Le "Vocabulaire du développement durable" que publie le ministère de la Culture et de la Communication à l’occasion de la COP21 doit beaucoup à l’auteur de "L’Histoire du climat depuis l’an mil" et de "L’Histoire humaine et comparée du climat". Avec cette magistrale leçon d’histoire d'Emmanuel Le Roy Ladurie, se poursuit notre série sur le volet culturel de la Conférence climat (4/5).

Dans l’histoire du climat, il est un événement qui, en raison de la colère et de l’inquiétude qui le caractérisent, peut être rapproché des préoccupations actuelles, et notamment celles de la COP21, ce sont les émeutes de subsistance. Racontez-nous...

Les émeutes de subsistance ou food riots, très étudiées par les historiens français et anglais, sont une forme récurrente de la lutte des classes ou à tout le moins de l’agitation sociale. À une époque où les rendements du blé n’étaient pas aussi importants qu’aujourd’hui, une mauvaise récolte faisait automatiquement monter le prix du pain et si le phénomène persistait lors des récoltes suivantes, la crise sociale pouvait être majeure. Elle était particulièrement grave en période de guerre, moins en période de paix. Ainsi pendant les guerres de Louis XIV qui agressent le peuple et les classes moyennes en raison de la lourdeur de l’impôt, on assiste à une catastrophe famineuse. Sous la Guerre de Cent ans c’est encore pire, il y a une combinaison entre famine, guerre et peste, et on voit la population française passer de 20 à 10 voire 9 millions d’habitants. Au XVIIIe siècle, le prix du blé monte lentement, cela excite la production nationale, mais de temps en temps on a une pointe et des émeutes de subsistance. De ce point de vue, s’il serait simpliste de dire que les conditions météorologiques ont joué un rôle dans le déclenchement de la Révolution française, le climat, parmi quantité d’autres facteurs, a cependant pu avoir une certaine influence.

« Il y a une histoire du climat avant et après le réchauffement dû aux activités humaines »

Vous parlez du blé mais vous vous êtes aussi beaucoup intéressé aux vendanges.

C’est le grand météorologiste français Alfred Angot qui a le premier et très profondément étudié les dates de vendanges en France : si l’année est fraîche d’avril à septembre, l’excès de pluie, la sécheresse et le froid peuvent donner une mauvaise récolte. Je pense par exemple à l’hiver catastrophique de 1709, la température de janvier était tombée en moyenne à -4 degrés – cela signifie qu’il pouvait y avoir des pointes à -20, -30 degrés la nuit – la récolte a été détruite au tiers et il y a eu 600 000 morts. On peut donc dire que le climat a eu, dans notre histoire, un réel effet sur l’évolution de la société.

La littérature est une ressource précieuse pour l’histoire du climat.

C’est Mme de Sévigné, qui écrit à sa fille « Nous nous chauffons et vous aussi » ; nous sommes en juin 1675, elle est en Bretagne, sa fille en Provence, et l’été est pourri ; il n’a apparemment pas engendré de famines, mais il a été particulièrement remarqué par ces dames ; c’est Steinbeck qui, dans Les Raisins de la colère, décrit la chaleur et les sécheresses des années 1930 qui ont ruiné un certain nombre de fermiers américains et qui suit une famille de Okies – des fermiers de l’Oklahoma – victime de racisme au moment où elle arrive en Californie ; c’est Montesquieu qui ne s’est pas intéressé aux mauvaises récoltes – pourtant, c’est l’accident principal de la conjoncture d’autrefois ! – mais à l’influence du climat sur la civilisation avec des remarques que l’on qualifierait aujourd’hui de racistes, je pense au despotisme qui serait plus fréquent dans les pays chauds ; c’est Shakespeare qui, dans Le Songe d’une nuit d’été, évoque les émeutes de subsistance au plus près de la vie du peuple.

Le facteur climatique peut-il aussi expliquer les mouvements de population ?

Je n’ai pas analysé en profondeur le facteur migratoire, car j’ai surtout observé des phénomènes régionaux, en particulier à la campagne, mais une chose est certaine : en cas de crise de subsistance, au XVIIe siècle et même beaucoup plus tard, les mendiants se pressent autour des villes et on fait l’aumône aux gens de la ville, mais pas aux autres, on peut donc parler de migrations de proximité. Les premières études sur l’histoire du climat datent de 1900 et concernaient précisément les migrations. Dire que les Mongols, par exemple, quittaient l’Asie centrale parce qu’ils avaient trop chaud ou trop froid, c’est trop simpliste.

Aujourd’hui on songe à injecter du soufre dans l’atmosphère pour refroidir le climat, on mime ce qui se passe au niveau des éruptions volcaniques...

