le goût et forment
l’esprit qui vous distinguent, à l’image de la série complète des portraits
d’écrivains du XXe siècle réalisés par Daniel Rondeau ou bien du « cabinet
des curiosités, ces petits volumes jubilatoires et ces gourmandises
littéraires, souvent empruntés à l’antiquité, dont vous seule avez le secret.
Je ne voudrais pas oublier la réédition de l’Histoire de la philosophie
occidentale du regretté Jean-François Revel, esprit à la fois brillant et
encyclopédique qui fut, tout au long de sa vie, un véritable « passeur de
culture ».
Votre activité d’éditrice, c’est aussi la découverte de jeunes auteurs, à
l’image de Jean Rolin ou de Matthieu Ricard, dont vous publiez les deux
livres les plus lus : Le moine et le philosophe et L’infini dans la paume de la
main. Votre passion des grands espaces et votre appétit de la découverte
vous conduit d’ailleurs à le retrouver au Népal, dans ce monastère de
Schechen qui est à la fois la « fin d’un monde » et l’ouverture d’un horizon.
Chez vous, on le voit la lettre n’est jamais très loin de l’esprit et vous
cultivez depuis lors une forte dimension spirituelle et une intimité non feinte
avec la philosophie bouddhiste.
Vous avez aussi su réunir, sous la bannière de Nil, une pléiade d’auteurs
prestigieux à l’image de Jean d'Ormesson, Peter Mayle, Jacques
Lacarrière ou Daniel Rondeau, ce « quatuor de l’avenue Marceau » que ne
renierait pas un écrivain aussi talentueux que Lawrence Durrell, également
édité par vous. Vos fulgurances et vos intuitions forcent l’admiration et
inspirent le respect du milieu de l’édition. En 1999, on vous confie la
direction générale des éditions Robert Laffont-Nil-Julliard-Seghers.
Vous aimez à rappeler que le travail d’éditeur s’appuie sur une équipe et
sur des compagnons de voyage, mais chacun sait ici combien votre
personnalité rayonnante, votre charme persuasif et votre perspicacité
littéraire inspirent le respect et l’admiration de vos pairs. L’attention, la
bienveillance et la confiance que vous accordez aux auteurs, quelle que
soit leur notoriété, font de vous une personnalité singulière dans l’édition.
Je tiens aussi à saluer votre combat et votre ambition pour le livre, non
seulement au bénéfice de votre grande maison, mais aussi en faveur du
livre et de l’avenir de la lecture, ce point de contact souvent décisif vers la
culture, les arts et en définitive vers ce qui nourrit encore aujourd’hui « une
certaine idée de l’Europe », pour reprendre l’expression de Georges
Steiner, une Europe où le cafés de Pessoa à Lisbonne font écho aux
promenades méditatives de Kierkegaard aux comptoirs de Palerme.
En effet, vous avez signé l’an dernier la pétition en faveur de
l’abaissement du taux de la TVA sur le livre numérique, objectif fixé par le
Président de la République à l’occasion de ses voeux 2010 au monde de la
culture et pour lequel, vous le savez, je m’investis personnellement auprès
de la Commission européenne, des parlementaires et des éditeurs. En
exploratrice avertie - vous êtes éditrice, faut-il le rappeler, de la
correspondance de L.R. Stevenson - vous avez saisi qu’il s’agissait là
d’une « nouvelle frontière » pour le livre et l’édition au XXIe siècle.
Aussi, chère Nicole Lattès, c’est avec grand plaisir qu’au nom du Président
de la République et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous
vous faisons Officier de la Légion d’honneur.
Cher Maurice Denuzière,
Vous êtes un écrivain prolixe, un exemple dans le roman historique, mais
vous avez trempé votre plume dans les combats du siècle et dans l’époque
héroïque de la presse d’opinion et d’investigation.
Après un début de carrière dans l'aéronautique navale, vous vous lancez
dans le journalisme avec résolution. En 1951, vous devenez chroniqueur
pour France soir et pour le journal Le Monde, grands quotidiens nationaux
où vous allez passer une bonne partie de votre carrière. En explorateur du
monde et en voyageur de l’esprit, vous effectuez de nombreux reportages
d’actualité, étudiant les moindres frémissements de cette époque où la
Guerre froide agite les relations internationales. Vous connaissez ces
« Trente Glorieuses » de la presse pendant lesquelles les magazines
innovent dans la manière de raconter les faits en décidant de recourir à la
photo pour montrer, témoigner toujours, accuser parfois.
