Préparée par Catherine Tasca, la loi du 4 août 1994 sur l'emploi de la langue française, dite communément « Loi Toubon », sera au centre d'une journée d'étude le 13 octobre, au Palais du Luxembourg. Rencontre avec trois acteurs clés du dispositif.
Jacques Toubon : « le droit au français est un droit fondamental »
Ancien ministre de la Culture et de la Francophonie
« Cette loi, qui suscita de l'incompréhension, voire de la raillerie, parmi les relais d'opinion, est aujourd'hui massivement approuvée par nos concitoyens. De quoi s'agit-il, en effet ? Non pas d'une loi sur le bien-parler ou le bien-écrire, comme certains ont feint de le croire, mais bien d'une loi qui prévoit l'emploi du français dans les différentes circonstances de la vie sociale telles que le travail, la consommation, la publicité, les médias, les services publics, l'enseignement et la recherche. Par exemple, elle fait obligation à tout employeur installé sur le territoire français, fût-il une multinationale de Chicago, de conclure un contrat de travail en français ou de le traduire. Autre exemple : elle oblige le fabricant d'un médicament ou d'un appareil électrique à traduire le mode d'emploi... De fait, il existait bel et bien un vide juridique dans ce domaine. Aujourd'hui, on enregistre de bons résultats dans les domaines de la consommation, du travail, de l'enseignement et la recherche, mais d'autres secteurs sont à la traîne : la publicité, les médias et, malheureusement, les services publics. Un colloque sur la langue française, organisé au printemps 2014 par le Conseil supérieur de l'audiovisuel, faisait état de cette situation, et de la nécessité de rappeler à leurs devoirs la SNCF, Air France, la Poste ou encore EDF.
Comment la loi du 4 août va-t-elle relever les grands défis du XXIe siècle : l'affirmation des identités locales, l'internationalisation croissante des échanges, l'instantanéité de l'information... ? Elle trouvera – je le sais – les réponses adaptées, tout comme elle a trouvé à s'intégrer, voici vingt ans, au contexte exigeant qu'était l'exception culturelle. Ce dossier, le premier dont j'ai eu à m'occuper quand j'étais ministre de la Culture et de la Francophonie, a servi de levier pour conduire le chantier de la diversité culturelle et linguistique. Il y avait une véritable logique entre les deux processus. Aujourd'hui, en tant que Défenseur des droits, je souhaite que rayonne l'idée que le droit au français est un droit fondamental, constitutionnel. « La langue de la République est le français », dit l'article 2 de notre Constitution. Du respect de ce droit dépend la cohésion sociale dans notre pays. Ce qui n'empêche pas notre langue de rester une langue ouverte ».
Xavier North : « une loi démocratique, loin de la crispation identitaire »
Délégué général à la langue française et aux langues de France
« La Délégation anime, à l'échelon interministériel, la politique linguistique de l’État. D'où ses deux grandes missions : veiller à l'application du cadre légal qui garantit l'usage du français dans les grands domaines de la vie sociale, et d'autre part contribuer à l'enrichissement de notre langue via un certain nombre d'outils et d'actions de sensibilisation. Les deux missions sont intimement liées. Comment voulez-vous que le français reste en usage, que les professionnels, les techniciens, les savants continuent à l’utiliser, s’il n’a plus « les mots pour le dire » pour paraphraser un titre célèbre ? Le français s’est toujours nourri de termes étrangers, mais pour rester « en exercice », pour qu’il reste notre langue commune et garantisse à tous une possibilité d’accès à l’information, au savoir, à la culture, il faut qu’il soit compris et partagé par tous. Pourquoi dire « crowdfunding » quand vous pouvez dire « financement participatif » ? Pourquoi faudrait-il cesser de penser en français, étant entendu que les mots ne disent jamais exactement la même chose dans une langue et dans une autre ? Mais loin d'être le symptôme d'une crispation identitaire, la loi Toubon est au contraire une loi démocratique, puisqu’elle instaure dans notre pays un droit d’expression et d’information en français, ce qui n’empêche nullement, quand le besoin s’en fait sentir, de recourir à d’autres langues. Notre cadre légal offre un modèle singulier, qui a servi de référence à des pays comme la Slovénie ou la Pologne au moment de leur passage à la démocratie.