Cela se fera peut-être, mais ce n’est pas sérieux. Je suis un historien, pas un scientifique, et je peux me tromper, mais je crois que c’est assez dangereux, il ne faut pas jouer avec du soufre dans l’air. Ce projet mime en effet les effets des éruptions volcaniques. Celles-ci peuvent être dangereuses pour le climat, la plus célèbre est celle du volcan de Tambora en Indonésie en 1815, c’était une très grosse éruption, pire que celle du Krakatoa. Elle a enveloppé la planète d’un fin nuage de poussières qui a diminué le rayonnement solaire. Dans un certain nombre de pays, dont la France, l’insuffisance de la luminosité du soleil a entraîné une réduction de la récolte des céréales de l’ordre de 30 %. Cette crise céréalière a fait entre dix mille et trente mille morts.

Le Ministère de la Culture vient de publier un vocabulaire du développement durable, une distinction est faite entre « changement climatique » et « changement climatique anthropique », autrement dit entre une évolution du climat due à des facteurs naturels et une autre attribuée aux émissions de gaz à effet de serre engendrées par les activités humaines.

Il est évident qu’il existe un changement climatique avant et après le réchauffement dû au CO2. Avant : juste après la fin de l’empire romain, on constate une période un peu plus tiède de l’ordre de 0,5° en plus, puis survient le petit optimum médiéval, il s’agit d’une période de réchauffement à quoi se substituent à partir de 1250-1280 un léger rafraîchissement avec des poussées glaciaires, puis un petit âge glaciaire à partir de 1300 particulièrement visible à partir de 1560. Au XVIIIe siècle, la France se réchauffe un peu, cela porte sur quelques dixièmes de degré. Même chose au XIXe siècle, mais avec une petite culmination de fraîcheur vers 1848. Depuis 1855 le réchauffement très lent est en marche, il devient évident à partir de 1980, 1990. On notera que les émissions de CO2 ne sont pas forcément absentes de ces périodes anciennes, mais il ne s’agit pas du CO2 produit par le pétrole. Après, le réchauffement constaté sur la période récente est de l’ordre de +0,8 degré. Il est évident que la distribution générale de CO2 est inquiétante, pas pour ma génération, mais pour les suivantes. Mon petit-fils a lu récemment un article sur le sujet, il était épouvanté. En France, il y a un dédoublement de la personnalité : la majorité des gens est consciente qu’il y a un danger, mais ceux-ci ne renonceraient pas pour autant à leur voiture.  

Partagez-vous le sentiment du philosophe Dominique Bourg qui estime que, si le climat nous désarçonne autant, c’est parce que tous les paramètres du climat sont contre-intuitifs, parce que nos sens ne les repèrent pas ?

C’est tout à fait juste. J’écoute les prévisions météorologiques comme tout le monde, les présentateurs font souvent un éloge dithyrambique des épisodes de chaleur, c’est normal, mais la plage et le bikini ce n’est pas tout.

Comment l’histoire du climat est-elle perçue aujourd’hui, quel rapport historiens et scientifiques entretiennent-ils ?

Pendant des décennies, il était impossible de dire à un collègue historien que l’on s’intéressait à l’histoire du climat… Mais, la situation a évolué depuis, la discipline s’est finalement peu à peu imposée. Par ailleurs, si je suis personnellement convaincu du rôle joué par le CO2 dans le réchauffement, j’estime que l’on n’a pas à exiger de quelqu’un qui s’intéresse à l’histoire du climat qu’il partage cette conviction ; je veux pouvoir éventuellement côtoyer des climato-sceptiques de façon à ce qu’il y ait un débat assez large. Nous devons naturellement être très respectueux des scientifiques qui sont considérés avec raison comme les plus importants. De leur côté, les scientifiques admettent volontiers aujourd’hui que les historiens apportent leur pierre à l’édifice. Et c’est heureux, car les scientifiques ignorent souvent ce qui s’est passé avant le XIXe siècle et ne savent pas le latin, ce qui est tout à fait indispensable quand on étudie le XIIIe siècle...

"Vocabulaire du développement durable: mieux exprimer les enjeux du climat

Aujourd’hui, des expressions comme croissance verte, économie circulaire, maison à énergie positive ou sécurité alimentaire, sont entrées dans notre lexique usuel. Connaît-on pour autant la définition exacte de ces termes ? Les comprend-on avec toute la précision – et la rigueur – requises ? Publié par la délégation générale à la langue française et aux langues de France et accessible sur le site FranceTerme du ministère français de la Culture et de la Communication, un Vocabulaire du développement durable livre un éclairage précieux à l’heure de la COP21, en recensant 610 termes et définitions dont la plupart n’ont pas encore de désignation en français. « Cette action volontariste ne doit pas faire oublier que la langue, comme le climat, est d’abord la responsabilité des citoyens, qui ont des devoirs envers leur langue dès lors qu’ils l’ont reçue en héritage, soulignent Loïc Depecker, délégué général à la langue française et aux langues de France, et Adama Ouane, administrateur de l’Organisation internationale de la Francophonie. Faisons de notre planète comme de notre langue un trait d’union entre le passé et l’avenir, et de cet héritage, une promesse ».