Pendant un demi-siècle, elle nous a enchanté avec ses danses, sa liberté, ses valeurs et ses engagements. Aujourd’hui, une nouvelle génération d’artistes se réclame de son héritage.

Grande artiste de music-hall, personnalité charismatique, Joséphine Baker a fasciné les plus grands : de Cocteau à Calder, en passant par Picabia, Cendrars, Simenon, Poiret, Colette ou Desnos, on ne compte plus ses admirateurs. Elle demeure aussi une inspiratrice pour de nombreux artistes, à commencer par les danseurs, chanteurs, performeurs ou metteurs en scène comme Vera Mantero, Mark Tompkins, Chantal Loïal, Fatou Sylla, Lisette Malidor, Marie-Claude Pietragalla, Rosemary Phillips ou  Jérôme Savary.

Aujourd’hui, une nouvelle génération redécouvre la richesse de sa personnalité artistique, mais aussi ses engagements en faveur de la justice et des minorités. C’est le cas de plusieurs auteurs de bande dessinées – Catel Muller et Jean-Louis Bocquet, Pénélope Bagieu ou Maran Hrachyan – qui ont été séduits par la sincérité de ses combats. C’est aussi le cas de la danseuse et chorégraphe Raphaëlle Delaunay, qui est partie sur les traces des origines de ses célèbres danses animalières. Leur point commun ? Tous ont quelque chose à dire de Joséphine.

Raphaëlle Delaunay : « Joséphine Baker est au carrefour de toutes les tendances contemporaines »

Parmi les danseurs et chorégraphes qui se sont intéressés à Joséphine Baker ces dernières années, Raphaëlle Delaunay est sans nul doute l’une des plus intéressantes. Interprète inspirée des plus grands chorégraphes, comme Pina Bausch, Jiri Kylian, Alain Platel ou Boris Charmatz, elle s’est livrée à un véritable travail de recherche-création, qui l’a conduite à donner à l’art chorégraphique de Joséphine Baker une valeur patrimoniale en inscrivant le lexique des gestes de la danseuse de la Revue nègre dans trois de ses créations personnelles (Bitter Sugar (2009), Ginger Jive (2009) et Chez Joséphine (2013)). Elle a ainsi redonné vie à ce patrimoine et en a fait l’objet d’une transmission précieuse, auprès de danseuses contemporaines, mais aussi de hip-hop. Elle espère pouvoir inscrire bientôt au programme de ses cours, qu’elle donne au Conservatoire national de danse de Paris, l’étude de cette école.

« Au début, raconte-elle, grâce à l’arrivée d’internet et de l’archivage accessible à tous, j’ai consulté des documents qui m’ont permis d’approfondir et de m’affranchir des clichés néocoloniaux. Joséphine Baker, à force d’être ramenée à un prétendu exotisme, est une artiste méconnue. Elle était une danseuse d’une très grande modernité, et j’ai décidé de retrouver par moi-même toute la richesse de son langage chorégraphique ».

Ce que je retiens d’elle, c’est sa puissance d’évocation, son espièglerie, sa modernité

« J’avoue que j’ai eu du mal à décrypter ses mouvements, les quelques images conservées n’en montrent que quelques-uns. Sans un travail parallèle pour interroger l’origine de ces danses, je n’y serais sans doute pas parvenue. C’est cette enquête d’historienne qui m’a conduite à trouver ce que ces danses révélaient de l’histoire de la diaspora noire : des danses animalières, nées en Afrique, passées aux Etats-Unis, perpétuées dans la rue, venues dans certaines revues du music-hall américain, que Joséphine Baker a popularisé en Europe. A Paris, en effet, on ne les avait jamais vues. Cette danse va entrer dans les salons européens sous forme édulcorée. En somme, c’est une histoire comprise dans celle du jazz, l’histoire d’une appropriation culturelle (au sens positif du terme !). Joséphine Baker arrive au bon moment : tout un courant d’artistes, comme les surréalistes, Picasso, s’intéresse à l’art nègre. C’est un engouement général. »

