Lauréate du prix d’éducation aux médias décerné par le ministère de la Culture à l’occasion des Assises du journalisme, l’association Fake Off déconstruit la désinformation en aiguisant l’esprit critique des plus jeunes.

FAKEOFF

Aujourd’hui, après l’effroyable assassinat terroriste dont a été victime un professeur d’histoire à Conflans-Sainte-Honorine qui inculquait à ses élèves l’esprit critique, l’éducation aux médias apparaît plus que jamais comme un élément incontournable de la citoyenneté. « [Ce professeur] enseignait que la caricature fait partie de notre culture. Nous poursuivrons ce combat », a assuré la ministre de la Culture.

Un combat de tous les jours pour le ministère de la Culture, qui a décerné, à l’occasion de la 13e édition des Assises du journalisme qui se sont tenues les 1er et 2 octobre, son prix de la meilleure initiative associative et citoyenne d’éducation aux médias à l’association Fake Off pour son projet « Lumières sur Sevran ». Entretien avec le journaliste et réalisateur indépendant Pierre-Hyppolite Senlis, en charge de cette initiative. 

Destinée à lutter contre la désinformation de masse chez les jeunes, l'association Fake Off a été créée après les attentats de 2015. Cinq ans plus tard, sa raison d'être a-t-elle évolué ? 

Fake Off a d’abord été un collectif, créé dans la foulée de Charlie Hebdo, à l’initiative d’Aude Favre, de Sylvain Louvet et de plusieurs autres journalistes. Nous existons en tant qu’association depuis février 2018. Notre objectif initial est demeuré le même mais notre champ d’intervention, lui, s’est un peu élargi : au-delà de la lutte contre la désinformation, nous faisons également de l’éducation aux médias et à l’information (EMI). On apprend aux jeunes comment s’informer, on fait le point sur ce qu’est une information, la manière dont elle est fabriquée et on les sensibilise aux différents canaux de diffusion qui existent. Récupérer une information anonyme sur un réseau social, ce n’est pas la même chose que lire un article signé dans un journal ! Le fait de combattre les infox et les théories du complot n’est donc qu’une partie de notre travail, qui vise plus largement à aiguiser l’esprit critique des plus jeunes.

Il y a un dialogue à renouer autour des métiers de l’information. Il ne faut pas être prosélyte, asséner des vérités à nos auditeurs, mais plutôt leur montrer des méthodes de réflexion, des méthodes de travail, et accepter d’en discuter avec eux

Votre action comprend deux grands volets : intervention auprès des scolaires et formation à l'EMI d'adultes en contact avec le jeune public. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont vous procédez ?

Ces deux pans de notre activité sont souvent couplés : on essaye, dans la mesure du possible, de former les encadrants que l’on rencontre dans le cadre de nos interventions en leur transmettant des outils, des contenus. C’est même un préalable intéressant dans le sens où leurs retours nous permettent d’affiner notre action auprès des scolaires – qui demeurent notre cible prioritaire. Nous essayons d’intervenir sur au minimum deux créneaux de 2h, ce qui nous permet d’aborder largement le métier de journaliste, de leur montrer des contenus vidéos, et de leur expliquer ce qu’est un biais cognitif. On leur apprend également à chercher eux-mêmes l’information et à la vérifier. Enfin nous programmons, dans certains cas, des interventions plus longues au cours desquelles nous faisons de la production, c’est-à-dire que nous montons, avec les élèves, des reportages, des articles, des revues de presses, des vidéos…

Assises journalisme 2020

Qu'est-ce qui, selon vous, fonctionne - mais aussi fonctionne moins - en matière d'EMI ? 

Arriver avec des faits d’actualité qu’ils ne connaissent pas est contre-productif. Il faut faire les choses avec eux, et surtout partir de leur expérience. Partir de leur téléphone, de ce qu’ils ont vu ou entendu et, de là, aborder différentes thématiques qui ont trait à l’esprit critique et au métier de journaliste. Être à leur écoute est essentiel, et cela implique aussi de se remettre en question. Il y a un dialogue à renouer autour des métiers de l’information. Il ne faut pas être prosélyte, asséner des vérités, mais plutôt leur montrer des méthodes de réflexion, des méthodes de travail, et accepter d’en discuter avec eux.

