Organisé par le ministère de la Culture du 21 au 23 juin, le colloque "Vie des musées – Temps des publics" approfondit la réflexion entamée par la mission Musées du XXIe siècle sur les pratiques de médiation. Le philosophe Alain Kerlan, membre du comité de pilotage, revient sur les principaux enjeux de ce rendez-vous. Premier volet de notre série sur les musées de demain (1/3).
Dans quel contexte s'inscrit l'organisation du colloque "Vie des musées – Temps des publics" ?
Dans l’intitulé même du colloque “Vie des musées – Temps des publics”, la conjonction de ces deux termes “vie” et “temps”, de ces deux dimensions donc, “vitalité” et “temporalité”, est pour moi très intéressante et particulièrement significative. Il y a bien une “vie” du musée, en ce sens qu’un musée est vivant, bouge, respire, mais aussi en ce sens qu’il faut désormais tout à la fois que la vie entre au musée et que le musée soit dans la vie. Quant au “temps des publics”, on peut certes l’entendre tout d’abord comme une manière de dire que le musée est entré dans l’âge des publics, qu’est venue “l’heure des publics” comme préoccupation centrale du musée ; mais on peut aussi mettre l’accent sur la nécessité d’accorder la vie des musées avec les temporalités des publics : pour poursuivre la métaphore, un musée vivant est un musée qui respire au rythme des publics, et plus précisément de la pluralité, de la diversité des publics. Pour autant, cela n’implique pas que le “temps” du musée doive totalement se banaliser dans le temps ordinaire. Le défi me semble être dans cette double tâche : restaurer la continuité entre la vie et l’expérience ordinaire, d’un côté, et les œuvres d’art, de l’autre, tout en préservant la vitalité et de la temporalité spécifiques de l’expérience esthétique.
Il y a bien une “vie” du musée, en ce sens qu’un musée est vivant, bouge, respire, mais aussi en ce sens qu’il faut à la fois que la vie entre au musée et que le musée soit dans la vie
La question de la place des publics dans le musée du XXIe siècle est aujourd’hui centrale : les institutions muséales, lieu de conservation du patrimoine, se soucient plus particulièrement des modalités de transmission de celui-ci. Comment ce changement de paradigme s'est-il opéré ?
Vous parlez, à juste titre, d’un changement de paradigme : d’une "centration" sur le patrimoine et sa conservation à une "centration", non seulement sur la transmission – cette fonction était importante dans l’ancien paradigme – mais sur le vécu muséal, sur le patrimoine comme objet d’une expérience à vivre et sur le musée comme lieu d’une expérience spécifique. J’ai déjà employé l’expression qui désigne pour moi la clé de ce changement de paradigme : il s’agit de la notion d’expérience esthétique. Elle est aujourd’hui au cœur de la réflexion sur l’art. Cette orientation doit beaucoup à l’inspiration du philosophe américain John Dewey, qui fut aussi l’un des pères de l’éducation nouvelle, et à l’ouvrage ultime qui fut le sien, publié en 1934 : Art as experience (L’art comme expérience, Gallimard, Folio/Essais, 2010). Il y a là comme un effet retardé, mais il faut noter que la philosophie de l’art de Dewey a exercé une réelle influence sur l’art du XXe siècle, sur Jackson Pollock d’abord, puis sur nombre d’artistes qui se sont donnés comme programme de “rapprocher l’art de la vie”. Son influence a été très grande aussi sur la création de ce lieu pédagogique très exceptionnel qu’a été le Black Moutain College, une institution universitaire qui mettait l’art à la base même de sa conception éducative. Les premières phrases de L’art comme expérience sont, pour notre colloque, d’une étonnante actualité. Permettez-moi de les citer : “Une fois qu’un produit artistique est reconnu comme une œuvre classique, il est en quelque sorte isolé des conditions humaines qui ont présidé à sa création et des conséquences humaines qu’il engendre dans la vie et l’expérience réelle”.
