Alors que le « global english » uniformise la pensée scientifique, de nombreuses personnalités, dont l'académicienne Barbara Cassin, le biologiste Jean-Claude Ameisen ou le physicien Étienne Klein ont plaidé, lors d'un colloque organisé le 15 novembre par le ministère de la Culture et le réseau des Organismes francophones de politique et d’aménagement linguistiques (OPALE), pour réintroduire de la diversité linguistique dans la science.

« Croiser la question de la langue et celle des sciences » : c'est, selon Xavier Darcos, chancelier de l’Institut de France, le propos du colloque « Pour des sciences en français et en d’autres langues », dont l’ambition est – entre autres – de « réintroduire de la diversité linguistique dans la science ».

Pour cela, l’un de ses principaux enjeux était de « définir de nouveaux objectifs pour garantir la place du français – et d’autres langues – dans le discours scientifique », précise Paul de Sinety, délégué général à la langue française et aux langues de France au ministère de la Culture. Retour sur une séquence importance de cette journée placée sous le signe du « plurilinguisme de la pensée ».

Le français est au cœur des priorités du ministère de la Culture. Il permet d’exprimer toutes les réalités du monde contemporain (Franck Riester)

La francophonie, nouvel horizon pour les scientifiques

Le français est-il encore une langue de science ? Pour Pascale Cossart, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, la réponse ne fait pas de doute. « Le scientifique doit pouvoir parler de ses recherches en français grâce à une panoplie de termes adaptés, assure-t-elle. C’est là tout l’enjeu du travail que mène la Commission d’enrichissement de la langue française auquel participe l’Académie des sciences ».

Selon elle, il faut privilégier trois modes de « transmission linguistique ». « Lorsque les scientifiques se rencontrent, dit-elle, la langue commune est bien l’anglais, car c’est la langue utilisée pour une compréhension mutuelle. En revanche, la langue du quotidien doit demeurer le français, même s’il est de plus en plus courant que les réunions de laboratoires se fassent en anglais. Enfin, et ce n’est pas le moindre rôle qu’il peut revendiquer, le français a une place importante à jouer en tant que langue de vulgarisation ».

La Francophonie constitue un autre horizon majeur pour le développement du plurilinguisme dans les sciences. L’enjeu est de taille, alors que le français pourrait avoir 700 millions de locuteurs dans le monde « à l’horizon 2050 ». Le Collège de France, où les professeurs sont tenus, depuis 1530, d’enseigner en français, l’a bien compris. La chaire Mondes francophones, créée en partenariat avec l’Agence universitaire de la Francophonie, a pour objectif principal, selon Thomas Römer, administrateur de la prestigieuse institution, de « mieux faire connaître l’enseignement de grandes personnalités de la Francophonie ».

Le français a un rôle déterminant à jouer en tant que langue de vulgarisation

L’ensemble de la communauté scientifique reconnait la nécessité de valoriser et développer la place du français au sein dans les formations scientifiques et dans l’activité de Recherche. Pour Isabelle Charest, ministre déléguée à l’Éducation et ministre responsable de la Condition féminine du Québec, « la science en français est une façon d’afficher qui nous sommes ». La ministre du Québec plaide pour « encourager les chercheurs francophones à travailler ensemble ».

Côté hexagonal, Frédéric Dardel, conseiller spécial de la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, mentionne deux axes forts du prochain projet de loi pluriannuel de programmation de la recherche. « Référencer en ligne toute la production scientifique en français et favoriser la politique d’accès au web afin que cette visibilité fasse des émules parmi les jeunes générations », détaille-t-il. 

 

 

Penser/écrire entre les langues

Faut-il, à la manière de Valery Larbaud, qui avait relié les livres de sa bibliothèque en fonction de leur langue, agir de même avec les sciences ? Autrement dit, « la pensée scientifique est-elle dépendante de la langue qui en est le vecteur ? » A ces questions formulées par Étienne Klein, physicien et philosophe de sciences, producteur de « La Conversation scientifique » sur France Culture, les réponses sont nuancées.

« Les langues, aussi différentes soient-elles, ont en commun un ensemble de structures, une « grammaire », universels. Pour reprendre la thèse de Chomsky, c’est la pensée qui façonne le langage et non l’inverse », observe Claudine Tiercelin, philosophe, professeur au Collège de France, en opposant cet « universalisme » à un « relativisme » linguistique et culturel.

Il est surtout important de ne pas parler en franglais

Dans le même esprit, Pierre Judet de La Combe, philologue, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, distingue la « langue comme instrument et la langue pour dire ce qui ne l’a pas encore été ». Le scientifique rapporte le propos d’un dirigeant de l’entreprise Thales: « Le mot de sécurité recouvre des concepts différents selon la langue : en français, il correspond à la démonstration d’une probabilité quasi nulle d’un accident ; en anglais, la « safety » est atteinte si les conditions de sécurité attendues sont réunies, en allemand, si le processus de production a atteint le plus haut degré de fiabilité ». Une fois ces différences connues, un accord peut avoir lieu. « La solution trouvée est imprévisible. L’échange argumenté entre les différentes parties permet de produire un concept nouveau », analyse-t-il, en ajoutant que « la culture met en relation des réalités subjectives et en produit d’autres ».

Historiquement, la pensée est autonome du langage, rappelle Jean-Marie Klinkenberg, sémioticien, président du Conseil de la langue française et de la politique linguistique de Belgique. « Nous pouvons agir sur le corpus des langues, soutient-il. Avec ses contraintes stylistiques, sa mise au point de sémiotiques non verbales, le discours scientifique s’est arrangé pour sortir du carcan des langues. Dans leurs laboratoires respectifs, la plupart des scientifiques s’imposent de parler leurs langues. C’est à l’intérieur des institutions qu’il convient de prendre garde à ce pas céder à la facilité du relativisme ».  

