Que savons-nous aujourd’hui des publics de la culture in situ et en ligne ? Dans sa dernière livraison, la revue "Culture et Recherche" met l’accent sur une notion essentielle : l’accès à la culture. Coordinateur de ce numéro, Olivier Donnat, chargé d’études au département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture et de la Communication, revient, dans "La question du public d’un siècle à l’autre", sur les grandes étapes de cette évolution. Extraits choisis.
Au départ, il y a bien longtemps – plus d’un demi-siècle – tout était simple : l’ambition des pouvoirs publics en matière culturelle était de permettre au plus grand nombre d’accéder aux grandes œuvres de l’art et de l’esprit en menant une politique d’aménagement du territoire et de soutien à la création et à la mise en valeur du patrimoine. En un mot, il s’agissait de construire des équipements, puis de veiller à la qualité de l’offre proposée tout en favorisant la fréquentation la plus large possible. (…) [Aujourd’hui, l’entrée dans le monde numérique est en train de rebattre les cartes] (…).
Internet ou le mirage de la démocratisation culturelle
La diffusion massive du numérique et d’internet au tournant du siècle a accéléré plusieurs tendances à l’œuvre au cours des décennies précédentes, accentuant notamment la porosité entre culture et distraction, entre le monde de l’art et celui du divertissement et de la communication. (…) Ce brouillage des catégories traditionnelles qui servaient jusqu’alors à appréhender le monde de la culture est manifeste quand il s’agit de penser ce qui était naguère désigné comme la question du public. (…) Dans quelle mesure est-il dès lors toujours pertinent de parler de public pour désigner l’ensemble des personnes concernées par les différents usages de l’offre en ligne ? (…) Aujourd’hui, le recul est encore insuffisant pour prendre la réelle mesure de cet ébranlement des frontières et des catégories qui servaient à penser la question des publics, d’autant plus qu’il n’est pas facile de se défaire du vent d’optimisme qui a accompagné la diffusion d’internet. Ce nouveau « média à tout faire » a en effet été paré, dès l’origine, de multiples vertus en matière de démocratisation : plus de liberté pour exprimer ses opinions et son potentiel créatif, plus de facilités pour accéder à l’ensemble des productions culturelles, plus d’opportunités pour découvrir des contenus originaux ou pour enrichir ses expériences culturelles, etc. (…) À les écouter, on a souvent le sentiment que les outils numériques, en supprimant l’obstacle de l’éloignement géographique et en rendant l’accès à la culture « gratuit », permettent de réaliser, tout de suite et maintenant, ce qu’André Malraux fixait comme objectif à la politique culturelle.
S'il convient de prendre au sérieux la nouvelle ère de démocratisation culturelle qui s’est ouverte avec Internet, faut-il pour autant saluer « le sacre de l’amateur » et céder à l’enthousiasme des discours sur la culture contributive ?
Il n’est bien entendu pas question de contester l’étendue des facilités qu’offre le numérique en matière d’expressivité et d’accès aux œuvres et aux contenus. Le contenu de nombreux blogs, plateformes de partage ou sites collaboratifs, au premier rang desquels Wikipédia, et surtout le succès qu’ils rencontrent en témoignent. Il convient par conséquent de prendre au sérieux la « nouvelle ère de démocratisation, celle des compétences » qui s’est ouverte depuis le tournant du siècle, mais faut-il pour autant saluer « le sacre de l’amateur » et céder à l’enthousiasme des discours sur la culture contributive ? Les résultats d’enquête sont là pour rappeler que les « véritables » amateurs, ceux et celles qui participent directement à la production de contenus en ligne, demeurent toujours minoritaires. Les comportements en ligne n’échappent pas en réalité à la loi de puissance qui veut que, pour une activité donnée, seule une très faible minorité de participants soit très active, une part un peu plus importante ait un engagement plus modéré tandis que la grande majorité demeure sur le registre de la simple consommation occasionnelle et/ou superficielle.
