Historique
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Annette Roussel survient dans la peinture de Vuillard dès sa naissance en 1898, au sein d'un environnement familial dont les tensions sont rendues palpables dans Le Déjeuner en famille (Cogeval-Salomon VII-36) peint quelques semaines plus tard. Annette et Jacques, son cadet de deux ans, sont les enfants de Marie, la soeur de l'artiste, et de Kerr-Xavier Roussel, avec lequel il s'est lié d'amitié au Lycée Condorcet. En ces années de formation, il a également rencontré deux personnages emblématiques de son parcours, Maurice Denis, l'un des premiers nabis initiés par le message du Talisman de Gauguin et Sérusier en 1888, et Aurélien Lugné-Poe, co-fondateur du Théâtre de L'Oeuvre en 1893. L'apparition d'Annette marque un tournant majeur dans l'existence et l'art de Vuillard. Tendre et attentif, son regard quasi paternel restitue l'enfance de sa nièce, inaugurant, après Maurice Denis, le thème de la maternité. Il excelle à rassembler les séquences d'un album, ses Premiers pas, (Dallas Museum of Art, Dallas (Texas), gift of the Estate of Mrs Barron Kidd, 1994-220), La Soupe d'Annette (1900, Musée de l'Annonciade, Saint-Tropez, 1955.1.26. C-S VII-122), Femme jouant avec un enfant (Collection particulière. Etats-Unis. C-S. VII-54) A la même époque, acquis dès 1897, l'appareil photographique accompagne le changement d'orientation de la peinture de Vuillard. Dans les scènes d'intérieur, ces huis clos des années 1890, qualifiées d' " intimistes " par Gustave Geffroy, les acteurs du quotidien sont épinglés dans une dramaturgie qui parfois superpose leurs péripéties relationnelles et l'expérience du théâtre avant-gardiste dont Vuillard imagine les décors pour les pièces de Maeterlinck, Ibsen, Strinberg. Ces espaces saturés de sens le sont aussi de signes décoratifs qui envahissent les plans colorés, niant peu à peu toute profondeur. La photographie " lui a permis de conjurer son goût originel pour les intérieurs étouffants, et les mises en scène expressionnistes de 1892-1897 les photographies restituent la profondeur de champs, les saveurs et les parfums de l'instant. " (1) L'ensemble des 1750 photographies conservées dans son fonds d'atelier sont les témoins intuitifs des" villégiatures " chez Misia et Thadée Natanson, les Roussel ou les Hessel, des " aide-mémoire " au même titre que son journal qui dans un style télégraphique a fixé ses observations quotidiennes de 1888 à 1940. (2) Alors que Maurice Denis composait avec soin ses images, Vuillard, comme Bonnard, leur attribue une dimension plus intime et familiale, tirant lui-même ses clichés ou confiant à sa mère la surveillance du virage près de la fenêtre. Jacques Salomon s'intéresse très tôt avec Annette Vaillant aux instantanés de " Vuillard le taciturne " : " Parfois, tout en causant, Vuillard se dirigeait vers son Kodak, l'appuyait sur un meuble, voire un dossier de chaise sans se soucier du viseur, au jugé, l'objectif simplement dans la direction de la scène qu'il voulait capter, et après un bref avertissement 'une seconde voulez-vous', on entendait le clic-clac de la pose. " (3) Enfants lisant, provient d'un carton d'études qui rassemble neuf esquisses datant de 1906. Le portrait de Mme Vuillard ainsi que celui des enfants partagent cet espace commun avec modèles, fleurs, natures mortes, paysage. Acquise de l'artiste par les frères Bernheim en 1907, cette " série de tableaux en un seul " sera ensuite coupée en neuf cartons par Gaston Migeon, avant 1931, date d'entrée dans la collection Senn. Un cliché photographique de la même année ( Madame Vuillard, Annette et Jacques Roussel rue de la Tour), saisit Jacques Roussel, en costume d'écolier noir au col blanc, et Annette, devant la fenêtre. La présence bienveillante de Mme Vuillard rappelle son rôle dans la vie de son fils, "sa vraie muse", qui vécut avec lui jusqu'à sa mort, en 1928. Le tableau du Kunsthaus Zürich, Annette et Jacques Roussel faisant leurs devoirs (C-S VII-449) restitue la scène, resserre le cadrage sur le s enfants, le fouillis sur la table très vuillardienne recouverte d'un tapis à fleurs rouges, le regard direct de Jacques tourné vers le spectateur (le photographe), Annette restant noyée dans l'ombre. La pochade de la collection est sans doute simultanée, à quelques jours près. Echappant au décor de la pièce, elle reçoit la même lumière directe émanant de la fenêtre à droite. Jacques s'est détourné, appuyé sur sa main et absorbé dans sa lecture, et Annette surgit en pleine lumière. D'un visage à peine suggéré, à gauche, de l'orange vif du vêtement de Jacques, le peintre précise progressivement la description, condense la matière et précipite les fulgurances de pourpre, de vert et de bleu violet, comme un écrin sous le visage d'Annette. La surface du carton réapparaît comme un espace signifiant qui dépasse une simple esquisse. L'air circule et l'ombre portée sur le cadre de la fenêtre, le clair obscur, les vibrantes touches de lumière sur les mains, les visages, les pages du livre et le col blanc de Jacques transmettent ce sentiment de permanence que le souvenir peut générer. Au même moment, ces portraits d'une personne absorbée dans la lecture ou la méditation apparaissent dans la peinture e Bonnard. En 1910, il peindra Annette sur la Plage de Villerville (Collection particulière, C.S. VIII.393), étayant ses dessins préparatoires d'une série de photographies. Au cours de ces années charnières, à la suite de Valloton, apparenté aux frères Bernheim, puis de Maurice Denis, l'artiste fréquente de nouveaux milieux, une bourgeoisie cossue et cultivée, mécènes qui multiplient les commandes comme les Panneaux Vaquez, chef-d'ouvre de sa peinture décorative ou les panneaux dits L'album réalisés pour le fondateur de la Revue blanche Thadée Natanson. (Michèle Blanchard) (1) Guy Cogeval in Vuillard, catalogue des expositions de Montréal, Paris, Londres 2003 (2) Salomon et Vaillant 1963 p. 23 (3) Ibid p. 14
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