Les sciences se pensent-elles dans une seule langue ?

Les sciences se pensent-elles dans une (seule) langue ? La question mérite assurément d’être posée si l’on songe, comme le rappelle Étienne Klein, qu’Albert Einstein, l’inventeur de la relativité, pensait « en dehors » du langage. « Les pensées lui venaient sous la forme d’images mentales, la difficulté était de les traduire dans la langue commune », témoigne-t-il. Même tonalité chez Alain Badiou, que cite encore Étienne Klein. Pour le philosophe, « les mathématiques se situent à l’extrémité du langage ». Alors, les sciences se pensent-elles à l’intérieur ou à l’extérieur de la langue ?

Pour Françoise Combes, astrophysicienne à l’Observatoire de Paris, « la langue de diffusion à grande échelle » est, aujourd’hui, incontestablement l’anglais. « Il y a aujourd’hui un esperanto qui est le globish [abréviation de la locution : global english], poursuit-elle. Dans les colloques, nous parlons naturellement anglais. Dans les livres que nous écrivons, c’est autre chose. Nous utilisons notamment le français, mais, il est surtout important de ne pas parler en franglais ». François Combes prend l’exemple de projets de télescopes : « Toutes les nationalités se mettent ensemble pour discuter du projet. Il est primordial de garder un esperanto qui nous permette de communiquer à grande échelle ».

Multiplier les langues, c’est multiplier les façons que l’on a de voir le monde, restituer une part d’étrangeté à ce qui nous semble familier

Un point de vue radicalement opposé à celui du mathématicien Laurent Lafforgue, récompensé en 2002 de la médaille Fields. Est-ce un hasard, interroge-t-il, si « la France a réalisé, plus qu’aucun autre pays, des renouvellements conceptuels admirables des mathématiques après la Seconde Guerre mondiale ? » Pour lui, le scientifique se situe « à l’intérieur des langues », et le français, comme langue des humanités, donne de la « profondeur » à la pensée scientifique. « Aujourd’hui, regrette-t-il, on fait des mathématiques partout de la même façon, elles n’ont plus la même profondeur, il manque la pensée. Ce défaut de pensée est très lié à la perte linguistique. Les mathématiciens sont formés comme des techniciens, et non plus aux humanités ». Une piste d’avenir sur laquelle tous s’accordent pour faire coexister équitablement les langues dans le monde de la recherche, pourrait être fournie par les logiciels de traduction automatique, « de plus en plus efficaces ».

Mais gare à ne pas perdre de vue que « ce qui est important, c’est le frottement des langues entre elles », estime Jean-Claude Ameisen, biologiste, ancien président du Comité consultatif national d’éthique.  « Multiplier les langues, c’est multiplier les façons que l’on a de voir le monde, restituer une part d’étrangeté à ce qui nous semble familier ». Le Comité national d’éthique n’a pas fait autre chose. « À partir de différentes langues, nous inventons une façon de voir que nous n’avions pas au départ, observe-t-il. Il s’agit non seulement de partager des connaissances mais aussi des démarches scientifiques. Résultat : nous avons affaire à de véritables enjeux de citoyenneté et de démocratie ».

 

Barbara Cassin : « Faisons des sciences en français et dans d’autres langues »

 

Tout est parti d’une visite de la Cour de justice de l’Union européenne, début novembre. A Luxembourg, Barbara Cassin, qui vient de faire une entrée remarquée à l’Académie française, découvre, « fascinée », une « énorme machine », destinée à « assurer l’égalité de tous les citoyens européens devant le droit » : la traduction des arrêts de la Cour de justice, soit 24 langues officielles, 552 combinaisons linguistiques, 30 systèmes juridiques nationaux, 920 personnes dans la direction générale du multilinguisme, 608 juristes linguistes, 70 interprètes.  Quel en est le coût ? « L’ensemble du multilinguisme en Europe, c’est 2,50 euros par personne par an, soit un café. À la Cour de justice, c’est 20 centimes d’euros, soit le sucre dans le café ».
« Cette expérience m’a fait toucher du doigt que l’Europe est liée, dans son essence même, aux langues », assure la philosophe, en soulignant que « le multilinguisme est la colonne vertébrale de la Cour ». Car de quoi s’agit-il pour la Cour de justice ? Rien de moins que « d’inventer un nouvel idiome pour faire naître du commun ». « Puisqu’il y a des droits très différents, poursuit Barbara Cassin, il s’agit de réinventer, de redéfinir, des termes comme travailleur, époux, infraction, qui prennent, par-delà les particularismes nationaux, une nouvelle acception ».
Si cette expérience a autant intéressé la philosophe, c’est parce qu’elle remet en cause des idées reçues. A commencer par celle qui veut que la langue soit avant tout un outil de communication. « Si tel est son objet, nous devrions, nous autres scientifiques, communiquer en anglais, cette dernière étant la langue de communication internationale. Pour ce qui est d’exprimer une pensée, je vous propose de passer au pluriel. Il s’agit des langues, et non pas de la langue, et alors elles ne servent pas seulement à communiquer mais à exprimer une vision du monde. Vous pensez en langues. C’est ce « en langues » qui m’importe, car il est solidaire d’un « entre les langues ». Je dirais : faisons des sciences en français et dans d’autres langues, pour les sciences exactes comme pour les sciences humaines », a affirmé la philosophe.