Diversité et ouverture versus conformité et entre-soi
Les résultats d’enquête sont loin, par ailleurs, de confirmer les vertus prêtées au web en matière d’ouverture d’esprit, de curiosité et de goût pour la diversité culturelle. En effet, si les outils numériques rendent possibles les échanges avec des personnes inconnues ou très éloignées physiquement, ils permettent aussi à tout un chacun d’écarter (sur l’instant ou de manière plus durable, sinon définitive) les « indésirables », ce qui tend à favoriser l’homogénéité des réseaux de sociabilité. De plus, la logique des algorithmes, dont le rôle est chaque jour plus prépondérant, tend à confiner les individus dans un environnement familier en les orientant vers des interlocuteurs qui partagent les mêmes valeurs ou vers des consommations en phase avec leur profil ou leurs habitudes : en postulant que les internautes feront ce qu’ils ont déjà fait ou ce que leurs proches ou semblables font, les algorithmes « nous emprisonnent dans notre conformisme ». Finalement, il apparaît donc que le jeu combiné des réseaux sociaux et des algorithmes, loin d’encourager la curiosité et le goût de la découverte, s’avère d’une redoutable efficacité pour produire de l’entre-soi et favoriser une conformité croissante aux goûts et aux opinions de son groupe d’appartenance ou de sa communauté, fut-elle élective.
Moteurs de recherche et algorithmes : une médiation sans médiateur
Par ailleurs, le fait de pouvoir accéder directement aux œuvres et aux contenus culturels sans intermédiaire, dans un contexte général de gratuité, a pu faire croire à une émancipation générale à l’égard des contraintes marchandes et des formes traditionnelles de transmission. Sur ce point aussi, la réalité du monde numérique est là pour rappeler avec force les limites d’une telle perspective : la numérisation, en faisant des contenus culturels des biens non exclusifs et non rivaux, a certes permis l’essor de nombreuses activités en marge des lois de l’économie marchande mais elle a aussi rendu possible la mise en marché de nouveaux domaines d’activités et permis au capitalisme digital d’atteindre, à l’échelle de la planète, un niveau de concentration inconnu jusqu’alors. Parallèlement, si elle a offert des armes aux individus ordinaires pour prendre leurs distances à l’égard des intermédiaires et du jugement des experts, elle a en même temps placé les moteurs de recherche en position hégémonique, substituant à la médiation humaine une médiation sans médiateur, dont les contraintes et le pouvoir d’imposition sont d’autant plus forts qu’ils s’exercent de manière invisible à travers des dispositifs technologiques. Cette profonde ambivalence des pratiques en ligne actuelles invite à ne pas céder au déterminisme technologique. Le monde numérique est certes dominé par de fortes contraintes technologiques et de puissantes logiques économiques, mais le jeu reste ouvert, à condition de ne pas laisser les principaux acteurs d’internet façonner nos goûts culturels via les algorithmes. C’est probablement là aussi que se joue aujourd’hui pour les équipements culturels la question des publics de demain.
[NB : les intertitres sont de la rédaction]
Culture & Recherche n°134, hiver 2016-2017 : Les publics in situ et en ligne
Que savons-nous aujourd’hui des publics in situ et des publics en ligne, des usages que les uns et les autres font de l’offre proposée par les équipements culturels, et surtout des relations qu’ils entretiennent ? Ce numéro de Culture et Recherche revient sur différentes initiatives de mise en ligne de contenus, de médiation numérique et d’étude sur leur réception menées au sein de musées, services d’archives, bibliothèques ou structures de spectacle vivant. Il met en lumière les objectifs de politique culturelle poursuivis à travers le numérique et les moyens mis en œuvre par les établissements culturels, notamment en termes de compétences et d’organisation. La question du renouvellement des outils et des dispositifs d’enquête à l’ère numérique est aussi abordée, sans cacher le caractère encore imparfait de la connaissance des publics en ligne et de leurs usages. L’ensemble des contributions dessinent ainsi un premier état des lieux riche d’éléments de réflexion sur les mutations que connaissent à l’heure actuelle les modes d’accès à la culture et les politiques de développement des publics. Dans le prolongement de ce numéro, le ministère de la Culture et de la Communication organise une « Rencontre culture numérique » sur le même thème, les lundi 27 mars et mardi 28 mars, à l'auditorium du Louvre.