D’où l’expérience esthétique que vous appelez de vos vœux…
Ce “changement de paradigme”, comme vous dites, recouvre un enjeu pleinement démocratique. En ce qui concerne l’accès à l’art et à la culture, nous sommes entrés, selon moi, dans une troisième phase de la démocratisation. J’ai eu l’occasion de développer cette idée lors d’un colloque au Sénat qu’avait organisé en juin 2015, grâce à l’appui de la sénatrice Marie-Christine Blandin, le collectif “Pour l’éducation par l’art”, dont je suis membre. Je la résume brièvement. La thèse invite à considérer que nous sommes engagés dans une troisième strate de ce qu’il est convenu d’appeler la « démocratisation culturelle ». La première phase consistait - et consiste toujours - à permettre à tous et à chacun d’accéder au patrimoine de l’art et de la culture, de s’approprier le patrimoine qui lui appartient en droit en tant qu’homme/femme et citoyen. Inutile de vous rappeler la nécessité démocratique de cette appropriation. La deuxième phase ou strate est caractérisée par l’ambition de permettre à chacun d’accéder aux pratiques artistiques de son choix. Il s’agit là encore, chacun en conviendra, d’une autre dimension, tout aussi nécessaire, de la démocratisation. Est-ce suffisant ? Eh bien non. Il existe une autre dimension, que nous découvrons aujourd’hui comme une nouvelle exigence démocratique : permettre à tous et à chacun d’accéder à une véritable expérience esthétique. Si je ne devais dire ici qu’une seule chose, ce serait celle-ci : une nouvelle et essentielle étape de la démocratisation dans le domaine de l’éducation artistique passe par l’accès de tous à l’expérience esthétique, comme expérience humaine fondamentale. En effet, cette troisième strate, à proprement parler, est nécessaire au plein accomplissement des deux autres : j’en suis convaincu, sans expérience esthétique préalable, aussi simple soit-elle, l’œuvre d’art risque de demeurer opaque en tant qu’œuvre, et nulle « explication » ne pourra y pourvoir. Apprendre quelque chose « sur l’œuvre » ne suffit pas à entrer dans « l’expérience de l’œuvre ». A quoi bon le Musée si le tableau n’est pas attendu et lu comme cristallisation d’une expérience du monde qui recoupe la mienne ? A quoi bon la danse et la chorégraphie si le mouvement des danseurs sur la scène ne prolonge d’une certaine façon celui de mon propre corps dans l’expérience ordinaire ? A quoi bon si le « partage du sensible » initial m’en éloigne ?
Une nouvelle – et essentielle – étape de la démocratisation dans le domaine de l’éducation artistique passe par l’accès de tous à l’expérience esthétique, comme expérience humaine fondamentale
Lors de la préparation du colloque, les participants ont été invités à entamer une réflexion en amont des tables-rondes. Qu'est-ce qui a inspiré cette méthodologie originale ?
J’y vois pour ma part plusieurs avantages et intérêts. Le premier intérêt, bien entendu, est de mobiliser l’ensemble des participants, et plus précisément chacun des membres de la « communauté », personnellement, dans sa réflexion et son expérience personnelles. Le second intérêt est central : je vois dans le dispositif lui-même une procédure assez bien en congruence avec la place qu’accorde mon propos à l’expérience. En amont, comme vous dites, et en assez petit nombre, chacun pourra plus aisément puiser dans ses propres expériences et en rendre compte, en débattre, les partager, expériences professionnelles autant qu’expériences culturelles. De surcroît, « l’atelier » lui-même pourra être le lieu où des expériences de pensée, de médiation, et même des expériences esthétiques, seront partagées. Je voudrais faire état enfin d’un avantage tout simple mais finalement assez rare : s’entretenir de choses précises, concrètes, comme peuvent le faire des artisans parlant de leur travail. En d’autres termes éviter les grandes généralités qui sont trop souvent le lot s’agissant d’art et de médiation. Ce qui ne signifie pas renoncer à une réflexion exigeante, bien au contraire. Ce sera d’ailleurs l’enjeu et la difficulté des tables-rondes : conserver quelque chose de cet ancrage dans des expériences concrètes tout en dégageant des significations fortes, sans verser dans les généralités ni s’en tenir à de simples compte-rendu d’expériences ou de propos tenus.
