estampe

La mélancolie

DURER Albrecht (dessinateur, graveur)

DURER : Nuremberg, 1471 ; Nuremberg, 1528 ; nationalité : Allemande

Allemagne

1er quart 16e siècle

1514

Dürer, en 1513 et 1514, cesse de peindre et de créer des xylographies pour s'adonner exclusivement à la gravure au burin. Parmi les treize oeuvres réalisées pendant ces deux années, figurent ses trois pièces les plus célèbres, appelées ses " Meisterstiche " ou cuivres magistraux : Le Chevalier, la Mort et le Diable (1513), Saint Jérôme dans sa cellule et Melancolia I (1514). Sans véritablement composer une trilogie, elles sont néanmoins considérées par les critiques autorisés, comme constituant un ensemble formel et spirituel irréfutable. Si Le Chevalier, la Mort et le Diable et Saint Jérôme dans sa cellule constituent deux facettes d'un même idéal, celui de se mettre au service de Dieu en s'inscrivant dans l'action ou en s'adonnant à la contemplation, la comparaison entre le Saint Jérôme et Melencolia I laisse éclater un changement d'univers et de langage. Les antagonismes se traduisent par une mise en compétition entre le Divin Créateur et la création humaine. Dürer, considérant ces deux gravures comme des pendants, tendait à les présenter ensemble aux collectionneurs. La figure de la Mélancolie, ailée et magnifiquement vêtue, est assise, quasi recroquevillée, sur une dalle de pierre près d'une construction. Coiffée sans grande recherche, elle appuie sa tête sur sa main gauche et, le bras droit posé sur un livre à fermoir, elle joue machinalement avec un compas en fixant le vide d'un regard sombre. A ses pieds, un chien hâve, dort en position foetale, tandis que, juché sur une meule, un angelot à l'air renfrogné écrit sur une petite tablette. De tels compagnons ne sont pas en mesure de réchauffer ces lieux solitaires près de la mer, à peine balayés par l'éclairage blême de la lune et d'une comète entourée d'un arc-en-ciel lunaire. A gauche de l'apparition stellaire se lit l'inscription " Melencolia I " sur un cartouche que tient une chauve-souris entre ses ailes déployées. Le singulier assemblage d'objets et d'outils disparates faisant référence à l'architecture ou à la charpenterie - un rabot, une scie, une règle, une pince, des clous, un gabarit à moulures, un marteau, un encrier -, et qui traînent à même le sol autour de la figure de la Mélancolie, cet assemblage donc, est à l'image de son psychisme tourmenté. Sur le mur de l'édifice, en revanche, sont accrochés, quasi alignés, une balance, un sablier et une cloche surmontant un carré " magique " de chiffres, selon l'expression de Panofsky (p. 246), alors que l'échelle posée contre le bâtiment, suggère l'état d'inachèvement de ce dernier. Il est intéressant de noter le lien existant entre les quatre objets suspendus au mur et les emblématiques sphère en bois tourné et polyèdre en pierre : il rappelle que les lois mathématiques sont indissociables de l'oeuvre d'un terrestre comme de celle du " Grand Architecte de l'Univers". L'oeuvre tout entière est d'ailleurs fondée sur un jeu de dissonances et de paradoxes qui, charpentant l'ensemble de la construction philosophique et graphique, aiguisent la fascination que cette icône n'a jamais cessé d'exercer sur le spectateur. La figure ailée tassée sur elle-même et engoncée dans un vêtement froissé tel un taffetas de soie, investit mal sa tenue raffinée puisqu'elle produit la même impression d'incurie que ses longs cheveux épars retenus par une couronne. De sa ceinture pendent des clés réunies par un ruban et une bourse, deux attributs révélant puissance et richesse, mais qui par leur aspect désordonné, désignent avant tout le désarroi de la propriétaire. Cette tendance conflictuelle se retrouve par ailleurs dans l'apparent désoeuvrement du personnage assis et dans l'extrême tension de son mental, perceptible à son regard obstinément fixe et grave. Aussi, eu égard aux diverses sensibilités des amateurs ou des historiens d'art, est-ce tantôt la grandeur, la richesse de cette créature ailée, tantôt son infortune de " génie tourmenté " - pour reprendre les termes de Panofsky (p. 245), qui ont été mis en exergue. Parmi les i nnombrables interprétations, ce sont précisément celles proposées par Panofsky, aidé par Fritz Saxl et Raymond Klibansky, qui ont offert l'(assise) exploration la plus solide, la plus subtilement étayée ; l'on serait