104,5 milliards d'euros, 3,2% de la richesse nationale, 670 000 emplois culturels... Tels sont les résultats révélés par une étude sur « L'apport de la culture à l'économie en France » publiée le 3 janvier par l'Inspection générale des affaires culturelles et l'inspection générale des finances. Selon Aurélie Filippetti, le rapport fait de la culture « un secteur essentiel, stratégique pour le développement économique de notre pays ».

En commandant ce rapport, Aurélie Filippetti et Pierre Moscovici souhaitaient disposer d'éléments globaux et concertés sur le secteur de l'économie de la culture. Qu'apportent de neuf ces orientations méthodologiques ?

Serge Kancel : La méthodologie consistant à mesurer le poids de la culture en s'appuyant sur les statistiques d'entreprises incontestables fournies chaque année par l'Insee, nous a été inspirée par le DEPS qui l'avait déjà appliquée à un "noyau dur" d'activités culturelles (voir le récent Culture Chiffres d'Yves Jauneau publié en septembre 2013). En partant de cette base, le rapport des deux inspections innove sur trois points : il élargit la notion d'activités culturelles, en complément il identifie les activités économiques "indirectement" culturelles et, enfin, il forge le concept d'apport de la culture à l'économie en y ajoutant les retombées que l'activité culturelle induit sur le reste de l'économie. Cet apport global est de 104,5 milliards d'euros, ce qui est un chiffre conséquent.

Pourquoi avoir choisi cette notion extensive de « PIB culturel » plutôt que – par exemple – les résultats en termes  de chiffre d'affaires ?

Jérôme Itty : Pour un travail comme le nôtre, la notion de valeur ajoutée était plus juste que la notion de chiffre d'affaires, car elle mesure l'apport de chacun à la richesse nationale sans chevauchements possibles. Par exemple, à partir de biens et services qu'il consomme (de l'électricité, des assurances, des matériaux de base, etc.), la valeur ajoutée d'un producteur est de créer un spectacle ; puis la valeur ajoutée de l'exploitant de salle qui achète le spectacle est de le montrer et de le faire connaitre, et ainsi de suite. C'est ce qui explique que la richesse de la nation, c'est-à-dire (à peu de choses près) le PIB, se mesure par la somme des valeurs ajoutée. En ajoutant les valeurs ajoutées des entreprises du secteur culturel, soit 57,8 milliards d'euros, le rapport donne donc la meilleure approche possible de ce que l'on peut appeler le "PIB culturel" : soit 3,2 % du PIB national.

Dans le calcul du PIB culturel, vous ajoutez notamment un élément complémentaire, celui des « activités indirectement culturelles ». Qu'apporte cette notion ? 

Morgane Weill : Certaines activités économique, sans être "culturelles" à la base, se sont spécialisées ou mobilisées de telle manière qu'elles ont des liens d'interdépendance étroite avec les activités spécifiquement culturelles, notamment pour fabriquer les produits culturels ou pour les diffuser. Par exemple, une part du chiffre d'affaires des éditeurs de biens culturels industriels (livres, DVD, jeux vidéo) dépend de leur diffusion par les grandes surfaces généralistes et, symétriquement, les grandes surfaces ont besoin de ces biens culturels pour assurer une part de leur chiffre d'affaires. C'est la même chose pour la presse avec les producteurs spécialisés de papier journal ou encore pour le patrimoine architectural avec les entreprises spécialisées du BTP, etc. L'apport méthodologique du rapport consiste donc à mesurer la part "culturelle" de chacune de ces activités, qui est bien entendu différente d'un secteur à l'autre. Le total de ces activités "indirectement culturelles" est de 13,3 milliards d'euros

L'économiste Françoise Benhamou voit dans votre volonté d'élargir le champ de la culture – à la publicité, notamment – un risque de « dilution ». Que lui répondez-vous ?

Morgane Weill : Nous avons évidemment été confrontés à cette question du "périmètre" de la culture : chacun a sa vision, plus ou moins restrictive, de ce qu'est la culture. Le cas de la publicité est un bon exemple : culture ou pas culture ? Nous avons choisi de l'intégrer pour deux raisons. D'abord nous avons constaté que dans tous les travaux de délimitation du champ culturel effectués par ailleurs (par l'Unesco, Eurostat ou le DEPS, et dans les cadres statistiques nationaux des pays où il en existe), la publicité est prise en compte, et nous avons considéré qu'il était important que notre travail puisse s'y comparer. D'autre part, il ne fait pas de doute que la publicité est un élément important de l'environnement créatif (textes, images, sons) de chacun d'entre nous au quotidien. Mais nous n'avons retenu que l'activité de création publicitaire et non les activités liées à la diffusion des campagnes, aux régies publicitaires, etc. Nous avons eu une interrogation du même ordre pour les parcs à thèmes : mais là, nous avons finalement pris l'option de ne pas les intégrer dans le périmètre des activités "culturelles".

Le rapport relève un impact important des interventions des politiques publiques sur la croissance dans le secteur culturel... Comment fonctionne cet « écosystème culturel » ?