Sur quel type d'expérience vous êtes-vous – à titre personnel – appuyé pour définir les thèmes du colloque ?
Je vous répondrai en évoquant plutôt les types d’expérience qui font que je me sens en phase avec les thèmes du colloque. Trois types d’expérience sont pour moi fondatrices. Le premier type d’expérience se situe dans ce carrefour, ce croisement de l’art et de l’éducation dont je parlai au début de notre entretien. J’ai eu la chance de suivre de très près, en tant que chercheur sollicité, plusieurs dispositifs « d’éducation par l’art » d’une envergure exceptionnelle. Je pense tout particulièrement à la formidable expérience qu’a constitué l’aventure du Centre Enfance art et langages de Lyon, hélas aujourd’hui achevée, et à cette autre aventure plus récente qu’a été la classe artistique expérimentale du collège Les Escholiers de la Mosson, à Montpellier. Dans le premier cas, pendant une dizaine d’années, entre 2003 et 2013, des écoles maternelles lyonnaises ont bénéficié de résidences artistiques de longue durée, de l’ordre d’un tiers du temps scolaire sur une, voire deux ou trois années ! Chaque fois j’ai pu prendre la mesure du rôle et de l’importance décisive de la rencontre entre l’enfant et l’artiste, de l’impact de l’expérience que constitue l’enrôlement des enfants dans la démarche créative de l’artiste, dans l’expérience esthétique qu’elle leur donnait à vivre : des ponts reconstitués entre « l’expérience ordinaire » et le monde de l’art et des œuvres. Je renvoie à la lecture de l’ouvrage dans lequel il en est rendu compte, et dont j’avais assuré la direction (Des artistes à la maternelle, Lyon, éditions du Scéren, 2005). Il en était de même dans la seconde situation qu’il m’a été donné de suivre et d’analyser sur toute sa durée, la classe artistique expérimentale du collège de Montpellier. La même classe, les mêmes élèves, bénéficiant quatre années de suite d’une résidence artistique (chorégraphique, musicale et théâtrale) et d’une résidence d’écrivain deux années consécutives. Là encore, la fonction de « pont » de la démarche artistique initiée par des artistes en situation de création, et de l’expérience esthétique partagée, s’impose fortement. Non seulement pour les élèves, mais aussi pour les enseignants eux-mêmes, voire pour les parents. Le lecteur peut prendre connaissance de cette aventure dans le livre que nous lui avons consacré, au terme de cette aventure qui, hélas, à nouveau, s’est achevée à la fin de la classe de troisième sans être renouvelée (cf. A. Kerlan, F. Carraud, C. Choquet, S. Langar, Un collège saisi par les arts. Essai sur une expérimentation de classe artistique, Toulouse, éditions de l’Attribut, 2015).
Les autres expériences sur lesquelles vous vous êtes appuyé concernent votre implication dans la « création partagée ». De quoi s’agit-il ?
Le deuxième type d’expérience se situe sur le terrain de l’art d’aujourd’hui, et plus particulièrement de ce travail des artistes qui pratiquent la « création partagée », ou s’inscrivent dans cette perspective que Nicolas Bourriaud appelle « l’esthétique relationnelle ». C’est une forme d’art qui m’intéresse de longue date, et dont je trouve une réalisation particulièrement significative dans l’œuvre de l’artiste plasticien Yves Henri et son « petit peuple des guetteurs » (cf. Le petit peuple des guetteurs. Yves Henri et la création partagée, Editions La Passe du Vent, 2011) : ce sont des sculptures de silhouettes humaines, toujours conçues et élaborées en étroite relation avec un groupe social et son vécu spécifique : comme le guetteur de Djénine, né d’une résidence dans ce camp palestinien, ou le « guetteur guetté » de la prison de Villefranche-sur-Saône, fruit d’une résidence en milieu carcéral à l’initiative du MAC de Lyon et de son directeur. Ou encore le guetteur de la façade du MAC, conçu et réalisé en étroite relation avec les appariteurs et médiateurs du MAC, qui recoupe de près le thème du colloque Vie des musées – Temps des publics. Le dernier type d’expérience est le plus personnel, au sens plein du terme. Depuis quelque temps en effet, et à sa