Comment, concrètement, la Délégation fait-elle respecter la loi Toubon ? Par le dialogue, car nous n'avons pas de pouvoir de sanction. Nous dialoguons avec la représentation nationale sur les évolutions éventuelles de la loi – je pense par exemple à une proposition de loi des sénateurs Marini et Legendre que nous avons soutenue en 2005. Nous dialoguons au quotidien avec les diverses administrations concernées et les associations agrées de défense de la langue française, afin qu'elles nous rendent compte, via des enquêtes et des témoignages, des manquements et infractions relevées dans leur domaine. Le rapport annuel qui en résulte, produit par nos services et remis au Parlement, offre une photographie précise de la situation, y compris d’ailleurs dans les organisations internationales, où le français a le statut de langue officielle ou de travail. On a vu ainsi que l'usage du français avait reculé de façon spectaculaire dans les organisations internationales et les institutions de l'Union européenne. A la Commission, par exemple, le pourcentage de documents produits en français est tombé de 38 % à… 4,4 % entre 1996 et 2013 ! Mais en France, dans l’ensemble, la lettre de la loi est plutôt respectée, si son esprit ne l’est pas toujours : voyez les slogans publicitaires en anglais dont la traduction en français est proposée sur les affiches en lettres minuscules ! Pour finir, je dirais que la loi offre un cadre nécessaire, mais que c'est aux citoyens qu'il revient de la faire vivre grâce à une prise de conscience accrue. A l'heure où la question de l'intégration linguistique des migrants se pose de manière aiguë, où les nouvelles technologies modifient nos pratiques culturelles et linguistiques, les médias, eux aussi, prennent de plus en plus conscience - et c’est heureux - de leur rôle de prescripteurs ».
Bernard Cerquiglini : « la loi Toubon renforce la francophonie en France et dans le monde »
Recteur de l'Agence universitaire de la francophonie
« Le réseau mondial d'universités francophones que j'anime à travers 98 pays est fondé sur une langue commune : le français. Comme recteur donc, mais aussi pour avoir participé à sa genèse aux côtés de Catherine Tasca, je ne puis qu'admirer une loi qui rappelle que le français est langue de la République, de l'enseignement et de la recherche. Naturellement, la loi Toubon s'applique à la France. Elle renforce la francophonie en France. Ce n'est pas rien, dès lors qu'on touche à la question sensible du plurilinguisme. Pourtant, on a eu tort de mener une contradiction entre défense de la langue française et plurilinguisme : la République protège aussi les autres langues de France ! Un nouvel amendement constitutionnel a été pris dans ce sens.
Tout cela étant précisé, il est clair que la loi Toubon renforce aussi la francophonie dans le monde. La France est, avec la Belgique, le berceau de la langue. Quand la France prend une loi, c'est exemplaire, et l'écho de la loi Toubon est grand dans de nombreux pays francophones, particulièrement attentifs à la situation française. Cette solidarité est encore plus marquée entre la France et le Québec, deux pays qui se sont dotés de cadres légaux voisins. Voyez la loi 101, par exemple, qui francise le Québec. Le français reste une grande langue d'enseignement et de recherche : je le vois tous les jours, depuis sept ans, au nombre des adhésions d'universités étrangères du Brésil ou de Chine. C'est pourquoi je ne regarde pas l'importation en France de termes anglais d'un œil affolé. Je suis historien de la langue. L'historien prend du recul. Un anglicisme, quand il est un xénisme – type d'emprunt lexical consistant à prendre un terme étranger tel quel – heurte la conscience. On est agacé lorsqu'il apparaît, mais on ne s'aperçoit pas lorsqu'il disparaît. Ces mots-là ne font souvent que passer. On devrait faire établir un cimetière des anglicismes, et ériger une statue à Proust. Son œuvre est truffée d'anglicismes, mais pas un n'est vivant actuellement. Swann était très smart, ce soir-là, en dinner-jacket... ».