Serge Kancel : Pour schématiser, l'écosystème fonctionne de trois manières. Dans certains secteurs, l'Etat et les collectivités locales sont des "acteurs"  essentiels voire dominants : comparée à la production globale de ces secteurs, l'intervention de l'Etat représente un montant équivalant à 30 %. C'est le cas de l'enseignement culturel et de l'accès aux savoirs via les bibliothèques ou les services d'archive. On peut leur assimiler, s'agissant de l'offre télévisuelle, le poids que représentent l'audiovisuel public (financé par la redevance et par la compensation de l'absence de publicité) et la production audiovisuelle aidée via le CNC. Un deuxième écosystème est constitué de secteurs qui sont "impactés" par une intervention publique multiforme (subventions, crédits d'impôts, taxes affectées, etc.), sans être pour autant "structurés" par cette intervention, laquelle représente l'équivalent 5 à 7 % de la production : ce sont le cinéma, la presse, le spectacle vivant et la conservation des patrimoines. L'Etat et les autres collectivités publiques interviennent ici avant tout comme des incitateurs, des "accompagnateurs" et aussi, en tant que propriétaires de patrimoine, comme des clients des entreprises spécialisées du secteur. Enfin, certains secteurs ne font l'objet que d'une intervention publique qualitative à la marge, équivalant à moins d'1 % de la production : ce troisième écosystème regroupe les arts visuels, le livre, les industries de l'image et du son, ainsi que l'architecture, sans compter la publicité qui ne fait pas l'objet de dispositif de soutien en propre.

Si ses résultats sont impressionnants, le rapport relève une diminution de  la valeur ajoutée depuis 2005. Est-ce dû à de mauvaises conditions conjoncturelles ou à une nouvelle donne structurelle ?

Jérôme Itty : D'abord, il faut rappeler qu'il s'agit de valeur ajoutée. Globalement, le secteur de la culture n'est pas en régression, même si certains secteurs souffrent plus que d'autres : c'est sa part dans la richesse nationale qui est en recul. Le rapport note que la baisse de 0,3 points de cette part observée depuis 2005 peut s'expliquer par différents facteurs. Certains facteurs renvoient à des mutations culturelles ou économiques en profondeur comme la chute du lectorat de la presse et du livre, la remise en cause radicale par les consommateurs du modèle économique d'achat de musiques et de vidéo, ou l'effondrement des prix de certains équipements technologiques grand public. D'autres facteurs, d'ailleurs liés aux précédents, tiennent aux évolutions structurelles des flux et des marges économiques, au premier rang desquelles la captation d'une part croissante de la valeur par les grands acteurs mondiaux du numérique. Enfin, il y a, bien sûr, le contexte général de crise économique depuis 2008.

La ministre avait envisagé deux pistes où la marge de manœuvre semblait importante : le tourisme et l'international. Les résultats de l'enquête ont-ils corroboré cette analyse ?

Serge Kancel : Il ne fait pas de doute que le secteur du tourisme est un des principaux bénéficiaires de l'offre culturelle française... et vice-versa. Il suffit de rappeler les 9,2 millions de visiteurs qu'a reçus le Louvre l'an dernier. C'est encore plus vrai si on définit comme "culturelles" des activités comme le luxe, la mode ou la gastronomie, qui sont hautement attractives. Pour autant, la part de la culture dans les motivations des touristes reste complexe à mesurer avec précision, autrement qu'en extrapolant à partir de sondages de terrain. Une méthodologie permettant d'objectiver l'impact du "tourisme culturel" reste à forger.

Jérôme Itty : Pour l'international, le rapport montre que l'enjeu est très différent d'un secteur à l'autre. Pour des secteurs comme la mode ou comme les jeux vidéo, l'exportation est au cœur du modèle d'affaires : tout nouveau produit, toute nouvelle gamme un tant soit peu ambitieux se doivent d'intégrer une composante export forte. Pour le cinéma ou la production audiovisuelle, il existe un marché intérieur structuré qui suffit à donner des perspectives économiques aux projets, et l'exportation est une modalité "supplémentaire" de rentabilisation. Concernant le marché de l'art, l'analyse est encore différente : la France est fortement exportatrice d'œuvres et d'objets d'art, fidèle à sa réputation de "grenier" du monde ; mais ces exportations alimentent largement les ventes effectuées par les galeries et les auctioneers de Londres ou de New-York, ce qui contribue d'autant à l'affaiblissement de la "place" de Paris.

L'un des éléments les plus originaux du rapport est de démontrer, chiffres à l'appui, qu'il existe une « corrélation positive » entre implantation culturelle et développement socio-économique d'un territoire. Pouvez-vous développer ?

Morgane Weill :  Nous sommes partis de la réflexion en cours et des dispositifs d'analyse mis en place pour mesurer "l'effet Louvre-Lens", comme il y a eu un "effet Bilbao". Avec l'aide des DRAC, la mission a identifié 43 territoires ayant bénéficié d’implantations culturelles significatives (musées, festivals, etc.) au cours de la décennie dernière. En s'appuyant sur les données de l’Insee, la mission a ensuite, pour chacun d'entre eux, identifié à travers le pays les cinq bassins de vie "témoins" les plus proches sur les plans démographiques, géographiques et économiques, mais n'ayant pas, eux, bénéficié d'implantation culturelle notable sur cette même décennie. Et nous avons comparé l’évolution des bassins de vie et de leurs "témoins" à travers six variables socioéconomiques d’activité et d'attractivité. Le résultat est parlant : il y a bien corrélation entre l'implantation d'une manifestation ou d'un équipement culturels et le développement du territoire concerné, particulièrement marquée si l'on considère des critères d'attractivité comme la pression immobilière ou les créations d'entreprises. Toutefois nous nous en tenons à parler de corrélation car les facteurs de développement local sont trop nombreux et trop complexes pour parler à coup sûr de "causalité".

Serge Kancel est inspecteur général des affaires culturelles
 Jérôme Itty et Morgane Weill sont inspecteurs des finances

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