Quelle est la particularité du projet "Lumières sur Sevran", qui vous a valu le prix EMI des Assises du journalisme 2020 ? 

Le projet « Lumières sur Sevran » a vu le jour en janvier 2019. Il est inspiré du programme de résidence de journalistes, lancé par le ministère de la Culture et géré par les DRAC. Il s’agit en l’occurrence, d’une résidence d’associations qui permet à une quinzaine de journalistes d’intervenir chaque semaine sur différentes structures, différents dispositifs, au sein de la ville de Sevran. C’est la première fois que nous menons un projet à l’échelle d’un territoire, et non pas à l’échelle d’un public. Cela a nécessité de s’intéresser à la ville, de découvrir les initiatives de lutte contre le décrochage scolaire, le travail des structures associatives et des maisons de quartier… en vue de s’insérer dans ce maillage territorial. C’est un travail passionnant, qui nous permis de travailler autrement, en contact avec de nouveaux publics. En ce moment par exemple nous développons beaucoup d’actions autour des dispositifs relais, qui accueillent les élèves en marginalisation scolaire entre le collège et le lycée.

La particularité de ce projet tient également à la place de Sevran dans le paysage médiatique. Il y a eu les départs en Syrie, il y a eu des reportages télévisés qui ont parfois été mal pris par les sevranais. « Lumières sur Sevran » était aussi un moyen de renouer un dialogue entre les journalistes, les citoyens, les acteurs sociaux, culturels locaux… De notre côté cela a été une expérience extrêmement enrichissante, qui nous a permis de réfléchir sur notre action et notre profession. Ces échanges ont, aujourd’hui encore, un impact non négligeable sur nos actions, et la manière dont nous les menons.

Quelles sont les ambitions de Fake Off pour l'avenir ? 

Nous comptons développer d’autres résidences, sur le modèle de ce qui a été fait dans le cadre du projet « Lumières sur Sevran ». Nous savons d’ores et déjà que Fake Off va investir la ville d’Aulnay-sous-Bois et des collaborations sont actuellement envisagées avec La Courneuve. L’ambition des fondateurs de l’association était de créer un réseau national et nous nous y attelons en déployant progressivement ce qu’on a développé, expérimenté à Sevran – interventions sur l’exclusion scolaire, ateliers numériques crées pendant le confinement… Par ailleurs le projet initial va lui aussi perdurer : « Lumières sur Sevran » n’était censé durer que 6 mois mais il a été régulièrement reconduit, et il va se poursuivre en 2021.

Comment déconstruit-on une infox ?

Différente de l’acquisition de savoirs comme la littérature ou les mathématiques, l’éducation aux médias et à l’information ressemble davantage à une expérience de longue haleine menée – dans le cas qui nous occupe – avec les plus jeunes. Avec ses moments  « magiques » où un jeune fait de lui-même les gestes qui le conduisent sur la voie de l’esprit critique. C’est le cas de cette jeune fille, qui a déconstruit une rumeur à laquelle elle croyait fermement : celle d’un enlèvement d’enfants de grande ampleur, organisé par des Roms pour alimenter un trafic d’organes. « Dans le cadre d’un stage de production vidéo, on a été amené à aborder cette rumeur avec un groupe d’élèves. Une jeune fille avait des croyances particulièrement tenaces sur le sujet, et nous l’avons incitée à prendre un ordinateur pour faire des recherches par elle-même. Cette intervention était filmée et la caméra a saisi le moment où elle a compris qu’il s’agissait bel et bien d’une infox. Il y avait plusieurs journalistes présents ce jour-là et on a tous vu quelque chose éclore dans les yeux de cette jeune fille, c’était assez magique d’assister à cela », raconte Pierre-Hyppolite Senlis, en ajoutant que « cela fait cinq ans que l’association a commencé à intervenir auprès des enseignants et des écoles, et plus on en fait, plus on va sur le terrain, plus on a envie de continuer. Parce qu’on se rend compte que l’on fait bel et bien évoluer les choses et que, petit à petit, en s’organisant bien, en faisant de bons contenus pédagogique, on arrive à toucher de plus en plus de personnes ».