demande, en tant que « philosophe », je collabore avec l’artiste Yves Henri à l’aventure de la création partagée. En novembre dernier, nous étions sur une île grecque du Dodécanèse, dans un projet d’intervention et de création croisant l’art, la philosophie et la pédagogie comme autant de « performances » travaillant la mémoire de l’île, l’insularité, l’exil, la poétique des éléments, avec pour fil directeur le thème du vaisseau fantôme, et pour partenaires les habitants volontaires réunis autour de la bibliothèque de l’île, des classes d’écoliers, de collégiens et de lycéens, des malades et des personnels soignants de l’hôpital psychiatrique… Aujourd’hui, une sculpture monumentale, humble néanmoins puisqu’élevée avec des matériaux de récupération, le « Vaisseau fantôme de Leros », fruit de cette résidence et trace de l’aventure qui continue de la porter, fait face à la mer, et interpelle les passants, dans une baie de la petite ville de Lakki. Mais ceci est une autre histoire qui devrait faire escale en d’autres lieux…
Alain Kerlan est philosophe, professeur émérite en sciences de l’éducation à l'université Lumière Lyon2, où il a exercé les fonctions de Directeur de l’Institut des Sciences et des Pratiques d’Education et de Formation. Membre du laboratoire Education Cultures Politiques, il y dirige l’axe « Politiques de l’art et de la culture en éducation ». Son travail et ses publications se situent aux carrefours de la philosophie, de l'art et de l'éducation.
Vie des musées - Temps des publics : une réflexion collective sur l'expérience muséale
Le colloque "Vie des musées – Temps des publics", organisé par le ministère de la Culture aura lieu du mercredi 21 au vendredi 23 juin 2017 à Paris et en Ile-de-France. Sa conception, alternant séances plénières et ateliers-actions, doit permettre une réflexion collective et collaborative sur l’expérience muséale et sur les pratiques de médiation, en évolution permanente. Ce colloque qui met le public au centre de la réflexion a identifié 4 grandes thématiques : Autres temps ? Autres lieux ? / Garder le corps à l’esprit ? / Engager le débat ? / Le musée indiscipliné ? qui seront abordées à travers 17 ateliers-actions co-conçus par des professionnels de près de 50 musées. "Il était nécessaire que les thématiques viennent du terrain" assure Virginie Mathurin, chargée de l'éducation artistique et culturelle à la Direction générale des patrimoines du ministère de la Culture. "Les ateliers-actions que nous avons mis en place reposent avant tout sur la pratique et l'expérimentation. Beaucoup d'entre eux proposent ainsi des simulations autour de missions fictives afin de voir ce qui marcherait, ce qui ne marcherait pas, avec quel type de budget..."
Ces ateliers sont le fruit d’une mise en réseau inédite des institutions culturelles participantes : pendant un an, chaque musée et monument ayant contribué au projet a apporté son point de vue, ses expériences et ses problématiques spécifiques pour la construction des programmes des ateliers. Une collaboration dont les retombées semblent d'ores et déjà positives puisque certains ateliers se poursuivront après le colloque. "Les acteurs concernés, une fois rassemblés, se sont découverts des intérêts et une volonté commune de monter ensemble un projet" commente Virgine Mathurin. "Conçu dans le cadre de l'atelier 'Modalités ludiques de médiation et libre jeu au musée', le jeu entre le Musée du Louvre et le Musée d'Arts de Nantes se prolongera au-delà du mois de juin, de même que les échanges entre ces deux institutions".
Deux séances plénières auront lieu : la séance d’ouverture présentera le cadre de réflexion le mercredi 21 juin après-midi au Centre Pompidou, la séance de clôture présentera les premiers résultats des ateliers-actions le vendredi 23 juin après-midi, au musée d’Orsay. Un deuxième rendez-vous est prévu lors d’un colloque les 2 et 3 février 2018 au Musée du Louvre, pour poursuivre la réflexion et l’échange sur ces thématiques. "Il s'agit d'interroger, d'expérimenter ensemble et de repartir avec de bonnes pratiques", conclut Virginie Mathurin.