tenté de dire qu'ils ont su véritablement allier l'esprit de finesse à l'esprit de géométrie. Ainsi, en Melencolia I se concentrent et se transforment deux grands courants de la tradition iconographique et littéraire : celui relatif à la Mélancolie, en tant que personnification de l'une des quatre humeurs, et celui de la Géométrie, personnification de l'un des sept arts libéraux. Avant Dürer, les représentations de la Mélancolie se trouvaient essentiellement dans les traités de médecine et les ouvrages populaires. L'être mélancolique était chargé des plus vils défauts, puisque d'après la théorie scolastique, des quatre, l'humeur mélancolique provoquée par un excès de bile noire, était considérée comme la pire et la plus redoutée, car menant le plus sûrement à la démence. Malchanceux, sinistre, avare, rancunier, lâche, endormi et surtout paresseux comptent parmi les traits négatifs traditionnellement attribués au mélancolique. Celui-ci est souvent figuré sombre et soutenant sa tête d'un poing fermé, tandis que de l'autre il serre la bourse pendue à la ceinture. Sa supposée paresse ou Acedia est traduite par un aspect indolent ou endormi. Or, malgré quelques traits extérieurs communs, la figure ailée de Dürer se distancie profondément de ses modèles. C'est l'activité mentale et cérébrale de la Mélancolie qui au contraire va figer l'énergie de cet être doté d'une intelligence et d'une imagination exceptionnelles ; d'où les instruments tout autour d'elle qui en sont le reflet. A ce premier grand courant de la tradition iconographique, vient se rajouter un second, celui concernant la personnification de la Géométrie, l'un des sept arts libéraux ou mécaniques, chacun étant d'ailleurs représenté par une figure féminine entouré des attributs de son activité. Parmi les images qui ont dû nourrir, selon Panofsky, l'icône de Dürer, la xylographie Typus Geometriae extraite de la Margarita philosophica de Gregor Reisch, (publiée en 1504 et en1508) réunit la majorité des objets apparaissant dans Melencolia I. Le livre, l'encrier et le compas relèvent de la géométrie pure ; le carré magique - ou mensa Jovis, dont la somme des chiffres de n'importe quelle ligne équivaut toujours à 33 -, ainsi que la cloche, le sablier et la balance font référence à la mesure de l'espace et du temps ; les instruments techniques - meule, rabot règle, gabarit, marteau... pincette et soufflet -, évoquant la géométrie appliquée, alors que le polyèdre en pierre se rapporte à la géométrie descriptive. Or, la figure de Dürer incarnant une Géométrie douée sur le plan intellectuel et technique, reste habitée par une mélancolie du créateur, soit selon l'expression de Panofsky, " une Melancholia artificialis ". En élevant le tempérament mélancolique au rang d'une force intellectuelle positive, Dürer paraît très imprégné de la philosophie néo-platonicienne, notamment du Florentin Marsile Ficin (1433-1499), l'un de ses plus éminents chantres, dont le traité De vita triplici avait été publié en allemand par Anton Koberger à Nuremberg en 1505. De sinistre, de morose ou de désespéré, le mélancolique devenait le bénéficiaire de la " fureur divine ", et à ce titre-là était doté d'une dimension hors du commun en ce qui concerne l'art et la philosophie. Aussi, découlant de ce courant de pensée, Saturne qui gouvernait le tempérament mélancolique, était-il considéré comme une planète positive, capable d'inspirer les êtres nés sous son influence, dans leur quête du sublime ou du subliminal. Les esprits géomètres, en revanche, conscients de ne pouvoir accéder au domaine de l'abstrait ou du sublime, étaient décrits comme souffrant d'un sentiment de finitude et d'une limitation spatio-temporelle. La Melencolia I fait référence à une échelle idéale de valeurs, dont Panofsky a trouvé la clé dans l'ouvrage de l'humaniste allemand Cornelius Agrippa von Nettesheim, De occulta philosophia, selon lequel Saturne gouvernerait trois sortes de génies ; La Mélancolie de Dürer, étant placée au premier échelon de ce classement, celui de la " mélancolie de l'artiste ". Elle appartient au monde du mesurable, du quantifiable, limité aussi dans sa perception de la métaphysique. Au travers de la Mélancolie, Dürer s'est mis à l'épreuve de sa propre impuissance, de sa finitude, en sondant dans cet " autoportrait spirituel ", la relativité du génie créatif. (Anny Claire Haus)