Pour Le Monde, vous suivez de nombreux grands procès, notamment celui
de l’affaire Ben Barka, et réalisez de nombreuses enquêtes, sur l’opéra
dans le monde, le trafic des objets d’art ou Haïti. Votre expérience de
grand reporter, longue de quinze ans, vos voyages aiguisent votre regard,
nourri de cette distance critique dont vous savez si bien faire preuve. En
parallèle, vous tenez une rubrique hebdomadaire d’humour et de société,
Clin d’oeil, réflexions lucides et acérées sur le monde contemporain.
En 1978, vous quittez le journalisme et vous continuez votre voyage de
l’esprit, en mettant votre expérience et votre imagination au service d’un
genre exigeant, le roman historique. De « spectateur engagé », vous
devenez écrivain du voyage. Votre première série, Louisiane, est un bestseller
international, qui a donné lieu à 24 traductions, une série télévisée et
un long métrage signés Philippe de Broca. Le premier volume est d’ailleurs
couronné par le Prix Alexandre Dumas en 1977. La fraîcheur de l’écriture,
la personnalité des héros, l’intrigue foisonnante, tout concourt à entraîner
vos très nombreux lecteurs.
Ce succès ouvre la voie à deux autres séries, Helvétie et Bahamas, qui
vous élèvent définitivement au rang de « maître » du roman historique.
Inspiré par les grandes épopées, vous parvenez à évoquer ces époques
avec élégance, offrant aux lecteurs une vision de l’histoire renouvelée par
ce souffle épique qui lui octroie toute sa puissance.
Ecrivain polyvalent, vous aimez écrire des oeuvres au ton plus léger, telles
que Le Cornac, extraordinaire satire de la société contemporaine sur
laquelle vous portez un regard lucide, caustique et tendre et qui a donné
lieu à une très belle adaptation pour la télévision. Vos romans d’humour,
Un chien de saison et Pour amuser les coccinelles sont également très
appréciés du grand public.
Essayiste et observateur amusé du monde, vous publiez des ouvrages
aussi divers que Les délices du port, consacré au vieillissement, ou des
récits de voyage, mais aussi votre conte pour la jeunesse, Alerte en
Stéphanie. Vous abordez ainsi, à travers vos oeuvres, des sujets
incontournables et actuels avec une plume toujours aussi aiguisée et
alerte.
Alors que votre livre d’histoire, Je te nomme Louisiane, vient d’être réédité
par Fayard, il y a maintenant quelques années, à l’occasion du
bicentenaire de la vente aux Etats-Unis de l’ancienne colonie française,
vous débordez de projets. Votre dernier roman historique, L’Alsacienne,
que j’ai moi-même beaucoup apprécié, retrace, avec détail et sensibilité,
cette période de la fin du XIXe siècle alors que l’Alsace et une partie de la
Lorraine étaient encore allemandes, et vous y brossez avec talent le
portrait d’une IIIe République florissante, celle des manuels d’histoire à la
Malet et Issac, celle des « pères de la laïcité » et celle qui fit de la province
perdue l’horizon indépassable de toute politique extérieure jusqu’à la
Grande Guerre. Et nous attendons patiemment la sortie de votre prochain
livre, critique sans doute mâtinée d’humour des excès de notre société de
consommation.
Cher Maurice Denuzière, vous offrez, à travers votre oeuvre si riche, une
vision de l’histoire généreuse et lyrique, nourrie par votre imagination
foisonnante, une histoire accessible à tous et sensibilisant chacun à un
« temps retrouvé », celui de l’histoire vécue comme un roman.
Cher Maurice Denuzière, au nom de la République française, nous vous
faisons Commandeur dans l’ordre des Arts et Lettres.
Chère Anne Golon,
Tout comme Sofia Coppola nous a fait découvrir une Marie-Antoinette
renouvelée, tout comme Françoise Chandernagor nous a offert le portrait
d’une Madame de Maintenon réinventée, vous avez su porter, avec cette
fraîcheur dans l’écriture dont vous savez si bien faire preuve, un regard
contemporain sur le grand siècle. Vous êtes ainsi parvenue, par vos écrits,
à séduire un public toujours plus nombreux, à l’image de ce grand cinéma
français de cape et d’épée que nous connaissons tous, de Gérard Philipe
en Fanfan la tulipe à Bourvil en Bossu mémorable. Je souhaiterais ainsi,
aujourd’hui, rendre hommage à votre oeuvre-monument, votre épopée
historique, Angélique, mais également à votre personnalité exceptionnelle
qui a su captiver des centaines de millions de lecteurs à travers le monde.