« Joséphine Baker était une grande artiste de music-hall. Elle se situe aujourd’hui aux confluences du cabaret, du burlesque, du hip-hop, de la performeuse in situ, et de l’humour. Sa silhouette est étonnante : d’une photographie à l’autre elle parait gironde ou élancée, comme une liane. Ce que je retiens d’elle, c’est sa puissance d’évocation, son espièglerie, sa modernité. Je sais bien que c’est un personnage clivant. Avec sa ceinture de bananes, en apparaissant nue dans une cage, elle aurait, selon certains, contribué à enraciner l’image de la femme noire ravalée au statut d’objet, exotique et sexuel. Seulement l’explosion créative dont elle a fait preuve au music-hall, mais aussi au cinéma et dans la chanson, renforce plutôt l’image d’une femme qui n’a peut-être pas toujours pu maîtriser son destin, mais qui en a repris le cours dès qu’elle l’a pu. La réduire à sa ceinture de bananes serait bien dommage ! Joséphine Baker a sans doute un côté obscur que j’ai tenté de traiter dans Chez Joséphine, mais c’est avant tout un personnage lumineux, solaire. Elle ouvre la marche à des personnalités comme Beyoncé. »

Danse d'ailleurs, chorégraphie de Raphaëlle Delaunay

Maran Hrachyan: « J’ai voulu représenter une femme exceptionnelle, artiste lumineuse et militante engagée »

A Angoulême, tout le monde l’appelle déjà « la fresque », tant cette illustration magnifique, réalisée par une jeune artiste, Maran Hrachyan, conquiert les promeneurs et les automobilistes. Imprimée sur une toile monumentale, posée sur un mur du Vaisseau Moëbius, le bâtiment principal de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, elle a été inaugurée la semaine dernière.

Cette affiche témoigne d’une maîtrise étonnante de la part d’une jeune dessinatrice qui vient à peine de finir sa scolarité à l’École Européenne Supérieure de l'Image (l'école supérieure d'art d'Angoulême, la seule en France à proposer une mention « bande dessinée » dans son cursus).

« Joséphine Baker, nous confie Maran Hrachyan, l’auteure de la fresque, était une grande artiste, mais aussi une femme exceptionnelle, une militante, engagée dans la Résistance. Comme artiste et comme personne, elle est tellement lumineuse, elle dégage tellement de gentillesse et de bonne humeur que je voulais à tous prix lui rester fidèle : représenter l’artiste de revue, pleine d’humour, avec des couleurs vives et des paillettes. Les plumes blanches de sa coiffe forment un cœur et le guépard, auprès d’elle, affiche un bon sourire, parce qu’il est son ami. Mais je voulais aussi montrer qu’elle avait su utiliser son statut de star pour participer activement à la Résistance. Ce n’était pas très facile, mais j’ai essayé. J’ai choisi de la représenter dans l’ombre, avec son uniforme de sous-lieutenant de l’armée de l’Air et ses décorations de la France libre. »

Joséphine Baker, cette femme déterminée, émancipée, engagée et courageuse, résonne pour les jeunes générations d'artistes

Le résultat est très réussi : les plans se succèdent comme un éventail et la lecture de l’image est à la mesure de ce qu’ont fait les plus grands affichistes. « Nous connaissions bien Maran Hrachyan, nous dit Pierre Lungheretti, le directeur général de la Cité internationale de la Bande Dessinée et de l’image, nous avions apprécié son talent dans le livre qu'elle a publié en 2020, en sortant de l’école, Patrick Dewaere : à part ça la vie est belle (éditions Glénat), qui lui vaut déjà un grand succès. Nous souhaitions confier ce projet à une jeune dessinatrice pour qu'elle puisse exprimer ce que Joséphine Baker représente pour elle et les femmes de sa génération. »

 « Beaucoup de jeunes auteurs, poursuit Pierre Lungheretti, sont sensibles aux valeurs incarnées par Joséphine Baker. Elle a fait l'objet d'une bande dessinée de Catel Muller et Jean-Louis Bocquet en 2016, et Pénélope Bagieu l'évoque parmi ses portraits de Culottées dans le premier tome publié en 2016 également. Joséphine Baker résonne beaucoup pour les jeunes générations d'artistes : elle est cette femme déterminée, émancipée, engagée et courageuse, qui a pris à bras-le-corps les combats de son époque pour l'égalité et la reconnaissance des droits des minorités. C'est un exemple magnifique.

« Afficher cette illustration à la Cité internationale de la BD, c’est dire que son combat est aussi le nôtre en tant qu'institution culturelle publique diffusant les valeurs de la République à travers notre action, que nous conduisons aussi bien dans nos opérations d'éducation artistique et culturelle que dans la parole que nous donnons aux artistes qui s'engagent sur ces valeurs. »

« J’ai été très honorée qu’on m’ait proposé ce travail, conclut Maran Hrachyan. Par certains côtés, Joséphine Baker me touche beaucoup. J’aurais aimé être son amie ! »