papier, burin

Hauteur de l'oeuvre en cm 24 ; Largeur de l'oeuvre en cm 18.5 ; Hauteur de la feuille en cm 24.5 ; Largeur de la feuille en cm 18.7

monogramme, date ; tampon ; titre ; inscription

monogramme, date : 1514/AD ; tampon du musée, derrière, marque circulaire : KUPFERSTICH SAMMLUNG STRASSBURG ; titre, devant en haut à gauche : sur la chauve-souris : MELENCOLIA I ; inscription manuscrite, Derrière au crayon : B 74 ; n° 1077 28.11.92 Mayer ; L.[...] 5/ 250 M. ; inscription manuscrite, derrière, au verso du passe-partout, angle inférieur droit, inscription au crayon : Boerner 1928 4500 Mk ; Gilhofer 1927 5 500 frs suisses.

figure (allégorie : mélancolie : femme, aile, assis ; chien, angelot, compas, livre, sphère, sablier, balance, cloche, échelle, rabot, scie, meule, pince, clou, outil, arc-en-ciel, chauve-souris, bourse, clef, lac, port)

Strasbourg ; cabinet des estampes et des dessins

Musée de France
au sens de la loi n°2002-5 du 4 janvier 2002

propriété de la commune ; ancien fonds ; Strasbourg ; cabinet des estampes et des dessins

date d'acquisition inconnue

Marchand d'art, GILHOFER, 1927, Lucerne ; Marchand d'art, BOERNER C. G., 1928

77.988.0.4 ; 77.R.2009.0064 (N° récolement) ; B 74

STRASBOURG, Europe des Esprits, 2011
STRASBOURG, Attraits subtils, 2007-2008 (Palais Rohan, galerie Heitz)

cat. expo STRASBOURG, Attraits subtils, 2008 (p. 112-113)
Mélancolie, génie et folie en Occident, dir. Jean Clair, Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 10 octobre 2005-16 janvier 2006, Berlin, Neue Nationalgalerie, 17 février-7 mai 2006, Paris, RMN/Gallimard, 2005 (Peter Klaus Schuster, in cat. exp. Paris 2005-2006, p. 90-105.)
SCHOCH, et al., Dürer Drückgraphische Werk, 2001 (Schoch, Mende, Scherbaum, 2001, tome I, p.179-185, n° 71, ill. ;)
catalogue établi par Sophie Renouard de Bussiere (p. 247-250, n° 196, ill.)
KILBANSKY et al., Saturne et la mélancolie, 1989
PANOFSKY Erwin, Albrecht Dürer, 1987 (p. 245-265 ; K; )
MEDER, J., Dürer-Katalog, 1932 (n°75)
Adam BARTSCH, Le Peintre graveur, Leipzig, 1866-1876 20, in 12° (n°74)

© Strasbourg ; cabinet des estampes et des dessins, © Service des musées de France, 2013

© BERTOLA

Renseignements sur le musée

00130068185