Cette oeuvre connue de tous, dans le monde entier, est celle d’une femme
hors du commun, mue depuis toujours par la passion de l’écriture et dont la
vie recèle peut-être autant d’aventures que ses romans. A 18 ans, vous
publiez votre premier roman puis, tout en poursuivant votre vocation, vous
vous engagez sur la voie du journalisme. La guerre ne saurait entraver
votre soif de liberté et, dès l’arrivée de l’occupant, vous vous précipitez sur
votre bicyclette, pour gagner l’Espagne depuis Paris. Chère Anne Golon,
vous avez aussi été une exploratrice qui ne craint ni les territoires vierges,
ni les limites. Les Amérindiens et les origines du Nouveau Monde ne vous
sont pas étrangers et ont largement inspiré votre goût de l’épopée et de la
« frontière ». Dotée d’un tempérament à toute épreuve, votre vie a la
saveur de l’épopée. Cette même soif de liberté vous conduit en Afrique
Equatoriale Française (AEF) où vous rencontrez Serge, l’homme qui vous
secondera dans votre oeuvre comme dans votre vie.
En 1957 apparaît dans les librairies de France la fougueuse et impétueuse
Angélique, dans ce qui sera le premier tome d’une véritable saga,
Angélique, Marquise des anges. Le succès ne se fait pas attendre et il est
unanime. Toute la France, oserais-je dire, a pour Angélique les yeux de
Joffrey! Et que dire de vos nombreux admirateurs dans le monde,
pleinement révélés aujourd’hui à l’heure d’internet et des réseaux sociaux.
Plongée dans l’histoire du Siècle de Louis XIV, Angélique étonne et séduit
par sa modernité: indépendante, c’est par elle et pour elle que vivent les
hommes, rappelant en cela la densité psychologique et la fougue d’une
princesse de Montpensier ou d’une Manon Lescaut. L’enthousiasme des
lecteurs, loin de freiner votre plume et d’arrêter les aventures de l’héroïne,
ne fait qu’aviver votre amour, vite partagé, de l’histoire de France. Chaque
roman est une nouvelle exploration du Grand Siècle, et un nouveau
succès. D’Eugène Sue à Gaston Leroux, le roman populaire a creusé son
sillon au XIXe siècle et vous vous inscrivez dans cette veine puissante qui
a su allier avec exigence le personnage du roman et le mythe historique.
Vous avez un don rare, celui qui consiste à faire vivre un large public au
rythme des aventures d’une héroïne du passé. Certains contemplateurs
ont pu voir dans votre succès unanime la marque d’une facilité, mais vous
traduisez admirablement l’idée selon laquelle une oeuvre prolixe peut aussi
être une oeuvre dense et exigeante. Véritable Dumas des temps actuels,
vous n’écrivez qu’après un travail de recherche immense et vous ravivez
l’histoire de France du souffle et de la verve de votre plume en lui rendant
toute son humanité, sa proximité, sa grandeur également. En d’autres
termes, Angélique ne serait peut-être pas Angélique sans la grandeur…
Votre succès littéraire se double alors d’une consécration
cinématographique, qui enracine, plus largement encore, le personnage
d’Angélique dans l’imaginaire de chacun et fait vibrer toute une époque.
Tout le monde se souvient de la délicieuse Michèle Mercier interprétant
Angélique et la figure balafrée de Robert Hossein en Comte de Peyrac.
Votre goût de la nouveauté et votre esprit d’aventure vous amènent à
publier de nouveau l’ensemble des Angélique dans une édition sans
coupures et augmentée de nouvelles péripéties, pour le plus grand plaisir
de vos lecteurs. Cette décoration, chère Anne Golon, c’est aussi une
réparation car je sais le combat en justice qui a été le vôtre auprès de vos
agents et de vos éditeurs pour faire respecter vos droits. Ces combats en
faveur des auteurs, vous le savez, je les fais miens dans tous les domaines
artistiques, confrontés aujourd’hui à la question du téléchargement et de la
reproduction illégale sur internet.
Chère Anne Golon, au nom de la République française, nous vous faisons
officier dans l’ordre des Arts et des Lettres.